Annexe VI Jules Dagron, « L’opale », Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, 28 août 1902
- Prix Robert de Montesquiou 2023
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Littérature et Art nouveau. De Mallarmé à Proust
- Pages : 657 à 659
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 124
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406143260
- ISBN : 978-2-406-14326-0
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14326-0.p.0657
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2023
- Langue : Français
Annexe VI
Jules Dagron, « L’opale », Revue de la bijouterie,
joaillerie, orfèvrerie, 28 août 1902
À M. René Lalique
Le Poète
Gemme aux tons diaprés, dont chaque molécule
Semble être dérobée aux nuances des cieux,
Tons multiples, riants, changeants, capricieux
Comme ceux de l’aurore ou ceux du crépuscule ;
Toi, dont les couleurs sont celles de l’arc-en-ciel,
Qui semble refléter sa palette divine,
Qui t’a donné le jour ? Quelle est ton origine ?
Sors-tu de notre terre ou descends-tu du ciel ?
Des femmes, me dit-on, sans goût, sans éclectisme,
Des superstitieux, esprits nuls, sans valeur,
T’éloignent de leurs yeux, te frappent d’ostracisme,
Disant de toi, ma belle : « Elle porte malheur ! »
Quel crime as-tu commis ? Dis par quel maléfice
Tu portes le malheur aux humains ici-bas ?
Dis par quel sortilège et par quel artifice
Attires-tu sur eux le mal et le trépas ?
658L’opale
Ami, ni moi ni ceux de l’espèce arlequine,
C’est-à-dire la noble en la race opaline,
N’ont commis de forfait ni mérité l’exil.
Le mal qu’on nous impute est sot et puéril.
Humbles filles du sol – le mien fut la Hongrie ;
D’aucunes de mes sœurs sont d’une autre patrie, –
Nous avons, dans les temps antiques, vénérés,
Eu le prestige grand d’objets sains et sacrés.
Aux siècles précédents et peu loin d’où nous sommes
Notre renom était de protéger les hommes.
Apprends, ami, que moi, délaissée à présent,
Je fus par François Un offerte en beau présent
A d’Étampes la blonde, amante du roi même
Et j’ai régné longtemps sur un certain diadème
Que Cellini, l’illustre orfèvre florentin
Exécuta pour elle avec son art divin.
Ensuite je passai sur le front de Diane,
Diane de Poitiers, l’amoureuse profane,
Sa rivale à la cour, Diane au sort heureux :
Favorite du fils qui devint Henri Deux.
Elle m’aimait aussi – comme on aime une gemme.
Avec elle j’ai pu briller au rang suprême ;
Car mon prestige alors, était dans son éclat.
Quiconque me portait sortait franc d’un combat
– Quel que fût ce combat, d’amour, d’esprit ou d’armes.
Là où saigne le cœur, là où tombent les larmes, –
Devenait un vainqueur et triomphait toujours.
C’est par moi que Diane eut de longues amours ;
Par moi que sa beauté vit son treizième lustre ;
Que duchesse elle fut, à cette époque illustre
Où les lettres, les arts, avec leur sang nouveau,
Faisait le cœur meilleur et plus grand le cerveau.
659Aujourd’hui mon exil paraît être à son terme,
La superstition contre moi tient moins ferme.
Des artistes hardis et de haute valeur
Ont combattu pour moi, la pierre de malheur !…
Contre le préjugé, le stupide snobisme,
Ils sauront triompher de l’injuste ostracisme
Dont mon cœur, mon orgueil ont souffert quelque peu.
Mais je suis philosophe et sais que, comme au jeu,
Le vent de la fortune a des courants contraires.
De la mode les lois sont souvent arbitraires ;
J’ai subi leur rigueur sans songer au trépas.
Par un juste retour des choses d’ici-bas,
Je sens que le bon vent est pour moi favorable ;
Qu’on me voit maintenant d’un œil plus équitable ;
Que de nouveau je vais être mise en honneur,
Et que, comme autrefois, je porterai bonheur !