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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Nous voulons tout dabord exprimer notre reconnaissance à légard de nos prédécesseurs à la direction de la revue, Antony McKenna et Pierre-François Moreau, pour le travail quils ont accompli en faisant de Libertinage et philosophie au xviie siècle une revue originale et irremplaçable qui donne au xviie siècle une dimension nouvelle. Ils ont fondé la revue en 2000, conscients quil fallait encourager les recherches portant sur ce versant encore méconnu du xviie siècle, un siècle entièrement dominé par lÉglise et le pouvoir royal : cet « envers du Grand siècle » est celui dune pensée critique qui, même si pour des raisons évidentes, mais trop souvent oubliées, de sécurité, elle ne peut sexprimer ouvertement, ne le fait pas moins de façon secrète, indirecte (faux éditeurs, faux nom dauteur, anonymat) et en utilisant une stratégie décriture variée qui lui sert de masque, pour lancer ses traits contre le principe dautorité et le dogmatisme de la croyance.

Ces auteurs, que lon a nommés les « libertins érudits » depuis louvrage de René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle (1943), sappuient sur une culture antique immense qui leur permet non seulement de tisser un réseau dallusions propice à la « lecture entre les lignes », mais aussi dopposer à la Bible, une autre source, la philosophie des Anciens : Stoïciens, Épicuriens, Cyniques, Sceptiques etc. ou une source déjà utilisée par les théologiens (Aristote), mais quils réinvestissent à leur manière. En se référant à ces penseurs davant le christianisme, ils nous proposent une pensée naturaliste et dépourvue de transcendance. Naît alors un épicurisme, un scepticisme et un aristotélisme « modernes » qui peuvent (ce que, du moins, ils prétendent) se concilier avec la foi mais préparent aussi la sortie de la religion. Les positions des « libertins » sont diverses et la catégorie de « libertin » a même fait lobjet de discussions. Il reste que tous ces penseurs et écrivains sinscrivent dans des mouvements qui montrent la fragilité de la façade prétendue homogène du siècle.

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Comme les « libertins » sont aussi des lecteurs de leurs aînés du siècle précédent (Montaigne, Charron, Bodin etc.) ainsi que, bien plus tôt, des Italiens de la Renaissance (Machiavel, Pomponazzi et la tradition aristotélicienne de Padoue, etc.), il fallait prolonger leur étude dans ces directions historique et géographique. Et comme leurs écrits peuvent également éclairer des auteurs qui, à laube du siècle suivant, proclameront plus ouvertement leur exigence de liberté de conscience et dexpression (Spinoza, Bayle, Fontenelle etc.), il convenait de ne pas les étudier séparément. Cest pourquoi McKenna et Moreau après avoir abordé tous ces thèmes dans leur revue pendant une dizaine dannées et lancé, ainsi, de nombreuses pistes pour la compréhension du « libertinage » ont, lan passé, au moment de changer déditeur (Classiques Garnier), changé le sous-titre qui devient « à lépoque classique, xviexviiie siècle », ouvrant ainsi le libertinage à sa dimension plus large de « libre pensée ».

Nous souhaitons prolonger leur effort en ouvrant la revue aux différents aspects de la « libre pensée » à lépoque classique, maintenant quil est avéré quelle existe bel et bien, comme le montre le succès de ces dix années de publication continue de la revue. Il nous faut lapprofondir, en explorer les formes plus ou moins fidèles à la religion, ou franchement matérialistes et athées, françaises ou étrangères, mais toutes, européennes et liées à lessor de la République des Lettres. Les conditions économiques et sociales en expliquent bien sûr, lémergence, et celles-ci ont aussi toujours été les bienvenues dans cette revue. Lintérêt actuel pour les Lumières rend ces études dautant plus utiles que lon parle souvent de façon vague et erronée des « racines » : soyons clairs, il ne sagit nullement pour nous de découvrir des « racines ». En effet, une grande leçon, sans nul doute, dune étude sérieuse des sources est de reconnaître quelles sont multiples et, finalement, se confondent. Mais dégager leur cheminement offre un intérêt majeur qui est de dénoncer les illusions dorigine idéologique.

Limportance des stratégies décriture des libertins fait que ces « représentations » et ces « idées » ne sont pas la propriété des seuls philosophes et la revue, malgré son titre, comprend autant darticles écrits par les spécialistes désignés par lInstitution comme « littéraires » que comme « philosophes ». De même, nous rejetons la coupure entre les auteurs dits « mineurs » et les « grands » philosophes : les auteurs de la libre 11pensée peuvent être des poètes, des romanciers, des fabulistes, daimables conteurs ou des auteurs de traités systématiques, tous ayant en commun des positions, plus ou moins conceptualisées, qui remettent en question lontologie, lépistémologie, la physique et la morale officielles issues de la théologie : à ce titre, ils peuvent alors, par leurs questions, leurs moqueries ou simplement leur étonnement, susciter la réflexion des philosophes (Hobbes, Bayle, Spinoza etc.) de même que, réciproquement, les philosophes peuvent fournir à ces penseurs des outils conceptuels : le dialogue est constant entre les « libertins » et les « philosophes ».

Notre revue est ouverte à tous les chercheurs. Elle se veut être à la fois spécialisée et ouverte à toutes les interprétations, comme elle la toujours été.

Nicole Gengoux,
Pierre Girard,
Mogens Lærke