Aller au contenu

Classiques Garnier

Avertissement

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Lettres d’une Péruvienne
  • Pages : 55 à 56
  • Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 23
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812425530
  • ISBN : 978-2-8124-2553-0
  • ISSN : 2258-3556
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2553-0.p.0055
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/05/2014
  • Langue : Français
55

Avertissement

Si la vérité, qui s’écarte du vraisemblable1, perd ordinairement son crédit aux yeux de la raison, ce n’est pas sans retour ; mais pour peu qu’elle contrarie le préjugé, rarement elle trouve grâce devant son Tribunal.

Que ne doit donc pas craindre l’Éditeur de cet Ouvrage, en présentant au Public les Lettres d’une jeune Péruvienne, dont le style et les pensées ont si peu de rapport à l’idée médiocrement avantageuse qu’un injuste préjugé2 nous a fait prendre de sa nation.

Enrichis par les précieuses dépouilles du Pérou, nous devrions au moins regarder les habitants de cette partie du monde, comme un peuple magnifique ; et le asentiment du respect ne s’éloigne guère de l’idée de la magnificence.

Mais toujours prévenus en notre faveur, nous n’accordons du mérite aux autres bnations, qu’autant que leurs mœurs imitent les nôtres, que leur langue se rapproche de notre idiome. Comment peut-on être Persan3 ?c4

Nous méprisons les Indiens ; à peine accordons-nous une âme pensante à ces peuples malheureux ; cependant leur histoire est entre les mains de

56

tout le monde ; nous y trouvons partout des monuments de la sagacité de leur esprit, et de la solidité de leur Philosophie.

dUn de nos plus grands Poètes, a crayonné les mœurs indiennes dans un Poème dramatique5, qui a dû contribuer à les faire connaîtree6.

Avec tant de lumières répandues sur le caractère de ces peuples, il semblef qu’on ne devrait pas craindre de voir passer pour une fiction des Lettres originales, qui ne font que développer ce que nous connaissons déjà de l’esprit vif et naturel des Indiens ; mais le préjugé a-t-il des yeux ? Rien ne rassure contre son jugement, et l’on se serait bien gardé d’y soumettre cet Ouvrage, si son Empire était sans bornes.

Il semble inutile d’avertir que les premières Lettres de Zilia ont été traduites par elle-même : on devinera aisément, qu’étant composées dans une Langue, et tracées d’une manière qui nous sont également inconnues, le recueil n’en serait pas parvenu jusqu’à nous, si la même main ne les eût écrites dans notre Langue7.

Nous devons cette traduction au loisir de Zilia dans sa gretraite, à la complaisance qu’elle eut de la communiquer au Chevalier Déterville, et à la permission qu’il obtint de la garder.

On connaîtra facilement aux fautes de Grammaire et aux négligences du style, combien on a été scrupuleux de ne rien dérober à l’esprit d’ingénuité qui règne dans cet Ouvrage. On s’est contenté de hsupprimer un grand nombre de figures hors d’usage dans notre style : on n’en a laissé que ce qu’il en fallait pour faire sentir combien il était nécessaire d’en retrancher8.

On a cru aussi ipouvoir, sans rien changer au fond de la pensée, donner une tournure plus intelligible à de certains traits métaphysiques, qui auraient pu paraître obscurs. C’est la seule part que l’on ait à ce singulier Ouvrage.

1 Françoise de Graffigny est tout à fait consciente du fait d’avoir transgressé la règle de la vraisemblance, principe encore inviolable au xviie siècle, en transférant Zilia du Pérou du xvie siècle directement dans la France de Louis XV, et elle se fait d’ailleurs critiquer par son ami Devaux (Lettre du 24 août 1745 de Devaux, in Correspondance de Françoise de Graffigny, t. VI, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 562, n. 1 : « Il y a un point à discuter qui me paroit embarassant : dans quel temps fixez-vous votre action ? Il y a belles années qu’on ne dethrosne plus d’Incas. Si votre Zilia est du temps où on les déthrosnoit, elle critiquera les mœurs qui n’étoient pas encor, car quoyque les hommes soyent presque toujours les memes, il s’en faut pourtant beaucoup que nous vivions comme vivoient nos peres sous le regne de François premier, qui doit etre votre epoque a peu près. »

2 L’auteure s’inscrit dans l’idée la relativité culturelle, voir Paul Hazard, La crise de la conscience européene, Paris, Gallimard, 1961.

3 [N.D.A.] Lettres persanes.

4 Voir Montesquieu, Lettres persanes (1721), éd. L. Versini, Paris, Garnier Flammarion, 1995, Lettre 30, p. 98 : « Mais si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt de moi un bourdonnement : “Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan” ? »

5 Voltaire, Alzire (1736), Préface : « On a tâché dans cette tragédie, toute d’invention et d’une espèce assez neuve, de faire voir combien le véritable esprit de religion l’emporte sur les vertus de la nature. La religion d’un barbare consiste à offrir à ses dieux le sang de ses ennemis […] » (in Voltaire, Œuvres complètes, 3/II, Paris, Garnier frères, 1877, p. 422.

6 [N.D.A.] Alzire.

7 Françoise de Graffigny s’inscrit dans la veine de l’authenticité fictive, procédé propre au roman épistolaire et au genre des pseudo-mémoires, au xviiie siècle.

8 F. de Graffigny s’inscrit dans la mode des discours préfaciels d’éditeurs qui visent l’authenticité, voir aussi Montesquieu, op. cit., préface, p. 39 : « Je ne fais ici donc que l’office de traducteur : toute ma peine a été de mettre l’ouvrage à nos mœurs. J’ai soulagé le lecteur du langage asiatique autant que je l’ai pu, et je l’ai sauvé d’une infinité d’expressions sublimes, qui l’auraient ennuyé dans les nues. »