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Classiques Garnier

À propos de cette édition

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Lettres écrites des rives de l’Ohio
  • Pages : 69 à 73
  • Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 41
  • Série : Americana, n° 2
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782406078272
  • ISBN : 978-2-406-07827-2
  • ISSN : 2258-3556
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07827-2.p.0069
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/03/2019
  • Langue : Français
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À PROPOS DE CETTE ÉDITION

« Ces lettres, ayant été arrêtées par la police, sont très rares » note Joseph-Marie Quérard en 1833 au sujet des Lettres écrites des rives de lOhio de Claude-François-Adrien de Lezay-Marnésia (1735-18001). Elles le sont demeurées jusquà nos jours puisque la présente édition est la première à paraître depuis 18002. Quelles furent les circonstances de leur publication originale et pourquoi subirent-elles les foudres de la censure ? À son retour en France après un périple de vingt-deux mois aux États-Unis, Lezay-Marnésia séjourne à Paris entre le 20 juin et le 16 septembre 1792. Cest à cette période quil confie à Prault le manuscrit des Lettres écrites des rives de lOhio, avec les suites quil décrit dans un texte publié lannée de sa mort : « Les circonstances nont pas permis quon en laissât paraître trois [lettres], imprimées comme essais, chez Prault en 1792. Alors régnait la Gironde. À la Gironde dautres factions ont succédé et la liberté de la presse na plus été que celle de courir tous les risques3 ».

La proscription des Lettres par le parti Girondin peut surprendre dans la mesure où son chef de file, Jacques-Pierre Brissot, sétait exprimé en faveur de lémigration française aux États-Unis. Brissot regardait les solitudes américaines comme le lieu rêvé pour se débarrasser dune plèbe menaçante tandis que les colonies imaginées par ses compatriotes dans le Nouveau Monde promettaient à la France des partenariats commerciaux fructueux4. Un an après linterdiction des Lettres, les Girondins avaient toujours les yeux tournés vers lAmérique comme le prouve la mission 70quils confièrent à Edmond-Charles Genêt : lever une armée aux États-Unis afin de gagner à la cause de la République la Louisiane, la Floride et le Canada, alors sous domination espagnole et britannique5. « Les Girondins avaient pour objectif de créer des républiques-sœurs partageant les “intérêts économiques et politiques” de la France et des États-Unis » observe Suzanne Desan6. Leurs intérêts et ceux de Lezay-Marnésia ne pouvaient-ils pas converger dans la mesure où le marquis souhaitait la création dune colonie française dans le Territoire du Nord-Ouest7 ? Deux prises de position politiques distinguent toutefois les projets de Lezay-Marnésia de ceux des Girondins.

Dune part, les Lettres décrivent une colonie ayant coupé tous liens diplomatiques et commerciaux avec la patrie de ses fondateurs. En signe daffection, Lezay-Marnésia ne prévoyait dapporter à cette dernière quun tribut darbres du Nouveau Monde : sans doute Brissot et ses alliés espéraient-ils des avantages plus substantiels de leurs futurs établissements en Amérique8. En outre, les Lettres appellent outre-Atlantique les mécontents et les victimes de la Révolution : aristocrates, prêtres, moines, religieuses, magistrats, militaires, négociants et artistes sont invités par Lezay-Marnésia à le rejoindre au plus tôt. Certes, son œuvre ne préconise pas la formation dun noyau de population française en Amérique dont les membres se prépareraient à retourner chez eux les armes à la main. Mais en exhortant leurs lecteurs à quitter la France pour fonder outre-Atlantique une colonie édifiée sur les principes politiques des Monarchiens9, il nest pas étonnant que les Lettres aient excité la mauvaise humeur des Girondins. Ces diverses raisons – auxquelles on pourrait ajouter la réputation daristocrate réactionnaire quavait acquise Lezay-Marnésia en émigrant pour le Scioto, réputation à laquelle Brissot 71navait aucun intérêt à sassocier10 – expliquent la censure qui frappa son recueil épistolaire en 1792.

Pour des raisons différentes, le deuxième rendez-vous des Lettres écrites des rives de lOhio avec le public fut également manqué. Lors de leur réédition en 1800, elles ne rencontrèrent pas le succès que leur mérite intrinsèque pouvait leur valoir. Œuvre dun Encyclopédiste, elles appartiennent à la littérature des Lumières par la reprise dun thème omniprésent au dix-huitième siècle – lutopie – tandis que leur tonalité pastorale sinspire autant de La Nouvelle Héloïse (1761) que des Lettres dun cultivateur américain (1784, 2 vol. ; 1787, 3 vol.) de Saint-John de Crèvecœur. Malheureusement pour ces lettres dOhio, quelques mois à peine après leur deuxième publication, parut une « sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique » : Atala (180111). Le récit de Chateaubriand suscita chez ses lecteurs un frisson nouveau et imposa son tableau à la fois chatoyant et mélancolique comme un modèle daprès lequel former leurs représentations ultérieures de lAmérique du Nord12. Réapparues trop tard dans un monde changé, les Lettres écrites des rives de lOhio peuvent être lues comme le dernier texte dune tradition que Chateaubriand vint clore pour inaugurer la sienne.

En 1800, Lezay-Marnésia avait néanmoins bon espoir de connaître le succès. Dans une note de la seconde édition du Plan de lecture pour une jeune dame, il annonce quil se tient prêt à enrichir son recueil dautres missives rédigées outre-Atlantique. Cette note permet déclairer une importante caractéristique formelle des Lettres écrites des rives de lOhio : Lezay-Marnésia ne les concevait pas comme un espace définitivement clos mais comme une collection promise à sagrandir au cas où le public réserverait un accueil favorable à des textes quil ne lui présentait quà titre dessai. Il évoque un « recueil considérable de lettres écrites de lAmérique septentrionale » qui, quoiquil ait été largement détruit au cours de la Révolution, était suffisamment long pour « composer un volume13 ». Nous avons donc accès à un ouvrage que Lezay-Marnésia 72regardait comme le premier essai dun livre à compléter progressivement, sur le modèle, peut-être, des Letters from an American Farmer de Saint-John de Crèvecœur qui navait cessé damplifier son œuvre entre 1782 et 1787.

Cette ouverture constitutive des Lettres de Lezay-Marnésia a inspiré certains de mes choix éditoriaux. Aux côtés des trois missives publiées sous le titre Lettres écrites des rives de lOhio, dautres textes où Lezay-Marnésia évoque les États-Unis ont été reproduits dans les annexes. Si je nai pas inclus des extraits de sa correspondance privée – de nombreux fragments de cette dernière ont été publiés par Élisabeth Bourget-Besnier – cest parce que jai voulu privilégier les textes qui, diffusés auprès de ses contemporains, ont contribué à modeler leur représentation imaginaire de lAmérique et influencé la décision prise par certains dentre eux de sy rendre à leur tour. Jai donc reproduit les lettres de Lezay-Marnésia que la Compagnie du Scioto publia en 1791 dans son Nouveau prospectus ainsi que sa « Lettre à M. Audrain », parue dans la seconde édition du Plan de lecture pour une jeune dame (1800). En outre, dans le souci déclairer de jours mutliples laventure américaine de Lezay-Marnésia, je fais figurer dans les annexes les fragments de textes où le marquis apparaît comme personnage : la traduction dun extrait du roman de Hugh Henry Brackenridge, Modern Chivalry (1792-1815), où Lezay-Marnésia est décrit à lépoque où il vivait non loin de Pittsburgh, ainsi quun long passage des Souvenirs14 du fils cadet de Lezay-Marnésia où ce dernier raconte son voyage en Amérique aux côtés de son père, parfois pour contredire et souvent pour compléter les Lettres écrites des rives de lOhio. Si les textes de Brackenridge et dAlbert de Lezay-Marnésia ne sont pas dépourvus dinexactitudes occasionnelles (Brackenridge attribue au marquis un rôle dans la contre-Révolution que celui-ci na pas joué tandis quil arrive au fils de Lezay-Marnésia derrer dans la chronologie de leur périple), ils nen permettent pas moins de combler certaines lacunes des Lettres, de faire surgir des doutes au sujet de la véracité de plusieurs scènes quelles décrivent et de comprendre plus en profondeur les projets et le caractère dun homme dont les échecs successifs et le manque de sens pratique sont parfois prétexte à des caricatures faciles15. 73Loin dêtre – ou dêtre seulement – cet aristocrate obtus, rétrograde et rêveur que lon est parfois tenté de railler, Lezay-Marnésia est aussi un contempteur des abus de la monarchie absolue, un réformiste, un théoricien et un praticien de la philanthropie ainsi quun penseur utopique dont lœuvre dialogue avec les écrits de Fénelon, Montesquieu, Prévost, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre.

Cest lédition de 1800 des Lettres écrites des rives de lOhio qui est publiée ici. Jai modernisé la ponctuation et normalisé lorthographe dans le texte de Lezay-Marnésia comme dans les annexes. Sauf mention contraire, les notes sont les miennes. Elles sont précédées de la mention [Note de lauteur] lorsquelles sont de la main de Lezay-Marnésia. Dans le cas dun commentaire portant sur lune des notes de Lezay-Marnésia, celui-ci est placé entre crochets. Jai traduit les citations douvrages et darticles rédigés en anglais à moins quune mention contraire ne précise autrement.

Je tiens à remercier la Beinecke Library de luniversité de Yale ainsi que la fondation Whiting pour les bourses de recherche quelles mont généreusement accordées. Je souhaite également exprimer ma reconnaissance au département de Français de luniversité de Yale ainsi quau département de Français et dItalien dOhio State University pour leur appui au cours de mon travail. Toute ma gratitude va à celles et ceux qui ont accompagné les diverses étapes de la préparation de cette édition : Guillaume Ansart, Michel Delon, Suzanne Desan, Pierre Frantz, Thomas M. Kavanagh, Christopher L. Miller, Catriona Seth, Alan J. Singerman, Caleb Smith et Charles Walton.

1 J.-M. Quérard, La France littéraire, Paris, Firmin Didot frères, 1833, t. 5, p. 287.

2 C. F. A. de Lezay-Marnésia, Lettres écrites des rives de lOhio, Paris, chez Prault, 1800. Lédition Prault est datée de lan IX (23 septembre 1800-22 septembre 1801). Dans certaines bibliographies, les Lettres sont datées de lannée 1801 plutôt que de 1800.

3 C. F. A. de Lezay-Marnésia, « Lettre à M. Audrain », dans Plan de lecture pour une jeune dame, éd. citée, p. 205. Ce texte est reproduit dans les annexes, p. 241.

4 Sur Brissot et lémigration française en Amérique du Nord, voir lintroduction, p. 19-21 supra.

5 Sur la mission dEdmond-Charles Genêt aux États-Unis, voir H. Ammon, The Genêt Mission, New York, W. W. Norton, 1973 ; et F. Furstenberg, When the United States Spoke French, op. cit., p. 44-53.

6 S. Desan, « Transatlantic Spaces of Revolution », art. cité, p. 502.

7 Le Territoire du Nord-Ouest est une région créée en 1787 par les États-Unis, où lesclavage était interdit. Lordonnance du Nord-Ouest en définissait les règles dadministration et fixait les modalités dadmission des parties qui le composaient au sein des États-Unis. Le Territoire du Nord-Ouest comprenait les actuels états dOhio, Indiana, Illinois, Michigan et Wisconsin et disparut en 1803 lorsque sa partie sud-est fut admise dans lUnion comme létat dOhio.

8 Lettres écrites des rives de lOhio, p. 125, note 54 infra.

9 Sur cette question, voir Lettres écrites des rives de lOhio, p. 110-111 infra.

10 Sur cette question, voir lintroduction, p. 19-21 supra.

11 F. R. de Chateaubriand, « Préface dAtala », éd. citée, p. 18.

12 Sur la postérité littéraire du modèle chateaubrianesque dans les récits de voyage en Amérique, voir D. Jullien, Récits du Nouveau Monde. Les voyageurs français en Amérique de Chateaubriand à nos jours, Paris, Nathan Université, 1992.

13 C. F. A. de Lezay-Marnésia, « Lettre à M. Audrain », dans Plan de lecture pour une jeune dame, éd. citée, p. 205. Ce texte est reproduit dans les annexes, p. 241 infra.

14 A. de Lezay-Marnésia, Mes souvenirs, annexes, p. 249-269 infra.

15 Cest notamment le cas avec André Beaunier, qui présente un peu rapidement Lezay-Marnésia en ces termes : « Poète, philanthrope et toqué » (La Jeunesse de Joseph Joubert, Paris, Perrin, 1918, p. 283).