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Classiques Garnier

[Introduction à la première partie]

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Si beaucoup dœuvres de romancières, au xviie siècle, évoquent de façon topique des thèmes ou situations en lien avec le destin des femmes (contraintes matrimoniales, conception de lamour, rêve de retraite, relation conjugale), la lecture de lœuvre de Mme de Murat fait apparaître que la question féminine est non seulement une thématique dominante mais quelle constitue aussi un programme jamais achevé, annoncé dès le début des Mémoires sous-titrés « La Défense des Dames », et poursuivi dun récit à lautre. Cependant, il ne sagit pas pour la comtesse, semble-t-il, de sinscrire dans la « controverse des sexes » en faisant linventaire des qualités des femmes1, ou en proposant une argumentation sur légalité des sexes à la manière de Poullain de La Barre2. De façon plus complexe, elle juxtapose, au fil des pages, différentes formes décriture donnant lieu à un ensemble apparemment composite, comme le révèlent la diversité générique et celle des tonalités. Comment comprendre alors larticulation entre la force du propos tel quil apparaît au fil des pages et la variété de lœuvre ?

Il est possible de lire et relire lœuvre de Mme de Murat à la lumière du projet de défense des femmes énoncé au début des Mémoires, et de se demander dans quelle mesure on peut considérer lensemble comme un discours au féminin, tant du point de vue des énoncés que de lénonciation. Mais si la défense des femmes peut constituer un facteur dunité pour cette œuvre variée, son caractère polymorphe et la profusion de son écriture ne sont-ils pas à mettre également au compte de ce projet ? La défense des femmes serait alors la clé de voûte de lœuvre tout en étant le moteur dune écriture ne cessant de sauto-générer.

Dans cette perspective, nous verrons tout dabord que si les visées apologétique et moraliste de lœuvre révèlent une perspective argumentative explicite, elles entraînent aussi une inflexion des genres pour une meilleure adéquation de lécriture au projet de défense des femmes. Puis nous évoquerons la puissance dinvention dont fait preuve 52la comtesse en quête dune relation à autrui qui serait idéale. Cest en effet un foisonnement étonnant de scénarios quelle propose, dans un esprit de combat, pour remettre en cause le rapport de force entre les sexes. Par ailleurs, nous observerons les contours du je écrivant, afin de repérer les signes éventuels de lémergence dune conscience féminine. Nous nous interrogerons notamment, par le biais des marques du singulier et du pluriel, sur la multiplication des personnages féminins et sur la réitération des situations. Il sera temps alors de prêter attention au questionnement que la comtesse elle-même émet sur ce discours au féminin, travaillé par de nombreuses tensions qui apparaissent à nouveau comme autant doccasions de redoubler le propos. Nous tenterons ainsi de montrer que les grandes caractéristiques du discours au féminin que Mme de Murat adresse au lecteur sont aussi à lorigine dune écriture inventive marquée par lamplification et lexpansion.

1 Sur les principaux arguments de la querelle des sexes repris par les ouvrages féminins, voir C. H. Winn, op. cit., p. 11-17, et L. Timmermans, op. cit., « Les traditions féministes : les apologies de la supériorité féminine et leur influence », p. 246-272.

2 Voir supra note 1 p. 36.