« Haud facile emergunt quorum virtutibus obstat res angusta domi »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Louis Janmot
2019 – 9, Tome I. Correspondance artistique (1826-1873) - Pages : 7 à 17
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Lire et voir, n° 5
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406096887
- ISBN : 978-2-406-09688-7
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09688-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/11/2019
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français
« Haud facile emergunt
quorum virtutibus obstat
res angusta domi1 »
Si l’histoire se souvient encore aujourd’hui du peintre Louis Janmot (1814-1892), disciple rebelle d’Ingres, c’est essentiellement pour sa virtuosité picturale et l’audace de ses propositions esthétiques profanes (quoiqu’empreintes de mysticisme), que l’on pense à sa Fleur des champs dont Théophile Gautier célèbre le « charme indéfinissable2 » ou son étrange Autoportrait de 1832 à la postérité encore aujourd’hui grandissante. L’œuvre la plus énigmatique a cependant un caractère sacré : il s’agit de l’ambitieux Poème de l’âme, dont la composition s’est étalée de 1835 à 1881. Ce cycle, à la fois picturale et littéraire, n’a pas d’équivalent dans la France du xixe siècle ; composé de dix-huit tableaux et de seize dessins au fusain accompagnés par un poème de deux mille huit cent vers écrits par l’artiste, ce Poème de l’âme rappelle plus les ambitions de William Blake ou même Wagner que la peinture académique des ateliers parisiens.
Si donc l’histoire se souvient de Louis Janmot, ce n’est pas pour ses engagements religieux peu conventionnels et ses écrits, ses propos esthétiques et théoriques. Ce n’est pas non plus pour son implication dans divers cercles militants, que ce soit pour l’avènement d’un « socialisme évangélique3 », comme le nomme l’historien Franck Paul Bowman, ou pour un libéralisme chrétien mâtiné de royalisme au cours du xixe siècle ; deux tendances que notre époque a bien du mal à penser ensemble, et dont l’apparente contradiction trouve quelques dépassements dans la présente 8correspondance. « Vae victis » est-il coutume de rappeler lorsque l’on évoque ces courants de pensée marginalisés par l’historiographie : Louis Janmot ne fut en effet d’aucun des combats qui forgèrent l’opposition binaire qui sert souvent de grille de lecture à la modernité, à savoir celle qui renvoie dos à dos le socialisme et le communisme athée avec leurs diverses incarnations politiques, et l’impérialisme capitaliste et libéral, opposition qui trouvera son « stade suprême » dans « l’âge des extrêmes » et ses guerres décrits par l’historien Eric Hobsbawm4. Le monde de Louis Janmot est au contraire un monde de conciliations idéalistes, qui fut dépassé par ces grands mouvements, et qu’il nous semble d’autant plus intéressant de re-convoquer en ce qu’il survit à sa manière encore aujourd’hui, « magnifié dans ce qui le dépasse5 », pourrait-on dire en s’inspirant de la philosophie hégélienne que Janmot tenait en haute estime. Ainsi l’œuvre du peintre survit, et il nous semble, à la suite de Sainte-Beuve, que celle-ci ne peut être bien comprise qu’à la lumière « du reste de l’homme et de l’organisation » : « Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient les plus étrangères à la nature de ses écrits : Que pensait-il de la religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes, sur l’article de l’argent ? Était-il riche, pauvre ; quel était son régime, sa manière de vivre journalière ? Quel était son vice ou son faible6 ? » À ces questions, et à un certain nombre d’autres, la correspondance qui suit apportera des réponses en nous plongeant au cœur d’un système religieux et esthétique en construction, balloté par l’histoire.
Né à Lyon en 1814, Louis Janmot fait partie de la première génération à grandir dans la France révolutionnée : pour celle-ci, la liberté n’est pas un horizon mais un nouveau « donné » à actualiser et à entretenir malgré les velléités contradictoires des partis en place. Sur le plan personnel, la douleur domine pourtant : le jeune Louis Janmot, déjà profondément marqué par la Révolution qui a meurtri sa famille, est très touché par 9les décès précoces de ses frère et sœur, morts respectivement en 1823 et 1829, ce dont la correspondance connue ne témoigne pas. Elle prend au contraire acte de la rencontre, au collège royal de Lyon, avec Frédéric Ozanam et d’autres disciples de l’abbé Noirot, le professeur de philosophie de Louis Janmot. La plupart des futurs acteurs du renouveau religieux à Lyon au xixe siècle sont déjà là : les Brac de la Perrière, Alday, Flandrin, Chaurand, le peintre Ravier… Tous ceux qu’à Paris Frédéric Ozanam appellera ensuite la « colonie Lyonnaise » de la rue de Buci7, que Janmot rejoint à la fin l’année 1832 afin d’étudier la peinture avec Ingres et Orsel. Le jeune homme n’est cependant peut-être pas autant préoccupé par les formes que par les idées : comme son ami Ozanam, il s’engage résolument dans une tentative de régénération du catholicisme dont la correspondance garde les traces vivantes. C’est à Rome que ces lignes programmatiques de Frédéric Ozanam trouvent le peintre : « Il y a beaucoup d’hommes qui ont trop et qui veulent avoir encore ; il y en a beaucoup plus d’autres qui n’ont pas assez, qui n’ont rien, et qui veulent prendre si on ne leur donne pas. Entre ces deux classes d’hommes une lutte se prépare, et cette lutte menace d’être terrible : d’un côté la puissance de l’or, de l’autre la puissance du désespoir8. » La jeunesse exaltée, prête à bouleverser le vieil ordre, se confie. Frédéric Ozanam multiplie les actions de charité : depuis les années 1830, il se situe dans le courant initié par Lamennais qui voit dans les principes révolutionnaires de Liberté, Égalité et Fraternité une traduction moderne du message évangélique. Lamennais avait en effet renoncé à ses fonctions ecclésiastiques en 1833 et publié l’année suivante Paroles d’un croyant, qui fut condamné par le pape Grégoire XVI mais acclamé par ses contemporains libéraux. Pour ceux-ci, il faut transformer cette Église qui défend davantage les princes que le peuple. Louis Janmot, quant à lui, travaille à son Poème de l’âme9 : comme Ozanam, il s’engage pour rendre effectives ces idées dans un domaine qui est le sien, l’art où se mêle peinture, dessin et écriture.
À la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle se forment ainsi les courants chrétiens sociaux et libéraux en réaction à la Révolution de 101789 et aux nouvelles positions contre-révolutionnaires de l’Église catholique romaine10. L’industrialisation entraîne de plus un certain nombre de personnalités à contester le capitalisme sur une base théologique (rejetant le matérialisme) et pratique (en dénonçant les conséquences du capitalisme sur la condition ouvrière). Les grandes figures du mouvement sont alors Lamennais, Montalembert et Lacordaire, mais aussi Monseigneur Dupanloup et Frédéric Ozanam, qui sera béatifié en 1997. Le mouvement n’est cependant jamais unifié. Dans les années 1820-1830, les courants chrétiens sociaux et libéraux tendent, dans une cohérence fluctuante, à s’opposer aussi bien au libéralisme politique qu’au libéralisme économique11, mais aussi au socialisme politique12. En France, la position la plus avancée du mouvement est représentée par Félicité de Lamennais (qui accepte l’héritage de 1789 et sera élu député en 1848) et la revue L’Avenir (fondée en 1830 avec Henri Lacordaire, dont Janmot fera le portrait, et le comte de Montalembert, ami du peintre) condamnée par le Pape en 1832 à travers l’encyclique Mirari vos. Le relais est alors pris par la revue L’Ère nouvelle, de l’abbé Maret, Frédéric Ozanam (qui a fondé de la Société de Saint-Vincent-de-Paul en 183313, à laquelle Louis Janmot participe activement) et toujours Lacordaire, revue qui réclame une prise en compte de la misère sociale. Ils établissent une doctrine catholique sociale et libérale, incarnation d’un traditionalisme en évolution, récusant l’union du « trône et de l’autel », pour laquelle la charité doit s’appuyer sur des réformes de fond intégrant l’humanisme chrétien au cœur du monde du travail, afin de résoudre le problème social.
En 1847 et 1848, Janmot publie quant à lui divers textes dans la Gazette de Lyon et L’Avenir, des textes à charge, dirigés contre les rois et les tribuns, plaidant pour la démocratie14. La correspondance ne garde que peu de traces de ces entreprises. Quelques grands moments de la vie du peintre ne sont, dans les pages qui suivent, qu’esquissés : peu de lettres ont été retrouvées de l’année 1845, pendant laquelle Janmot, malade, rend visite au curé d’Ars et assiste à la rencontre entre Lacordaire et le 11Curé15. La révolution de 1848, qui fit prendre à Janmot quelque distance par rapport à ses idées démocratiques, n’est aussi que peu évoquée. Le peintre avait pourtant intégré la Garde Nationale comme membre de la Compagnie des voltigeurs du Collège et avait participé à la « nuit des Voraces16 ». Il fut impliqué dans le sauvetage, au pied du pont de la Guillotière, avec quelques autres Gardes Nationaux, d’un capitaine de navire et de son mécanicien des mains des Voraces, prétendants qu’on avait trouvé trois curés dans leur bateau17. La correspondance de Louis Janmot, évitant tout effet spectaculaire, nous force donc à comprendre la dynamique contradictoire des engagements du peintre et de ses proches, de plus en plus méfiants du peuple « abandonné à ses passions18 ».
Aux utopies du début du siècle répondent bientôt les désillusions nourries par les palinodies du progrès, et la correspondance s’enrichit des doutes et prises de distance des protagonistes par rapport aux forces politiques en place. À partir de 1848, l’amitié entre Louis Janmot et l’écrivain royaliste Victor de Laprade ne cesse de grandir, et les années 1850 verront se multiplier leurs échanges concernant l’art, la littérature, la vie politique et les niaiseries de l’époque qu’ils abhorrent. Chacun semble voir dans l’autre un confident et un frère d’armes pris dans la même ambition esthétique, celle de proposer un art philosophique chrétien capable de battre en brèche les lectures passéistes du dogme et la liquidation de la spiritualité par un progrès anarchique. Janmot vitupère contre « ces saints de confiseur, gélatineux et sucrés, dont sont remplis les vitrines de marchands de bons dieux et les petits livres de petite dévotion des petits abbés19 », tandis que Laprade, avec l’énergie du désespoir, dénonce l’inévitable changement : « dans 30 ans d’ici, la musique, la peinture, la poésie seront exécutées avec grand succès par des machines à vapeur ou 12à moteur électrique20 ». Un certain donquichottisme est à l’œuvre dans ces échanges, que Laprade ne nie pas : « Chacun dans notre genre nous avons pris notre siècle à rebours. Nous avons cherché à lui faire aimer des choses qu’il est condamné à haïr, comme le diable aime le Bon Dieu21 ». Le propos entre les deux amis sait aussi se faire plus léger, lorsque sont abordées les questions sentimentales par exemple. Notre correspondance garde quelques traces des amours de Louis Janmot, cependant bien peu représentatives de la quarantaine de tentatives matrimoniales dont parle Élisabeth Hardouin-Fugier dans sa biographie du peintre22, tentatives qui ont en leur temps construit une véritable « légende rose » autour de Janmot. Une lettre de Victor de Laprade23 évoque ainsi des projets de mariage en 1850 avec la sœur, puis la belle-sœur, et à nouveau la sœur du philosophe Blanc de Saint-Bonnet24, grand ami de Laprade. Ces revirements conduisirent du reste à la rupture de Janmot avec Blanc de Saint-Bonnet. En 1854, Laprade lui présente tout de même l’artiste Paul Chenavard, grande figure de l’art philosophique, aussi partisan d’une peinture humanitaire et civilisatrice25, avec lequel l’auteur du Poème de l’âme va partager ses vues sur l’évolution de l’art de son temps.
Ce que la correspondance retrace par-dessus tout, c’est la vie quotidienne du peintre au fil des années, luttant pour assurer la continuité de son action. Atelier inconfortable, manque d’argent, manque de fournitures, manque de commandes bien sûr : Janmot n’épargne que peu de détails à ses intimes. Malgré quelques succès, le peintre n’a pas la vie facile, et même dans les moments de reconnaissance, l’inquiétude ne cesse pas : le « succès fulgurant26 » attendu pour le Poème de l’âme n’arrive jamais, pas même pendant l’exposition universelle de 1855, pendant laquelle la série est exposée dans son intégralité, grâce à l’appui de Delacroix27. Janmot tombe malade28, il est tellement affaibli qu’il reçoit l’extrême 13onction. Son rétablissement marque le début d’une embellie : marié depuis 1856, professeur à l’école des Beaux-Arts de Lyon, peintre pour un décor de l’Hôtel de ville de Lyon29, il projette en 1861 de se réinstaller à Paris. L’indifférence lyonnaise à son art lui pèse : « le seul moyen de me défendre à Lyon, est d’avoir une œuvre qui parle pour moi à Paris » écrit-il à l’architecte Baltard30. Ne pouvant se satisfaire de ses succès provinciaux, Janmot renoue à Paris avec une vie précaire, allant de déménagements en déménagements alors que les commandes se font rares. Son ami Laprade se veut alors lucide : « Jamais nous n’aurons, ni l’un, ni l’autre, un talent marchand. Vous êtes aussi incapable de faire un vaudeville avec le pinceau que moi avec la plume. Paris nous ruinerait l’un et l’autre au lieu de nous enrichir. Je regrette profondément que Lyon n’ait pu être le lieu de votre retraite, comme il est de la mienne par la force des choses31. » Le peintre tire tout de même quelques subsides de son atelier, qui acquiert un certain renom. Une des élèves est au centre de l’attention : Berthe d’Alton Shée, que l’histoire retiendra sous le nom de Berthe de Rayssac, dont le salon littéraire, artistique et musical devient l’épicentre de la mondanité artiste catholique dans les années 1860-1880 à Paris32. Janmot caresse l’espoir d’une commande pour un décor à l’église Saint-Augustin, mais la chose ne se fait pas et c’est à Saint-Étienne-du-Mont que le peintre travaille en 186433. La commande est moins prestigieuse, mais rémunératrice, ce qui ne le console guère. L’abondante correspondance avec le comte de Nieuwerkerke, directeur général des Musées et intendant des Beaux-Arts de la maison de l’Empereur, témoigne de la quête permanente de nouvelles commandes et d’une inquiétude constante. Laprade, comme toujours, peine à se montrer rassurant : « Vous n’êtes pas né pour gagner de l’argent, vous n’êtes même pas né pour avoir le droit de vivre en 1864. […] Vous prenez l’art au sérieux, vous êtes un honnête homme, 14vous êtes perdu34. » La distance ironique que savent prendre les deux hommes concernant le culte de la réussite ne manque pas de piquant. Malgré une exposition en Belgique et le traditionnel Salon annuel, la fin des années 1860 ne sera guère clémente pour Louis Janmot : son maître Ingres meurt en 1867 et le manque de moyens l’accable depuis la naissance de Norbert Janmot en 1867, qui porte le nombre de petites bouches à nourrir à cinq. « Le res angusta domi m’écrase » écrit l’artiste, « et ne me laisse pas du tout la faculté de cultiver cet art platonique et non rémunéré, auquel j’ai été si fidèle jusqu’ici, plus que jamais retiré et oublié de tout, n’ayant absolument rien à faire depuis un an et ne voyant absolument rien du tout en perspective35 ». Malgré quelques ventes de tableaux, il vit ces années-là un véritable divorce avec son époque qu’il confie à son confrère et ami Chenavard : « les pantalonnades des peintres, nos confrères, se multiplient de plus belle profusion, prostitution de talent, infécondité malsaine et monotonie dans le résultat, tout bigarré qu’il soit. Paysage à droite, à gauche, en bas, par côté, matin, soir, midi, femme en profil au fond en raccourci couchée, assise, levée. Assaut d’enseignes et de rubans, émotion, sincérité, foi à peu près nulle part. Car il y en aurait si peu de capables de les trouver là où elles pourraient être si elles étaient36. » L’artiste doit se résoudre de tester sur ses propres murs un nouveau ciment qu’il a mis au point pour ses fresques37.
L’année 1870 marque quant à elle l’enfoncement dans une période particulièrement sombre. Le 8 août, la peintre perd sa femme Léonie38 et autour du 20 août, les menaces d’invasion devenant de plus en plus probables, il envoie toute sa famille, ses sept enfants avec leur nourrice et leurs grands-parents, à Alger39. Désœuvré, il met ses tableaux en sûreté à Paris et fuit vers Lyon avant de rejoindre sa famille en Afrique du nord. Il retrouve Paris en ruine en juin 1871. Sa maison de Bagneux, quoiqu’inhabitable, est encore debout, ses tableaux sont sauvés, mais le voilà de nouveau seul, pauvre et désarmé face à une époque dans laquelle 15il ne s’est jamais aussi peu reconnu. Il se décrit désormais comme « bon monarchiste40 » et sa rancœur aboutira à la présentation du tableau In hoc signo vinces41 au salon de Paris de 1872, tableau dans lequel la Démagogie et le Despotisme allégorisés sont submergés par un fleuve de sang, tandis que la France, au sol, est relevée par la Religion et la Justice. Dans le haut du tableau, Dieu le Père, entouré d’anges, bénit la France et ceux qui sont morts pour elle durant la Commune et la guerre42. Le royalisme trop apparent du tableau rendra son acquisition impossible par les musées, et c’est finalement le comte de Chambord qui en sera l’acheteur. Janmot n’a cependant plus de véritable idéal politique. En 1873, le moment royaliste semble avoir pris fin : c’est désormais le « brave » Mac Mahon, « appelé à régénérer, par sa loyale et sévère influence, notre malheureux pays43 », qui trouve son assentiment, sans nourrir de folles illusions : son royaume n’est pas de ce monde.
Le lien étroit qu’entretiennent, les questions artistiques et politiques nourrissent un désespoir croissant sur la question picturale. Pour le peintre, irrémédiablement, « la grande peinture, la peinture historique et traditionnelle, est frappée de mort » car l’on ne peut « échapper aux circonstances fatales de notre milieu et de notre temps44 ». Louis Janmot, délaissant ses pinceaux, prend le temps d’écrire, à tel point que la peinture lui est bientôt « devenue étrangère45 ». Avec le soutien de Victor de Laprade, qui voit en lui un véritable écrivain46, il prépare ce qui deviendra en 1887 l’ouvrage Opinions d’un artiste sur l’art47, recueil de textes théoriques sur la peinture de son temps. Il a cependant besoin de commandes pour vivre. En 1873, Charles Blanc obtient heureusement pour lui des travaux de copie en Italie. L’artiste, peu enthousiaste dans un premier temps, part relever au musée de Naples trois fresques 16trouvées à Pompéi, pendant l’été 187348. Ces commandes sont plus que nécessaires : Janmot s’est endetté, notamment auprès de Chenavard, pour rendre sa maison de Bagneux de nouveau habitable, et sa famille éparpillée lui coûte beaucoup d’argent au quotidien. C’est un des tristes fils rouges de cette correspondance : la res angusta domi est toujours une source d’angoisse pour l’artiste et contraint sans cesse sa création. « Ma position est une de celles où un homme se loge une balle dans la tête49 », écrit-il en 1871. La rancœur qu’il nourrit à l’égard des contemporains qui le laissent dans cette situation s’exprime avec plus de véhémence au fil des années : « dans toute la catholicité il n’y a pas assez de bonne volonté ni de capitaux pour me donner pour cinq centimes de commandes50 », lit-on en 1876. Il laisse sa colère se déverser dans une lettre à sa confidente, Amélie Ozanam : « Peintres, évêques, particuliers, laïques, municipalités des bonnes villes de Lyon ou de Paris, tous chiens et triples chiens, dont je n’ai jamais entendu que les grognemens ou subi le mépris. Je le leur rends au centuple pour être quitte51 ». L’aigreur domine les premières années de la Troisième République, même s’il est vrai que Louis Janmot aime à entretenir son image d’artiste incompris et voit aussi dans cette souffrance (et le travail) une voie vers le salut. Paul Brac de la Perrière écrivait malicieusement à son propos : « ce serait un bonheur pour lui que d’avoir un vrai malheur52 », et il est vrai que certaines de ses plaintes alarmistes concernant ses revenus et l’état de ses finances ne sont pas aussi justifiées qu’elles paraissent au premier abord. Comme en atteste cette correspondance, les commandes et projets auxquels il répondait étaient souvent mieux rémunérées que la moyenne et c’est bien plus souvent le prestige qui semble manquer à ceux-ci plutôt que l’argent, quand bien même Janmot a une famille nombreuse à nourrir, ce qui ne s’avère pas toujours aisé.
Tout en prétendant se résigner « au rôle de fruit sec et d’imbécile53 », le peintre n’en essaye pas moins de trouver le temps pour achever l’œuvre de sa vie : le fameux Poème de l’âme. En avril 1876, le cycle, encore inachevé, 17est exposé dans les Salons du Cercle Catholique du Luxembourg54. Une année plus tard, il annonce à Amélie Ozanam que « l’affaire » de son « Poème de l’âme » est sur le point de se régler : « J’ai entrepris les quelques cartons nécessaires pour en achever le sens. Comme dans ce pays il n’y a rien pour les arts et les artistes, j’irais passer un mois à Paris, le mois prochain, pour faire, d’après nature, quelques croquis indispensables55 ». Les félicitations de Victor de Laprade suivent : « Vous avez bien du courage de poursuivre après soixante ans l’achèvement d’une conception de la vingtième année56 ». L’académicien, toujours provocateur, ne peut pas s’empêcher d’ajouter : « Pourquoi ne pas faire du nouveau ? » mais pour Janmot la nouveauté est déjà là, au cœur du propos du poème, et c’est bientôt à la publication de cette œuvre qu’il travaillera avec l’aide du stéphanois Félix Thiollier, après un déménagement à Toulon et un retour à Lyon en 1880. C’est donc sur la complétion57 du Poème de l’âme que s’achève ce premier volume de la correspondance artistique de Louis Janmot, avant que la nouvelle aventure de la diffusion du travail ne commence dans les vingt dernières années du siècle, « loin de Paris ». Eugène Delacroix, évoquant le Poème de l’âme en 1855 dans son Journal avait donc vu juste : « on ne rendra pas à ce naïf artiste une parcelle de la justice à laquelle il a droit. […] Il parle une langue qui ne peut devenir celle de personne58 ».
Clément Paradis59
1 Cf. infra, lettre 173. La citation est de Juvénal, Satire, iii, v. 164-165 (Paris, Belles Lettres, 2002, p. 42) : « Haud facile emergunt quorum virtutibus obstat res angusta domi » signifie : « ils ne percent pas facilement, ceux dont les talents sont étranglés par le manque d’argent ».
2 Théophile Gautier, La Presse, 15 avril 1845, cité dans Claudine Lacoste-Vesseyre, La Critique d’art de Théophile Gautier, Montpellier, Université Paul Valéry, 1985, p. 134.
3 Franck Paul Bowman, Le Christ des barricades, Paris, Cerf, 1987, p. 9.
4 Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes, histoire du court xxe siècle, Paris, Éditions Complexes, 1994.
5 Jacques d’Hondt, Hegel philosophe de l’histoire vivante [1966], Paris, Delga, 2013, p. 7.
6 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 126. Le passage est tiré de : Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », Nouveaux lundis, 3, Paris, Michel Lévy frères, 1862, p. 1-33.
7 Élisabeth Hardouin-Fugier, Louis Janmot 1814-1892, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 25.
8 Cf. infra, lettre 3.
9 Cf. infra, lettre 14.
10 Marcel Prelot & Françoise Gallouedec Genuys (dir.), Le Libéralisme catholique, Paris, Armand Colin, 1969, p. 9-14.
11 Franck Paul Bowman, Le Christ des barricades, op. cit., p. 304 et suivantes.
12 Franck Paul Bowman, Le Christ des barricades, op. cit., p. 48 et suivantes.
13 Gérard Cholvy, Christianisme et société en France au xixe siècle, Paris, Seuil, 2001, p. 57.
14 Élisabeth Hardouin-Fugier, Louis Janmot 1814-1892, op. cit., p. 71.
15 Cf. Paul Brac de la Perrière, « Souvenir de deux pèlerinages à Ars », Annales d’Ars, 1906-1907, p. 229-236.
16 Les « Voraces » étaient un groupe d’ouvriers canuts qui s’illustrèrent par leurs insurrections républicaines de 1848 et 1849. Le nom de « Voraces » viendrait du premier but de la société, qui était de lutter contre la diminution par les cabaretiers du volume du pot de vin. Selon une autre hypothèse, « Voraces » viendrait du nom de « devoirants » ou « compagnons du devoir » donné à leur association compagnonnique (Nizier du Puitspelu, Le Littré de la Grand’Côte, Lyon, Académie du Gourguillon, 1894, article « Voraces »).
17 Paul Brac de la Perrière narre l’aventure dans son Journal à la date du 26/3/1848 (Archives La Perrière, La Pilonière) (cf. Élisabeth Hardouin-Fugier, Louis Janmot 1814-1892, op. cit., 1981, p. 74).
18 Ibid.
19 Cf. infra, lettre 95.
20 Cf. infra, lettre 100.
21 Lettre 140, de Victor de Laprade à Louis Janmot, le 23/7/1865, non publiée.
22 Élisabeth Hardouin-Fugier, Louis Janmot 1814-1892, op. cit., p. 77. Le chiffre est cependant contestable, nous n’en comptons aujourd’hui qu’une dizaine.
23 Lettre 33, de Victor de Laprade à Louis Janmot, le 7/9/1853, non publiée.
24 Antoine Blanc de Saint-Bonnet (1815-1880), théoricien du conservatisme, appartenait au courant contre-révolutionnaire, anti-libéral et réactionnaire initié par Joseph de Maistre.
25 Élisabeth Hardouin-Fugier, Louis Janmot 1814-1892, op. cit., p. 83.
26 Cf. infra, lettre 35.
27 Élisabeth Hardouin-Fugier, Louis Janmot 1814-1892, op. cit., p. 82.
28 Cf. infra, lettre 44.
29 Cf. infra, lettre 58 & Élisabeth Hardouin-Fugier, Louis Janmot 1814-1892, op. cit., p. 97.
30 Cf. infra, lettre 61.
31 Cf. infra, lettre 103.
32 Le salon n’en était pas moins ouvert à d’autres opinions : le père de Berthe, Edmond d’Alton Shée, était athée, et Chenavard, le pilier du salon, était un républicain prônant le dépassement du catholicisme. Ses opinions étaient d’ailleurs partagées par un certain nombre de membres du salon comme Charles Blanc, le critique d’art et graveur frère du député socialiste Louis Blanc (Cf. Sarah Hassid, Héros, errants d’une histoire à contretemps. Le salon littéraire, artistique et musical de Madame de Rayssac, Paris, École du Louvre – RMN, 2015, p. 49-50).
33 Cf. infra, lettre 124.
34 Cf. infra, lettre 125.
35 Cf. infra, lettre 173.
36 Cf. infra, lettre 192.
37 Cf. infra, lettre 192. Dans la lettre 173, il évoque déjà ses expériences en la matière avec un chimiste. Lire aussi : Élisabeth Hardouin-Fugier, Louis Janmot 1814-1892, op. cit., p. 114.
38 Cf. infra, lettre 223.
39 Cf. infra, lettre 226.
40 Cf. infra, lettre 235.
41 Locution latine pouvant se traduire : « Par ce signe, tu vaincras ». Constantin Ier aurait choisi cette devise après avoir eu une vision du chrisme (☧) dans le ciel peu avant la bataille du pont Milvius, qui s’est déroulée en 312. Cette évocation limpide de la conversion au christianisme de l’empereur romain est évidemment à l’inverse de la tendance de l’époque prônant la déchristianisation de l’appareil d’État français. Le tableau est aujourd’hui perdu.
42 Cf. infra, lettre 246.
43 Cf. infra, lettre 277.
44 Cf. infra, lettre 260.
45 Cf. infra, lettre 329.
46 Cf. infra, lettre 303.
47 Louis Janmot, Opinions d’un artiste sur l’art, Lyon, Vitte et Perussel, 1887.
48 Cf. infra, lettre 278.
49 Cf. infra, lettre 238.
50 Cf. infra, lettre 330.
51 Cf. infra, lettre 337.
52 Élisabeth Hardouin-Fugier, Le Poème de l’âme par Louis Janmot, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1977, p. 83.
53 Cf. infra, lettre 330.
54 Cf. infra, lettre 322.
55 Cf. infra, lettre 340.
56 Cf. infra, lettre 341.
57 Ou tout du moins sa première complétion, car Janmot ne peut s’empêcher de retoucher et compléter son travail jusqu’à 1879 au moins (Élisabeth Hardouin-Fugier, Le Poème de l’âme par Louis Janmot, op. cit., p. 258).
58 Eugène Delacroix, Journal, édité et annoté par Jean-Louis Vaudoyer & André Joubin, tome II (1853-1856), Paris, Plon, 1960, p. 341 (Champrosay, 17 juin 1855).
59 Clément Paradis reçoit le soutien de l’Arc5 et de la région Auvergne-Rhône-Alpes.