Aller au contenu

Classiques Garnier

« ­J’ai rêvé ­d’une genèse »

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Lorand Gaspar, archives et genèse de l’œuvre
  • Auteur : Gourio (Anne)
  • Résumé : Le dossier génétique de Judée laisse apparaître plusieurs modèles concurrents d’organisation du recueil. Ceux-ci visent à dégager une forme d’accord entre la lumière naturelle du site judéen d’une part, sa destinée historique tragique de l’autre. L’étude s’emploie à élucider ces trois modèles, qui entrent en relation avec le site archéologique de Qoumrân et les manuscrits de la communauté essénienne. À travers eux, c’est la genèse progressive du genre poétique qui s’en trouve mise en lumière.
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Rencontres, n° 299
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069126
  • ISBN : 978-2-406-06912-6
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06912-6.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/04/2017
  • Langue : Français
9

« Jai rêvé dune genèse1 »

En hongrois les mots poésie, faire de la poésie se disent költemény, költészet, költeni : des mots qui sont proches de éveiller, lever2.

« Saveur daube3 », « lueur dorigine4 », « langage inaugural5 », « jeu natif de la langue6 » : émaillant lœuvre de Lorand Gaspar, nombreuses sont ces expressions qui placent le poème dans lhorizon de lorigine et disent sa « faim intarissable de naître7 ». Si le poète exprime sans doute sa réticence à « penser la réalité dun commencement8 », le poème répond quant à lui par un foisonnement déveils, de surgissements et démergences, confirmant la puissance de cette aimantation. La densité métaphorique des termes associés à la notion, ouvrant très large le champ de cet imaginaire et létendant aux trois règnes, suggère aussitôt une pluralité de nuances suggestives : du gisement, foyer caché et réserve latente, au ferment et sa lente maturation ; de léclosion et sa promesse davenir, au jaillissement de laube, dont la « saveur » et le bruissement parcourent toutes les veines de lœuvre. Lorigine est à la fois partout et toujours autre. Si la passion des commencements sénonce ainsi diversement, ces voies tracent avant tout les contours bien spécifiques de la poétique de Gaspar.

10

Demblée, lœuvre poétique semble refuser les liens que la notion entretiendrait implicitement avec tout projet de fondation, comme avec toute pensée du substrat et du soubassement. Lorsque lorigine survient sous la plume du poète, dune part elle sesquive aussitôt – schéma auquel la modernité nous a habitués –, dautre part elle se pluralise, séparpille et, rêvée dans les courbes du désert, sétend étrangement à lespace : « comme une sombre et chaude origine dispersée / déserts de poème dans la lumière du soir / mettant à nu dans lœil la durée9. » Lœuvre a en cela le souci de refuser la bouche de loracle ou la langue adamique, comme de se déprendre de toute fondation statique, au profit dune attention constante et passionnée aux manifestations vivantes du commencement. On surprendra celles-ci jusque dans ses formes les plus arides : le désert de Sol absolu dévoile peu à peu la réserve de vie latente logée dans ses pierres, à limage du recueil lui-même bâti sur un large mouvement dexpansion et de rétractation. Lœuvre de Lorand Gaspar sattache dès lors avec prédilection à une énergétique de la matière, à une vie conçue comme dynamisme de ses formes, jaillissement permanent et cycle de constantes métamorphoses. On comprend ainsi quavec Lorand Gaspar la genèse nest pas un départ aussitôt quitté. Continue, ininterrompue, elle est un mouvement de relance et de reprise, une ligne ondulatoire et involutive, un trajet inachevé. Le lexique biblique est ainsi significativement détourné, retourné contre ses propres fondements, tandis que la genèse est reprise par les sciences du vivant. Poussée jusquà ses dernières conséquences, la genèse chez Lorand Gaspar se révèle finalement « incommencement10 », négation paradoxale de lorigine, à limage de cette figure féminine qui, au seuil de « Corps corrosifs », surgit de linconnu (« Doù venais-tu, venant de nulle part ») ou de cette vie qui, dans Sol absolu, « monte de nulle part à jamais11 ».

Plurielle, dynamique, en devenir, inachevée et en négation delle-même, la genèse chez Lorand Gaspar ne séclaire alors que si on la replace dans une triple perspective : celle dune pensée qui fait résonner le principe spinoziste de la natura naturans et refuse avec lui lhypothèse dun « ordre venu du dehors12 » (« Jentends toujours genèse au sens dune activité déployante continue, intérieure à ce qui est13 ») ; celle de la phusis et des sciences du 11vivant, de léclosion végétale ou de la naissance organique, qui contiennent leur propre principe de déploiement : « Chaque muscle et chaque nerf existe par lui-même inventé14. » Sajoute enfin et surtout lexpérience vécue et constamment relancée de lexil, de larrachement, de lerrance et du nomadisme, qui rejaillissent inévitablement sur la notion de genèse en alimentant la précarité des formes et des cheminements de lœuvre poétique.

Certes, on sait quavec Lorand Gaspar « le texte poétique est le texte de la vie15 », le langage lun des modes du vivant et la genèse linvention du langage. Tout un territoire souvre alors ici, du mot au poème, du poème à lhistoire de lœuvre : lorsque, dans un brouillon de Genèse, Lorand Gaspar évoque ainsi son travail sur le « mot », il dit vouloir le soumettre « aux températures et pressions excessives de la genèse de la matière [] pour en faire un événement vivant, instable, évolutif16 » ; lorsquil choisit par ailleurs de reprendre lécriture de ses recueils, de réécrire et de reformuler, il rêve sans aucun doute à la genèse continuée du vivant. La notion de « création » poétique sen trouve, en conséquence, singulièrement redéfinie, et Approche de la parole lénonce avec constance : « Ce que nous appelons pompeusement activité créatrice nest au fond quune faculté de combinaison, de constitution densembles nouveaux à partir déléments existants17. »

Le point dimpulsion de cet ouvrage collectif se situe ici : faire entrer en dialogue cette passion des commencements et les manifestations palpables, tangibles, vivantes de celle-ci, que le fonds darchives déposées depuis 2000 à lInstitut Mémoires de lédition contemporaine de Caen (IMEC) par le poète nous donne à découvrir. Surprendre lœuvre à son état naissant, observer le mouvement de ses réécritures, suivre attentivement le mouvement dune œuvre « se faisant », tels sont les projets de ce volume. En cela lapproche généticienne ici retenue – prise dans une acception large – rejoint le souci, inscrit dans toute lœuvre gasparienne, dun contact réel et palpable avec le sensible, et recoupe la réticence que le poète na cessé dexprimer à légard de lapproche textualiste. Certaines études critiques ont commencé à explorer ce champ – celles de Daniel Lançon, de Serge Meitinger, de Claude Debon18 ; les études ici rassemblées 12ouvrent quant à elles de nouvelles voies, alimentées par la richesse des archives. Face à celles-ci, un faisceau de questions sest imposé.

Dans quelle mesure le déploiement vivant de lécriture tel quil affleure dans les manuscrits confirme-t-il la pulsation continue travaillant le monde de Lorand Gaspar ? Lœuvre se cherche-t-elle au fil des réécritures jusquà une version aboutie, ou le recommencement est-il lun des modes dêtre de lécriture ? Peut-on encore parler avec les manuscrits de Lorand Gaspar davant-textes ? Par ailleurs, pourquoi conserver, pourquoi préserver, pourquoi retenir, si le fondement est insituable, si « un cri doiseau annule toute fondation19 » ? Les archives se présentent-elles alors comme des traces, des vestiges, des formes vivantes, des sources ? Sur ce point, lœuvre change-t-elle de visage au fil des décennies ?

Cest, assurément, toute lhistoire fructueuse des liens entre les modalités pratiques de déploiement dune œuvre et les racines de sa poétique que louverture des archives Lorand Gaspar de lIMEC a rendue possible.

Anne Gourio

Nous tenons à remercier Jacqueline et Lorand Gaspar pour le généreux soutien quils ont apporté à cet ouvrage, ainsi que madame Anna Londou, monsieur Antoine Rebeyrol, la fondation Saint-John Perse dAix-en Provence, madame Françoise Marquet et la fondation Zao Wou-Ki qui nous ont autorisées à publier respectivement des extraits de la correspondance de Georges Séféris, de Philippe Rebeyrol, de Saint-John Perse et de Zao Wou-Ki avec Lorand Gaspar.

Nous sommes aussi très reconnaissantes à Thanassis Hatzopoulos de nous avoir confié gracieusement ses traductions inédites de poèmes de L. Gaspar.

Enfin, nous remercions lIMEC de nous autoriser à publier des extraits de son fonds Lorand Gaspar.

1 Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, Gallimard, coll. « Poésie », 1982, p. 98.

2 Dossier de lIMEC, fonds Lorand Gaspar, GPR 7.1. « Approche de la parole ».

3 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Gallimard, 1978, p. 90.

4 Ibid., p. 89.

5 Ibid., p. 16.

6 Ibid., p. 59.

7 Lorand Gaspar, Le Quatrième État de la matière, in Sol absolu et autres textes, op. cit., p. 86.

8 Message de Lorand Gaspar du 29 avril 2004, in Maxime del Fiol, Lorand Gaspar. Approches de limmanence, Hermann, coll. « Vertige de la langue », 2013, p. 516.

9 Sol Absolu in Sol absolu et autres textes, op. cit., p. 104.

10 Approche de la parole, op. cit., p. 10.

11 Sol absolu et autres textes, op. cit., p. 66.

12 Ibid., p. 98.

13 Entretien avec Yannick Mercoyrol, Scherzo, Presses Universitaires de France, 1998, p. 6.

14 Gisements, Flammarion, 1968, p. 32.

15 Dominique Combe, « Poétique et poésie », Lorand Gaspar, Transhumance et connaissance, Jean-Michel Place, 1995, p. 76.

16 GPR 5.1.

17 Approche de la parole, op. cit., p. 89.

18 Serge Meitinger, « La double leçon du Quatrième état de la matière », Lorand Gaspar, poétique et poésie, Cahiers de lUniversité de Pau et des pays de lAdour, no 17, 1987, p. 219-234 ; Claude Debon, « La reformulation. Conséquences pratiques et théoriques », Lorand Gaspar. Transhumance et connaissance, Jean-Michel Place, 1995, p. 145-155.

19 Approche de la parole, op. cit., p. 129.