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Classiques Garnier

Variations hétérogrammatiques dans les Alphabets de Perec Jeu gratuit ou création poétique ?

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Lettres à l’œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l’extrême contemporain au Moyen Âge)
  • Auteur : Viegnes (Michel)
  • Résumé : Dans Alphabets (1976), Georges Perec utilise les dix lettres les plus fréquentes (e, s, a, r, t, u, l, i, n, o) auxquelles il ajoute une lettre parmi les seize restantes, pour composer des poèmes dont chacun est l’anagramme de la série de départ. S’agit-il d’un jeu gratuit, ou trouve-t-on dans cette contrainte une réponse à l’obsession mallarméenne du « coup de dés », en lien avec les traumatismes qui hantent l’auteur de W ou le souvenir d’enfance (1976) ?
  • Pages : 231 à 244
  • Collection : Rencontres, n° 587
  • Série : Confluences littéraires, n° 7
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406149545
  • ISBN : 978-2-406-14954-5
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14954-5.p.0231
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/08/2023
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Alphabet, anagramme, cratylisme, gratuité, onzain, Oulipo, série
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VARIATIONS HÉTÉROGRAMMATIQUES
DANS LES
ALPHABETS DE PEREC

Jeu gratuit ou création poétique ?

Après avoir composé en 1969 un palindrome de 1247 mots pour un total de 5566 lettres – le plus long connu en langue française – et construit la même année son roman La Disparition sur un lipogramme, Georges Perec sest intéressé à la poésie de diverses manières, les plus connues étant sa réécriture, au chapitre dix dudit roman, de classiques tels que « Recueillement » de Baudelaire ou le sonnet des « Voyelles » de Rimbaud, sur lesquels il applique le même procédé en éliminant tous les e. Sept ans plus tard, dans le recueil Alphabets, il prend les dix lettres les plus fréquemment utilisées en français (e, s, a, r, t, i, n, u, l, o) auxquelles il ajoute une lettre choisie parmi les seize restantes, de manière à composer des poèmes de onze vers « hendécagrammatiques » dont chacun est lanagramme de la série de départ1. Perec permute ainsi les lettres pour former des mots différents et offre au lecteur le résultat de lopération sous deux formes typographiques, lune « géométrique », apparaissant comme un quadrangle de onze lettres contiguës sur onze lignes, et lautre qui est en quelque sorte sa « traduction en prose ».

Comme le précise la quatrième de couverture, le principe est analogue à la musique sérielle : « on ne peut répéter une lettre avant davoir épuisé la série. » (Perec, 1976, 4e de couverture). Il y a donc onze poèmes en B, onze en C, et ainsi de suite pour chacune des seize lettres les moins fréquentes, bien connues des joueurs de Scrabble car elles y rapportent plus de points2. On a donc au total seize séries complètes de chacune 11 poèmes, pour un total de 11 x 16, soit 176 poèmes.

232

Sagit-il dun jeu langagier totalement gratuit, comme ceux que Perec composait pour des périodiques afin darrondir ses fins de mois3 ? Ou bien trouve-t-on dans cette contrainte une réponse possible à lobsession mallarméenne du « coup de dés », dont Valéry avait hérité en la transposant en une quête quasi maniaque de lart comme anti-hasard4 ? Toujours sur la quatrième de couverture du recueil édité en 1976 par Galilée, il est dit que ce protocole pourrait « suggérer un nouvel art poétique susceptible de remplacer les vestiges rhétoriques encore en usage dans la plupart des productions poétiques modernes et contemporaines, dans le ressassement même de leurs lettres, de leurs mots et de leurs thèmes5. » Ce « nouvel art poétique » sinscrit lui-même dans une longue histoire : ces 176 onzains – la dimension numérique ayant manifestement une grande importance pour Perec – se situent « dans le prolongement des 157 sonnets et des 143 poèmes japonais de Jacques Roubaud, et sous lombre tutélaire des 449 dizains de la Délie6 ».

Sans revenir sur les fameux dizains de Maurice Scève, remarquons simplement que Perec se place ici dans une perspective transséculaire. On peut sattarder en revanche un instant sur la référence à Jacques Roubaud, déjà présente dans La Disparition7 : le mathématicien-poète avait publié en effet un recueil de poèmes assez particulier, (EPSILON) sur le modèle du Go Ban, le plateau du jeu de go, équivalent de léchiquier ou du damier. Dans ce recueil, chaque sonnet porte une référence chiffrée (GO n) qui correspond à sa place dans lordre des coups joués et renvoie à un diagramme en fin de volume. On sait que Roubaud et Perec, ainsi que dautres oulipiens, appréciaient particulièrement le jeu de Go, dorigine chinoise (sous le nom de Wei qi) mais que lon connaît 233en Occident sous la forme quil a prise au Japon au xve siècle. Ils avaient dailleurs collaboré en 1969 avec Pierre Lusson à un Petit traité invitant à la découverte de lart subtil du Go8. En 1973, Roubaud prolonge ce tropisme asiatique avec Trente et un au cube, recueil de trente-et-un poèmes de trente-et-un versde trente-et-une syllabes, chacun de ces « vers » étant la somme syllabique du traditionnel tanka japonais (forme fixe de cinq vers, longs respectivement de 5, 7, 5, 7 et 7 syllabes). On a là le rêve à la fois mallarméen et borgésien dun livre total transgressant la planimétrie de lécrit dans ces strophes « au carré » pour entrer dans une troisième dimension avec un recueil-cube.

Nous reviendrons sur la relation à Roubaud, mais interrogeons-nous pour le moment sur les intentions de ces poèmes carrés que sont les Alphabets, en partant des trois niveaux distingués par Umberto Eco9. En premier, lintention de lauteur (intentio auctoris) : dans le cas de Perec, on connaît assez bien son goût pour les dispositifs ludiques qui peuvent cacher des sens plus sérieux voire plus tragiques, comme labsence de « e » dans La Disparition ou la centième case laissée vide dans La Vie mode demploi. Vient ensuite lintention du texte (intentio operis), dans la mesure où certains de ces effets peuvent échapper à la mécanique conçue au départ, et pour finir les opérations complexes de la lecture (intentio lectoris), qui se déploient sur une gamme assez large, selon que le lecteur – ou plutôt le lectant, dans la terminologie de Vincent Jouve10 – est animé dun parti-pris herméneutique, une quête de sens caché, ou bien au contraire aborde ces onzains comme de simples fantaisies lettristes, des loisirs de verbicruciste11.

Admettons-le demblée : dans leur majorité, ces variations hétérogrammatiques, une fois « traduites en prose » pour reprendre la formule même de Perec, sont dignes du Jabberwocky de Lewis Carroll. Un chatoiement furtif émane toutefois de cette combinatoire de onze lettres, quil tende à une signification vraisemblable ou fasse seulement 234miroiter un dédale de signifiance12. La possibilité dun sens qui affleure, par opposition à linanité sonore du pur « jeu », est la question qui sous-tend toute lecture de ces 176 textes. Mais une autre question, de nature philosophique, serait de savoir sil existe vraiment un jeu « pur », en tant qu« activité réglée portant sa fin en elle-même » pour reprendre la définition quen donna un éminent linguiste, Émile Benveniste13, ou si cette gratuité parfaite nest pas aussi illusoire que lintransitivité absolue du poème, telle que lavaient théorisée Riffaterre et dautres structuralistes. Il est vrai quun formalisme ludique et apparemment gratuit sexhibe visuellement dans certains textes où la série de la onzième lettre – provenant des seize lettres moins usitées – est clairement détachée des dix lettres de base. On en trouve un bel exemple avec le F initial du onzain 50 :

F

INALROUTES

F

LANSOURETI

F

TISOLERAUN

F

RETNULASOI

F

SOULTARENI

F

LEOUITRANS

F

USELAIRTON

F

RILEUSNOTA

F

INALOUTRES

F

ATLOURSNIE

F

RETAOLINSU14

Mieux encore, dans le onzain 123, le Q placé en position finale permet « naturellement » ladjonction dun U en lettre initiale à partir du deuxième vers, encadrant ainsi le texte :

235

LANOISETRU

Q

UANTLESOIR

Q

UISORTENLA

Q

UESONTIRLA

Q

UESTIONLAR

Q

UANTROILES

Q

UINTEALORS

Q

UARTSILONE

Q

UETANILORS

Q

UARENILOTS

Q

UONTLESIRA

Q

On trouve également un dispositif avec une lettre traçant une diagonale : E dans le onzain 41, S dans le 42, M dans le 106 et P dans le 108. Le plus intéressant est sans doute le 24, avec la lettre O :

O

RUTILANCES

T

O

CSINLARUE

CL

O

UASENTIR

LAT

O

URNISEC

NICL

O

SAURET

CLUSE

O

TARIN

LANCRE

O

SITU

ESNUITC

O

RAL

ETLASCRU

O

NI

TRUCSNIEL

O

A

CARUTENSIL

O

Ce sillon transversal percé de onze « trous », qui attire si fortement lœil, peut justement évoquer le schéma multiplié dun œil braquant sur le lecteur – et sur le scripteur ? – son regard vide. Le vers final du sonnet « Vocalisation », imité des « Voyelles » de Rimbaud, associait dailleurs, comme son original, le O à lœil (« Ô lomicron, rayon violin dans son Voir »)15. Mais dans une autre optique cette lettre en 236forme de margelle de puits peut aussi faire songer au passage de W ou le souvenir denfance où le narrateur médite sur la forme polonaise de son patronyme, Peretz, homophone dun terme hébreu signifiant précisément « trou16 ».

Dans une gradation saisissante de la difficulté et de la complexité, certains onzains combinent le clinamen de la lettre en diagonale et la verticalité de lacrostiche répétant le premier vers, comme dans les textes 41 (avec E), 45 avec N et surtout 43 avec L :

LANGESOURIT

LANGESOURIT

ALORSGEINTU

AL

NGLASTIREOU

N

L

GRELOTASUNI

G

L

ERSALUTONGI

E

L

SAITOLURNEG

S

L

OURANTLESIG

O

L

UIGNARTLESO

U

L

RTISANGELUO

R

L

INTEUGRASLO

I

L

TIONASURGEL

T

L

On peut lire ici, dans ces deux formes typographiées que présente lédition Galilée, un calembour à la fois visuel et phonétique, ce qui caractérise limage de lange dans liconographie traditionnelle étant justement ses ailes.

Le simple acrostiche peut se compliquer dune symétrie en miroir. Cest le cas, notamment des textes 28 et 3, dont la complémentarité est évidente (cest nous qui rajoutons le gras) :

237

L

U

S

I

N

E

A

T

R

O

C

USINEATROC

SECRITONAL

UCREINALTO

SOLANTECRU

ULOSACITER

CRANOUTILS

SOCURNELIT

ALONUSECRI

OCETLUSINA

TUASLECRIN

INUARTLOSE

CANESOURIT

ECRITASONL

TRINCLOUEA

TREAUCLOSN

COURTASILE

ITRACUNSOL

ILCONTEURS

CRESAULOIN

ITANSLECOU

UNACRESTIL

LUSINATRO

L

U

S

I

N

E

A

T

R

O

C

Rapprochés, ces deux onzains sont quasiment « encadrés » par la formule « lusine à troc », laquelle fait clairement sens dans ce contexte, le « troc » pouvant équivaloir aux permutations anagrammatiques des lettres. Quant à « lusine », il nest pas interdit dy voir un synonyme d« ouvroir ». Usine de littérature potentielle, où la forme engendre lart : « O tu as lécrin : ci, nu, art lose », lit-on dans les deux derniers vers du premier onzain. Même si cet « art » est ardu et proche du « travail » au sens étymologique : « Ça ne sourit, lécrit à son lutrin cloué », avertit lincipit du second onzain. Le poème serait-il donc cet « astre [au]clos » dont le rayonnement est retenu, prisonnier de sa camisole formelle, qui nest pas un « asile » protecteur ? Pourtant, tel le poème mallarméen faisant triompher le dire poétique dans lexpression même de sa stérilité et de son échec, le rayonnement perce la carapace et nous atteint.

Comme sil voulait lui-même légitimer ces deux pôles de lintention déchiffrante – échec et victoire, jeu gratuit et troc signifiant – Perec ouvre son recueil avec deux onzains bâtis sur la série B, comme la règle choisie par lui ly contraignait, mais particulièrement « parlants », si lon ose dire. Le deuxième est très clairement une paraphrase mallarméenne :

ABOLIUNTRES

Aboli, un très art nul ose

ARTNULOSEBI

BELOTSURINA

Bibelot sûr, inanité (l ours-babil :

238

NITELOURSBA

BILUNRATESO

Un raté…) sonore

NORESAUTLIB

ERANTSILBOU

Saut libérant s il boute

TELABUSNOIR

L abus noir ou le brisant

OULEBRISANT

TRUBLIONASE

Trublion à sens :

NSARTEBLOUI

Art ébloui !

Les italiques, que lon peut supposer choisies par lauteur, constituent à elles seules un indice citationnel. En effet presque toutes les autres « traductions en prose » en regard des onzains figurent en caractères romains. Ici, tout lecteur de Mallarmé reconnaît facilement ses vocables préférés, tel « aboli », « bibelot » « inanité », « sonore », dans lordre même où ils figurent au cœur du célèbre « Sonnet allégorique de lui-même ». Lexclamation finale « Art ébloui » peut quant à elle renvoyer au « solitaire ébloui de sa foi » du sonnet « Quand lombre menaça de la fatale loi ». Dans ce dernier sonnet, pour suivre linterprétation quen donne Bertrand Marchal, le « Je » lyrique rejette le « vieux Rêve » de la transcendance religieuse, qui nest qu« un orgueil menti par les ténèbres / Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi17 ». En dautres termes, le sujet poétique proclame le remplacement de la foi traditionnelle par une autre foi, une foi exclusive en son art poétique, ce « dire qui porte en lui sa propre évidence », selon la formule de Hugo Friedrich18. Lart de cette poésie perecquienne, ce « très art nul », nest un dépassement, ou un « saut libérateur » de laliénation métaphysique que sil « boute » lillusion du Sens, comme Jeanne dArc avait « bouté lAnglais hors de France ». Cette « métaphysique de la présence » dénoncée par Derrida comme hantant toujours notre inconscient culturel est un « abus noir », quil sagit dévacuer ou de « briser » en jouant au « trublion à sens ». Tout le paradoxe oulipien est là résumé : ce désordre libérateur est obtenu au moyen dun ordre artificiel et contraignant à lextrême, qui 239porte uniquement sur le signifiant, le « gramme », au sens derridien, pour mieux désarticuler le signifié19.

Mais le premier onzain, qui précède juste celui-ci, pourrait nous orienter vers une piste très divergente, celle dun tâtonnement, à travers ce jeu sur les lettres, en quête dune réalité supérieure et qui serait hors-texte :

SATINORBLEU

Satin, or bleu, trouble sain.

TROUBLESAIN

RITENOUSBAL

Rite : nous balbutions la réalité

BUTIONSLARE

ALITENOUS BR

Nous brûlons.

ULONSABRITE

Abrite la brune toison, brutalise

LABRUNETOIS

Le bâton suri, ablutions errantes :

ONBRUTALISE

Oubli…

LEBATONSURI

ABLUTIONSER

RANTESOUBLI

À noter que dans ce recueil où chaque texte saccompagne dune mention du lieu et de la date, ce onzain est daté « Paris, 27 juin 1975 », le deuxième déjà cité étant daté du jour daprès, le 28 juin 75, alors que le troisième onzain est quant à lui daté du 1er janvier de la même année. Lordre des textes nest donc pas chronologique. On entend dans ce poème inaugural les échos dune quête qui, si elle nest pas religieuse à proprement parler, emprunte tout de même le lexique du sacré, avec « rite » et « ablutions ». On peut imaginer un clerc gyrovague aux « ablutions errantes » qui réprimerait sa chair, la « brune toison » et le « bâton suri » se passant de tout commentaire. Le « trouble sain », même sil ny a pas de t final à « sain », annonce que lon sapproche dun but recherché et souhaitable, quel quil soit : « nous brûlons » peut sinterpréter au sens du joueur qui se rapproche de la bonne réponse. « Balbutier » la réalité nest certes quun début, mais ce B. A-BA est un début prometteur si lon replace la métaphore dans son contexte culturel. Pour Démocrite et Épicure, on le sait, les elementa étaient aussi bien les « particules élémentaires » à lorigine 240du monde que les lettres de lalphabet, grec pour eux, latin pour leur porte-parole Lucrèce20.

Voilà pour une perspective atomiste, certes matérialiste, mais qui voit le langage comme un reflet de larchitecture cosmique. Dans une perspective très différente, celle de la Kabbale juive, les lettres sont de véritables talismans. Le Sefer-Yetsirah (Livre de la création) proclame que le monde a été créé grâce à dinnombrables combinaisons des vingt-deux lettres de lalphabet hébraïque. Les caractères de la langue sacrée, véhicule de la Révélation, détiennent en effet un pouvoir à la fois théurgique et herméneutique pour les Kabbalistes21. Marcel Benabou, qui apparait dans La Disparition sous les traits de lavocat Hassan Ibn Abbou, mentionne dans un entretien quil avait parlé de la Kabbale à Perec, en lui rappelant justement la doctrine mystique des lettres. Lhistorien de la Rome antique, lui aussi membre de lOulipo, précise que leur intérêt commun pour la Kabbale navait rien de religieux mais relevait plutôt dune fascination poétique pour cette idée dune homologie entre les signes écrits et lunivers22. Il est révélateur que la plus ancienne réminiscence du narrateur de W ou le souvenir denfance concerne justement une lettre hébraïque ; encore sagit-il dun souvenir incertain, à demi rêvé, comme le connote le mode conditionnel des verbes :

Le premier souvenir aurait pour cadre larrière-boutique de ma grand-mère. Jai trois ans. Je suis assis au milieu de la pièce, au milieu des journaux yiddish éparpillés. Le cercle de la famille mentoure complètement [] Tout le monde 241sextasie devant le fait que jai désigné une lettre hébraïque en lidentifiant : le signe aurait eu la forme dun carré ouvert à son angle inférieur gauche [] et son nom aurait été gammeth, ou gammel. La scène tout entière, par son thème, sa douceur, sa lumière, ressemble pour moi à un tableau, peut-être de Rembrandt ou peut-être inventé, qui se nommerait « Jésus en face des Docteurs23 ».

Cette fascination pour les signes pourrait confiner à une nostalgie cratyléenne : ce socle ontologique des lettres, des mots quelles composent et des phrases que composent ces mots, sest perdu, dissous dans un « oubli » général. Cest ainsi du moins que lon peut lire le mot tissé par les cinq dernières lettres du poème inaugural.

Pourtant lauteur – si lon veut croire à une véritable intentio de sa part – singénie à tricher en empêchant le lecteur de se reposer placidement dans cet oubli et dans la jouissance purement formelle de ces textes. Le onzain no 97, dédié à Jacques Roubaud, offre quelques pistes qui vont dans cette direction :

EPSILONTARU

Epsilon :

PTURELIASON

ta rupture lia sonnets à loi pure à lopus intraité.

NETSALOIPUR

EALOPUSINTR

Son pluriel na tu prose où art linspira,

AITESONPLUR

où lents puisent parole

IELNATUPROS

pour linstant usé à polir.

EOUARTLINSP

IRAOULENTSP

UISENTPAROL

EPOURLINSTA

NTUSEAPOLIR

à Jacques Roubaud

242

Roubaud, qui avait comme François Le Lionnais une formation de mathématicien, sen explique lui-même au début de son livre intitulé  : ce signe qui correspond à la graphie cursive ancienne de la lettre grecque epsilon, est dans la théorie des ensembles un signe dappartenance : appartenance dun élément à un ensemble, voire appartenance au « monde de lêtre-au-monde », pour reprendre ses propres termes24. Un élément qui appartient, cest par exemple une lettre en tant quelementum au sein dun ensemble non précisé, qui peut aller du mot à lalphabet entier. Mais epsilon, cest également la cinquième lettre de lalphabet grec, tout comme son équivalent, le e latin. La « rupture » du e/epsilon, cest peut-être aussi son éviction dans le jeu du lipogramme que Perec a pratiqué, y compris à lintérieur de cette forme de haute contrainte quest le sonnet et quaffectionne par ailleurs Roubaud. Mais comment cette éviction/rupture peut-elle lier ces « sonnets à loi pure » à un « opus intraité » ? On peut dabord faire observer que lopus, terme latin pour œuvre, connote une ambition artistique supérieure : si cette œuvre demeure virtuelle, « intraitée », cest peut-être parce quelle parlerait dautre chose que delle-même, et notamment dune réalité humaine, historique, morale, trop douloureuse pour être explicitement dite, même si elle est « mal tue par lencre même », comme dirait Mallarmé25. En effet Claude Burgelin et dautres commentateurs de Perec lont relevé, à la suite dAli Magoudi et de sa Lettre fantôme26 :ce pluriel de e, cest « eux », les déportés, les disparus dans la nuit et le brouillard dont parle indirectement un ouvrage en prose, inspiré lui aussi par le même « art », ou artifice. On aura reconnu La Disparition,récit loufoque autour dun disparu nommé Anton Voyl, dont le nom lui-même voile et dévoile la voyelle absente. Ce e pluriel, ces « eux » multiples et anonymes qui ont disparu pour de vrai, vont peut-être finir, au terme dun lent processus de création et dinterprétation, par « puiser parole ». La prose va donner en creux une voix à ces fantômes, même si « pour linstant », la pratique 243ludique use ce signifiant-lettre à force dutiliser son absence, comme un artisan maniaque finirait par user lobjet quil façonne à force de le polir.

Dautres textes témoigneraient en faveur dune pertinence autobiographique de ces jeux de lettres. Lécriture des Alphabets étant quasiment contemporaine de celle de W ou le souvenir denfance, on ne saurait éluder la place que tient la vingt-troisième lettre de lalphabet dans le recueil. Le onzain 127 livre une clé assez parlante :

SIREWOTANLU

Sire Wotan, luis : un Waterloo nu

ISUNWATERLO

se rit, wallon. Waste, ruine !

ONUSERITWAL

Luis ! Ta Wroslaw ruine totale, ours

LONWASTERUI

winternal où Wissowa lit runes !

NELUISTAWRO

Wilno rue. Tarnow, élu, sait.

SLAWRUINETO

TALEOURSWIN

TERNALOUWIS

SOWALITRUNE

SWILNORUETA

RNOWELUSAIT

Paris, 21 mars 1976

On sait que dans W ou le souvenir denfance la lettre W renvoie à des signifiés multiples : elle désigne dabord cette île contre-utopique où la société est régie selon une version dévoyée de lidéal olympique, mais cest aussi linitiale du patronyme de Gaspard Winckler. Elle apparaît surtout comme le couplage des deux V initiaux de Villars-de-Lans et dun autre lieu-clé de lenfance du narrateur – rue Vilin, où se trouvait le salon de coiffure de sa mère, ou encore Vincennes – ce couplage reflétant celui des deux récits parallèles27. Dans limaginaire collectif, la lettre W, la dernière officiellement intégrée à lalphabet français, évoque un apport étranger, en particulier des langues et cultures du nord de lEurope, comme le suggéraient déjà LEncyclopédie et le Dictionnaire de 244Trévoux. Perec joue aussi bien sur cet imaginaire historique que sur le souvenir douloureux de son enfance. La lettre « maudite » renvoie à un Nord polonais et germanique : polonais avec Wroslaw (variante de Wroclaw ?) Wilno (forme polonaise de Vilnius) et Tarnow, trois villes marquées par des chocs violents et des massacres de populations juives durant la Deuxième Guerre mondiale ; germanique avec Wotan, dieu de la guerre, et Georg Wissowa, célèbre philologue allemand qui « lit runes » – on notera dailleurs la paronomase runes/ruines. La guerre encore, avec Waterloo et surtout le « Waste » qui évoque aussi bien la « terre gaste » des romans arthuriens que le Wasteland de T.S. Eliot28.

Proposer une véritable conclusion sur un objet aussi complexe et périlleux que ces Alphabets,labyrinthe ou galerie des glaces parsemés de trompe-lœil et de chausse-trappes, constitue une gageure. Que dire, au final, de ces contraintes lettristes extrêmes et du double défi quelles lancent au poète qui les compose et au lecteur qui les décrypte ? Aboutissent-elles à la démultiplication du sens par le dépassement des carcans, visant comme objectif (impossible) la constitution dun langage à la densité maximale, subsumant la dichotomie hasard/nécessité ? Ou conduisent-elles au contraire à lanéantissement de toute signification, autre que celle dun « néant » néo-mallarméen ? Telle était linterrogation de départ pour cette courte étude, qui ne saurait apporter une réponse définitive ; mais lon devinera sans doute de quel côté, à notre avis, penche la balance.

Michel Viegnes

Université de Fribourg

1 Perec, Georges, Alphabets : cent soixante-seize onzains hétérogrammatiques, Paris, Éditions Galilée, 1976.

2 Jusquà dix pour W, X, Y et Z, alors que les dix lettres les plus fréquentes nen apportent quun seul. Bien entendu, ce système de points varie dune langue à lautre : dans la version anglaise du jeu, le W apporte très peu de points étant donné quil fait partie des lettres les plus fréquentes dans la langue de Shakespeare.

3 Tels que les grilles de mots croisés quil composait pour lhebdomadaire Le Point ou les « jeux intéressants » quil concevait pour le magazine Ça mintéresse, et que Bernard Magné a rassemblés et réédités chez Zulma en 2008 : près dun tiers dentre eux sont dailleurs des jeux de lettres.

4 Dans « LAmateur de poèmes » composé en 1905, il définit le poème comme « une durée pendant laquelle [il] respire une loi qui fut préparée », et où « nul hasard » ne peut simmiscer(Album de vers anciens, Gallimard « Poésie », 1974, p. 38-39).

5 Perec, Alphabets, op. cit.,4e de couverture.

6 Ibid.

7 Cf. Parayre, Jacques, « Traces directes ou indirectes de Jacques Roubaud dans La Disparition », Cahiers Roubaud, Les Cahiers de la Licorne,mis en ligne le 28 août 2018.

8 Paris, Christian Bourgois, 1969. Le Go a aussi probablement servi de modèle au Glasperlenspiel, le « jeu des perles de verre », dans le roman éponyme dHermann Hesse (1943).

9 Lector in Fabula. Le Rôle du lecteur, ou La Coopération interprétative dans les textes narratifs,trad. Myriam Bouzaher, Paris, Le Livre de Poche ; Biblio / Essais édition (18 janvier 1989).

10 La Lecture,Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1993.

11 Rappelons que les verbicrucistes créent les grilles de mots croisés, à ne pas confondre avec les cruciverbistes qui jouent à remplir ces mêmes grilles.

12 Pour reprendre la distinction de Michael Riffaterre dans « LIllusion référentielle » (Littérature et réalité,éd. G. Genette et T. Todorov, Paris, Seuil, « Poétique », 1982).

13 « [Le jeu est une] activité réglée qui porte sa fin en elle-même et ne vise pas une modification utile du réel. » (« Le Jeu comme structure », Deucalion, 1947).

14 Alphabets, op. cit. Dans cette édition de 1976 chez Galilée, le numéro de page est identique au numéro du onzain lui-même. Les autres onzains suivant le même schéma, outre le 123 cité à suite (avec Q en position finale) sont 78 (avec R en position finale), 125 (avec V en position initiale) et 162 (avec R en position initiale).

15 Loriginal se lisant : O lOmega, rayon violet de Ses yeux. On peut également rappeler que dans lalphabet proto-sinaïtique, le signe ancêtre du O est tiré du hiéroglyphe égyptien de lœil, dont il ne conserve que le rond de liris.

16 « Le nom de ma famille est Peretz. Il se trouve dans la Bible. En hébreu, cela veut dire “trou” » (W ou le souvenir denfance [Denoël, 1975], Paris, Gallimard, « LImaginaire », 2020, p. 56.

17 « La crise des années soixante [] confirme le passage dun idéalisme métaphysique à un idéalisme purement poétique. » (Mallarmé, Poésies,éd. B. Marchal, Paris, Gallimard « Poésie », 1992, p. 243).

18 Structures de la poésie moderne, trad. F. Demet, Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 187.

19 « Je me donne des règles pour être totalement libre » (« Georges Perec : des règles pour être libre », dans Entretiens et conférences, vol. I, Nantes, Joseph K., 2003, p. 208).

20 Homologie dont sest réclamé Francis Ponge, pour qui le parti pris des choses implique le compte tenu des mots : « The basic Lucretian analogy between the permutation of atoms in the things of the external world and that of letters in the words of the textual world is appropriated by Ponge in the development of his new rhetoric »(Meadows, Patrick, Francis Ponge and the Nature of Things. From Ancient Atomism to a Modern Poetics, Lewisburg, Bucknell University Press, 1997, p. 87).

21 Voir Lalou, Frank, Les Lettres sacrées de lalphabet hébreu. De larchéologie à la Kabbale, Paris, Véga, 2015.

22 « [Perec et moi] nous voulions libérer la littérature de ce carcan de “Grande littérature” et de grandiloquence ; montrer quaussi bien la littérature que le langage sont partout. Cest une idée oulipienne, mallarméenne, mais aussi cabalistique, puisque dans le Zohar, comme dans la Kabbale, lalphabet est la matière du monde. Voilà deux textes qui mont beaucoup marqué, non de manière religieuse mais du fait de la manipulation des lettres et des mots. » (Nettei, Guadalupe, « Benabou et Perec. Histoire dune amitié », mexiqueculture.pagesperso-orange.fr, consulté le 02.01.2022).

23 W ou le souvenir d enfance, op. cit.,p. 26-27. Mais le narrateur déconstruit lui-même ce souvenir, précisant que le caractère hébreu reproduit dans le texte nexiste pas ; tout au plus pourrait-il ressembler à un Mem, certainement pas au Gimmel (plutôt que « Gammeth, ou gammel ») « dont [il] se plait à croire quil pourrait être linitiale de [s]on prénom » (ibid.). Néanmoins, pour Claude Burgelin, « tout est en place dans cet acte I de la mémoire : mise en scène, dans une sorte dÉpiphanie, dun enfant merveilleux que les siens reconnaissent comme élu en raison de cette maîtrise sur les signes… » (Georges Perec,Paris, Seuil, « Les Contemporains », 1988, p. 165).

24 En théorie des ensembles, signe figurant la relation dappartenance. On écrit a ϵ A et on lit : « a élément de A » ou « a appartient à A » (Bourbaki, première partie, livre I, chap. 2, § 1). Par extension, symbole de lappartenance au monde de « lêtre au monde » (Roubaud, Jacques, ϵ, Gallimard, 1967, p. 11).

25 Cette formule se trouve dans son « Hommage » quelque peu contraint au « dieu Richard Wagner irradiant un sacre / Mal tu par lencre même en sanglots sibyllins. » (op. cit., p. 63).

26 Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 1996.

27 On trouve dautres toponymes en V dans le récit parallèle, comme Venise, où « jai vu entrer dans une gargote de la Giudecca un homme que jai cru reconnaître » (op. cit.,p. 14). On peut également penser au « bureau Veritas », dont lui parle Otto Apfelstahl (ibid., p. 66).

28 Ce monument du modernisme poétique écrit aux lendemains de la Première Guerre mondiale et publié en 1922 évoque les ruines culturelles dune civilisation européenne qui sait désormais quelle est mortelle, pour faire écho à la formule bien connue de Valéry.