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Classiques Garnier

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  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Lettres sur l’histoire de France
  • Pages : 59 à 62
  • Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 16
  • Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
  • EAN : 9782812439599
  • ISBN : 978-2-8124-3959-9
  • ISSN : 2258-8825
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3959-9.p.0059
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/10/2012
  • Langue : Français
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Des vingt-cinq Lettres qui forment ce recueil, dix ont été publiées dans le Courrier Français, vers la fin de 1820, les autres paraissent pour la première fois. Les nombreuses questions historiques traitées dans ces dernières se rapportent toutes, d’une manière directe, à deux chefs principaux, la formation de la nation française, et la révolution communale. J’ai cherché à déterminer le point précis où l’histoire de France succède à l’histoire des rois Franks, et à marquer de ses véritables traits le plus grand mouvement social qui ait eu lieu, depuis l’établissement du christianisme jusqu’à la révolution française. Quant aux dix Lettres anciennement publiées, elles ont, en général, pour objet de soumettre à un examen sévère plusieurs ouvrages sur l’histoire de France regardés alors comme classiques. J’ai besoin d’exposer en peu de mots les motifs qui m’ont décidé à reproduire, presque textuellement ces morceaux de critique, malgré l’espèce d’anachronisme que présentent des jugements portés il y a sept ans sur notre manière d’écrire et d’envisager l’histoire.

En 1817, préoccupé d’un vif désir de contribuer pour ma part au triomphe des opinions constitutionnelles, je me mis à chercher dans les livres d’histoire des preuves et des arguments à l’appui de mes croyances politiques. En me livrant à ce travail avec toute l’ardeur de la jeunesse, je m’aperçus bientôt que l’histoire me plaisait pour elle-même comme tableau du temps passé, et indépendamment des inductions que j’en tirais pour le présent. Sans cesser de subordonner les faits à l’usage que je voulais en faire, je les observais avec curiosité, même lorsqu’ils ne prouvaient rien pour la cause que j’espérais servir, et toutes les fois qu’un personnage ou un événement du moyen-âge me présentait un peu de vie ou de couleur locale, je ressentais une émotion involontaire. Cette épreuve, souvent répétée, ne tarda pas à bouleverser mes idées en littérature. Insensiblement je quittai les livres modernes pour les vieux livres, les histoires pour les chroniques, et je crus entrevoir la

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vérité étouffée sous les formules de convention et le style pompeux de nos écrivains. Je tâchai d’effacer de mon esprit tout ce qu’ils m’avaient enseigné, et j’entrai, pour ainsi dire, en rébellion contre mes maîtres. Plus le renom et le crédit d’un auteur étaient grands, plus je m’indignais de l’avoir cru sur parole et de voir qu’une foule de personnes croyaient et étaient trompées comme moi. C’est dans cette disposition que, durant les derniers mois de 1820, j’adressai au rédacteur du Courrier Français les dix Lettres dont j’ai parlé plus haut.

Les histoires de Velly et d’Anquetil passaient alors pour très instructives, et lorsqu’on voulait parler d’un ouvrage fort, on citait les Observations de Mably ou l’Abrégé de Toureta. L’Histoire des Français par M. de Sismondi, les Essais sur l’histoire de France par M. Guizot, et l’Histoire des ducs de Bourgogne par M. de Barante n’avaient point encore parub. J’étais donc fondé à dire que nos historiens modernes présentaient, sous le jour le plus faux, les événements du moyen-âge. C’est ce que je fis avec un zèle dont quelques personnes m’ont su gré, et qui a sauvé d’un entier oubli des essais de critique et d’histoire perdus, en quelque sorte, dans les colonnes d’un journal. Ces détails m’étaient nécessaires pour expliquer mon silence sur des ouvrages qui marquent une véritable révolution dans la manière d’écrire l’histoire de France. M. de Sismondi pour la science des faits, M. Guizot pour l’étendue et la finesse des aperçus, M. de Barante pour la vérité du récit, ont ouvert une nouvelle route ; ce qu’il y a de mieux à faire, c’est d’y marcher à leur suite. Mais comme les idées neuves ont à vaincre, pour se faire jour, la ténacité des habitudes, et qu’en librairie, comme en tout autre commerce, les objets d’ancienne fabrique ont pour longtemps un débit assuré, il n’est peut-être pas inutile d’attaquer de front la fausse science, même lorsque la véritable s’élève et commence à rallier autour d’elle les penseurs et les esprits droits.

Il ne faut pas se dissimuler que, pour ce qui regarde la partie de l’histoire de France, antérieure au dix-septième siècle, la conviction publique, si je puis m’exprimer ainsi, a besoin d’être renouvelée à fond. Les diverses opinions dont elle se compose sont ou radicalement fausses ou entachées de quelques faussetés. Par exemple, est-il un axiome géométrique plus généralement admis que ces deux propositions : Clovis a fondé la monarchie française ; Louis le Gros a affranchi les communes ? Pourtant ni l’une ni l’autre ne peuvent se soutenir en présence des faits

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tels qu’ils ressortent des témoignages contemporains. Mais ce qui est imprimé dans tant de livres, ce que tant de professeurs enseignent, ce que tant de disciples répètent, obtient force de loi et prévaut contre les faits eux-mêmes. Instruit de ce qu’il m’en a coûté de peine pour refaire, seul et sans guide, mon éducation historique, je me propose de faciliter ce travail à ceux qui voudront l’entreprendre et remplacer par un peu de vrai, les niaiseries du collège et les préjugés du monde. À ces préjugés, nés du défaut d’études fortes et consciencieuses, j’oppose les textes originaux et cette expérience de la vie politique qui est un des privilèges de notre époque si remplie de grands événements. Que tout homme de sens, au lieu de se payer des abstractions monarchiques ou républicaines des écrivains de l’ancien régime, recueille ses propres souvenirs, et s’en serve pour contrôler ce qu’il a lu ou entendu dire sur les événements d’autrefois, il ne tardera pas à sentir quelque chose de vivant sous la poussière du temps passé. Car il n’est personne parmi nous, hommes du dix-neuvième siècle, qui n’en sache plus que Velly ou Mably, plus que Voltaire lui-mêmec sur les rébellions et les conquêtes, le démembrement des empires, la chute et la restauration des dynasties, les révolutions démocratiques et les réactions en sens contraired.

Il me reste à parler de la méthode que j’ai suivie dans la composition de ces Lettres. La plupart sont des dissertations entremêlées de récits et de fragments des historiens originauxe. Tel événement particulier dont le caractère fut longtemps méconnu, présenté sous son véritable aspect, peut éclairer d’un jour nouveau l’histoire de plusieurs siècles. Aussi ai-je préféré ce genre de preuve à tout autre, lorsqu’il m’a été possible d’y recourir. Dans les matières historiques, la méthode d’exposition est toujours la plus sûre, et ce n’est pas sans danger pour la vérité, qu’on y introduit les subtilités de l’argumentation logique. C’est pour me conformer à ce principe que j’ai insisté, avec tant de détail, sur l’histoire politique de quelques villes de France. Je voulais mettre en évidence le caractère démocratique de l’établissement des communes, et j’ai pensé que j’y réussirais mieux, en quittant la dissertation pour le récit, en m’effaçant moi-même et en laissant parler les faits. L’insurrection de Laon et les guerres civiles de Reims, naïvement racontées, en diront plus qu’une théorie savante sur l’origine de ce tiers-état, que bien des gens croient sorti de dessous terre en 1789. Si, durant deux siècles, préférant à tous les biens de la paix, il a semblé dormir, et s’est fait oublier, son entrée

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sur le théâtre des événements politiques rappelle les scènes d’énergie, de patriotisme et de violence où il s’est signalé de nos jours. Peut-être l’histoire n’a-t-elle rien à faire dans le débat des opinions et la lutte des intérêts modernes ; mais, si l’on persiste à l’y introduire, comme on le fait journellement, on peut en tirer une grande leçon : c’est qu’en France, personne n’est l’affranchi de personne, qu’il n’y a point, chez nous, de droits de fraîche date, et que la génération présente doit tous les siens au courage des générations qui l’ont précédée.