Retour au « b-a ba » Du symbolisme alphabétique et de son effet
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Lettres à l’œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l’extrême contemporain au Moyen Âge)
- Auteur : Cornilliat (François)
- Résumé : Cette étude est un retour critique sur l’analyse des jeux de lettres menée jadis dans « Or ne mens » (1994), notamment à partir de L’ABC des doubles de Guillaume Alecis. Elle s’interroge sur les postulats et sur les conditions culturelles ou intellectuelles qui, à l’époque, incitaient son auteur, paradoxalement, à éluder l’examen symbolique, a fortiori matériel, de la lettre comme telle, au profit (et à la faveur) d’usages rhétoriques posés comme déterminants.
- Pages : 287 à 308
- Collection : Rencontres, n° 587
- Série : Confluences littéraires, n° 7
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406149545
- ISBN : 978-2-406-14954-5
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14954-5.p.0287
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/08/2023
- Langue : Français
- Mots-clés : Alphabet, grands rhétoriqueurs, Jean Molinet, Guillaume Alecis, acrostiches, rhétorique, rimes, équivoques
RETOUR AU « B-A BA »
Du symbolisme alphabétique et de son effet
Je commence par avouer que la relecture des pages écrites jadis sur ce que j’appelais les « Alphabets du péché1 », pages que je n’avais plus regardées depuis des décennies, m’a fait un drôle d’effet (en effet). Elle m’a d’abord rappelé un double accident de parcours : le moment où une thèse censée porter sur la poésie du xvie siècle s’est égarée dans le xve, happée par la rhétorique des mal nommés « Grands Rhétoriqueurs » ; puis happée derechef, dans le sillage du Masque de Paul Zumthor2, par un groupe de procédés jugés typiques de leur rhétorique, autour des « gorgianismes » et de la rime. S’ouvrit alors sous mes pieds l’abîme des relations du mal nommé Moyen Âge, de Charles le Téméraire à Charles le Grand, avec cette famille d’ornements du discours. L’étude de ces figures comme telles m’obligeait à me renseigner sur leur très longue histoire ; mais il était trop tard pour m’en instruire vraiment. Je pouvais à la rigueur m’improviser quinziémiste ; mais non pas médiéviste, et je me souviens surtout d’un bricolage hâtif avec le b-a ba de la discipline. Par exemple d’excursions ponctuelles dans les écrits d’Isidore de Séville3, à l’aide providentielle des travaux qui leur sont consacrés4. Ou de l’impression – providence toujours – que les jeux de mots des Miracles de Gautier de Coinci me sauveraient avec leurs personnages5. Ou de ma décision propitiatoire d’analyser un poème alphabétique du xiiie siècle, l’Abecés par ekivoche6, dont j’ignorais l’existence un mois plus tôt.
288Ce dernier choix devait tout à l’intérêt que je m’étais découvert pour une œuvre ultérieure : L’ABC des doubles de Guillaume Alecis (j’écrivais Alexis)7, qui date du milieu du xve siècle et soumet les ressources de l’abécédaire au bon plaisir d’un autre procédé : la rime équivoque. Je résume ce que j’en disais (ceci n’est pas une étude à nouveaux frais) en rappelant que la lettre, et l’ordre des lettres, n’y sont pas employés à l’initiale de la strophe, du vers ou du mot, mais à celle de la rime. Un article de Yan Greub vient de m’apprendre que l’initiale de l’équivoque est indiquée en marge dans l’unique manuscrit contemporain8. Sont ainsi organisés alphabétiquement les « doubles », les mots doubles, qui dénoncent les« doubles », les hommes doubles, hypocrites ou menteurs, chacun de nous aussi bien. L’exploit technique du rimeur, selon un topos associé à l’usage rhétorique de l’alphabet, se donne pour rudimentaire, comme s’il était retourné aux premiers pas du premier cycle de l’école, « contrainct 289et abessé / Aux lectres de [s]on A. B. C.9 », ostensiblement incapable d’une composition plus savante : modestie stratégique, protectrice en l’occurrence, puisque c’est en s’imposant de suivre l’ordre des lettres que l’art ambigu du « double » reste « simple » d’esprit. D’autant qu’il n’est pas tenu de les utiliser toutes, à la différence des emplois célébratoires (ou pédagogiques, ou de leur parodie) qui se doivent de placer à l’initiale le K, l’Y, le X, le Z, jusqu’aux signes graphiques comme l’esperluette et le « 9 » tironien10 ; parti d’exhaustivité qu’adopteront aussi, pour d’autres raisons, les « dictionnaires de rimes » des Arts de rhétorique11, dont les listes font souvent penser aux séries d’équivoques de L’ABC des doubles ; mais ce dernier se simplifiait la tâche en s’arrêtant au V.
Incomplet donc, l’ABC par rimes a pour fonction de produire du divers, au lieu de célébrer le même comme le font les éloges litaniques. La rime équivoque étendue à plusieurs mots empêche souvent les « doubles » de se fixer dans un rapport sémantique prévisible, telle la synonymie ou l’antonymie attendue de noms qui se trouvent être homonymes ou 290paronymes. « Le cueur a tost juger s’avance / De ce dont n’avont pas sçavance, / Et en gectons nostre sentence / Sans sçavoir bien comment s’entend ce12 », lisons-nous par exemple sous la lettre S : loin de faire miroiter l’intégrité de la « sentence », la rime décompose celle-ci et nous force à repenser « ce » dont il s’agit. Cette démarche mortifie les substantifs. Mais aussi les rimes elles-mêmes, en tant qu’elles aiment faire « concorder » le sens avec les sons (ainsi chez Gautier, ou dans les quatrains monorimes de l’ABC Nostre Dame de Ferrant13) ; c’est plutôt de discorde qu’il s’agit ici. Et enfin les lettres mêmes : dans telle équivoque en D (et non T comme on s’y attendrait), « Frere, ne descens point des tours / De purté, garde toy des tours / De luxure14 », non seulement il faut enjamber les fins de vers pour saisir le sens (et fixer le contraste de « tour » et « tour »), mais la lettre qui lance la rime et marque son appartenance à la série se borne à superposer deux occurrences de l’article « des », qui allonge l’équivoque sans signifier grand-chose par lui-même.
Les exceptions à cette humiliation concertée, par syntaxe et métrique, des substances et des signes qui prétendent les évoquer à eux seuls n’en sont que plus significatives. Voici pour mémoire la plus remarquable, sous la lettre S. Nos chemins comme nos paroles, comme nos langues, ne cessent de bifurquer ; mais si nous allons où l’Écriture nous dit d’aller, tout change :
Si serons la, joyeux et saints,
Portant ou fronc de thau les seings
Et d’estolles de gloire sains
Avec Dieu et les benoistz saincts15.
Alors la rime se refait unanime ; noms et adjectifs, porteurs en un seul mot de l’équivoque, retrouvent leur intégrité pour dire ensemble – sens divers mais voisins unis en un seul son – le miracle de l’élection. Quant à la lettre, elle triomphe sous une espèce unique, symbole supra-linguistique 291que l’ABC ne saurait utiliser ni dédoubler : la dernière de l’alphabet hébreu, marque des élus selon Ézéchiel ; le tav assimilé au signe de la croix, et au tau grec dans ce même emploi.
C’est donc en m’apprenant à lire la rime équivoque dans la variété de ses rôles éthiques et spirituels qu’Alecis et son ABC en vinrent à remplacer, dans ce chapitre central, les rhétoriqueurs proprement dits, tout comme ceux-ci boutaient hors de ma thèse les poètes marotiques et ceux de la Pléiade. D’où le surtitre et l’épigraphe, empruntés au moine de Lyre (« Mais je te requiers, or ne mens : / que vallent mondains ornemens16 ? »), de cette épaisse enquête sur l’ornement verbal. Or ce qui me frappe, à la lumière du sujet de ce volume et des travaux déjà menés ici, à Fribourg, sous la direction de Marion Uhlig17, c’est le manque d’attention de mon livre à la lettre comme telle ; comme le montre en effet le choix de L’ABC des doubles, qui détrône l’initiale où brille le même pour s’en servir, de manière instable, à l’intérieur du vers – quitte à préserver, hors système, l’onction spéciale du « thau ».
Je me suis aperçu, non sans surprise, que j’avais évité un sujet qu’il me semblait pourtant avoir au moins abordé, sinon traité. Il me semble que les raisons de cet évitement sont instructives ; c’est pourquoi je me permets d’y revenir aujourd’hui. Ma lecture des alphabets restait latérale et lacunaire, déterminée qu’elle était par mon souci des figures de ressemblance verbale, à la rime et hors de la rime. À telle enseigne que je les disais « du péché », ces alphabets ; occupés à sismographier celui-ci au moyen de la rime équivoque (ou de cryptages allusifs comme celui du Dictier de Molinet sur la guerre de Flandres18), avant et au lieu d’envisager le plus haut devoir de l’« ABC », celui de signifier, de garantir, de réaliser complétude et perfection. Et ce, alors que le commentaire de Cassiodore sur les Psaumes19, distinguant les imparfaits des parfaits, m’avait mis sur la bonne voie : mais comme l’a remarqué David Moos 292dans sa belle étude sur l’ABC par ekivoche20, l’imperfection (moyennant le souci rhétorique de la réparer) m’attirait davantage. À l’inverse le chapitre suivant, consacré à la rhétorique mariale, disait celle-ci « sans tache » ; mais là encore s’intéressait surtout, pour décrire un discours qui s’innocente lui-même en louant la virginité ou l’immaculée conception de la mère de Dieu, aux effets sonores du polyptote des miracles, ou sémantiques des allégories du chant royal, plutôt qu’à ceux du poème « lettrisé ». Le résultat, constaté à la relecture et attesté par l’index, est que des tautogrammes comme l’Oroison sur Maria de Molinet21 ou des pangrammes comme l’Oration de Destrées à sainte Marguerite22 ne sont mentionnés qu’au passage. Les lettres de Marie tenaient une plus grande place dans mon esprit que dans mon raisonnement. Emblématiques – donc absentes.
Le peu que je disais (ailleurs encore, dans un chapitre sur les « Syncopes23 ») de la « rime senée » concernait davantage l’epitheton comme procédé-limite de l’éloge et du blâme que le rôle qu’y joue la lettre comme telle. Je n’étudiais d’ailleurs la figure qu’à propos du Satan et de la Basoche de La Vigne24, en ne leur opposant la Maria de Molinet que dans une note de bas de page. Non certes pour donner 293une couleur satanique à la Vierge ; mais pour montrer le « clivage du sens » qui permet aux épithètes de « réfracter indéfiniment », mais séparément, la même entité, bonne ou mauvaise, et répartit les termes en deux listes étanches. Étanchéité que vérifie paradoxalement le fait qu’ils commencent, de part et d’autre, par les mêmes lettres, qui balisent leur répartition. On ne saurait (sauf intention satanique) confondre le « Rustic regnant, rampant, rafflant, rifflant » qu’est Lucifer, loué par Satan chez La Vigne, avec le « Rubis raiant, rose ramée » qu’est Marie, louée par Molinet25, car l’effet sonore s’appuie sur un partage éthique des mots, confié au sens ; à l’accumulation du sens, par la synonymie26. C’est de la synonymie que l’allitération « lettrisée » devient le signe, efficace mais accessoire.
Sans renier ces propos, je m’interroge sur l’étendue de cette soumission sémantique, qu’ils posaient en négligeant d’autres facteurs, comme le nombre total d’épithètes, le rôle des allitérations complémentaires (e. g. « renfrongné regrognant » chez La Vigne), ou le fait que l’abondance de l’R est réglée, dans l’Oroison, par sa présence articulée dans le nom de MARIE, à l’opposé des bruits d’animaux censés sortir de la gorge de Satan. Je ne crois pas avoir été sourd (ou aveugle) à cette différence ; mais qu’elle fût évidente me dispensait d’interroger cette évidence. Je ne me suis d’ailleurs jamais demandé, au cours de ces analyses, ce qu’est une lettre, grammaticalement ; ni si quelque chose en elle insiste, étymologiquement, du côté du bien, avant de se prêter à la symétrie synonymique du bien et du mal. Et ce alors même que je cherchais en fait à montrer que l’éloge et le blâme ne sont pas symétriques : car nous louons et prions la Vierge en disant son être à coups d’épithètes, tandis que les diables, à coup d’épithètes, se diffament eux-mêmes, ne disent que leur manque d’être, ce qui les condamne à parodier les mots qui célèbrent Marie. Mais je n’envisageais cette asymétrie qu’en termes de fonctions oratoires : on ne saurait adoucir Lucifer, l’émouvoir en le délectant, parce qu’il est (devenu) l’aigreur même ; on ne saurait qu’adoucir la Vierge, parce qu’elle est la douceur même. L’effet laudatif de la répétition de l’R dans le nom de MARIE, son effet vitupératif dans 294la bouche d’un diable m’ont sans doute paru dépendre de cette analyse rhétorique. Mais je crois aujourd’hui que je les postulais plutôt ; car s’il en était allé autrement, je les aurais examinés comme tels ; je n’aurais pas manqué de questionner le postulat inverse qui menaçait d’être le mien : comment la lettre maniée de façon si voyante, si chatoyante, pourrait-elle être, en même temps, sémantiquement neutre, symboliquement vide ?
C’est aussi dans une note que ce passage relègue une citation d’Henri Meschonnic analysant l’« acrostiche intégral » de La Vigne : « Si la lettre initiale essentialise le nom, si elle devient le nom dont elle est l’initiale, la poétique lettrisée est une essentialisation d’essentialisations. Le maximum possible pour le langage, dont en même temps [La Vigne] mesurait l’insuffisance27 ». Insuffisance aggravée du côté du mal. Même si on la comprend en termes d’effet et non d’essence, même si on se souvient qu’il s’agit d’une opération langagière, une « essentialisation d’essentialisations » ne saurait être symétrique sans tomber dans le manichéisme, sans essentialiser le mal : ce que Satan croit qu’il fait, mais ce que nous ne saurions croire qu’il fait sans croire en lui autant qu’en Dieu. Il suit que la lettre n’essentialise pas le nom des deux côtés : l’un des usages du procédé parodie l’autre à ce niveau-là aussi, celui de la lettre comme telle et de la qualification qu’elle orne et guide ; et non pas au seul niveau des fonctions oratoires (plaire vs. irriter, être agréable vs. désagréable) du discours qualificateur. Meschonnic le savait mieux que personne, qui dans le même ouvrage évoque une alternative à la logique tentante (mais douteuse face au Dieu de la Bible) du « maximum pour le langage » : soit le moyen par lequel la lettre biblique échappe selon lui à cette surenchère, donc au risque de l’idolâtrie, tout en gardant le droit de se répéter. Car l’essentialisation littérale peut aussi tourner mal du côté du bien, lorsqu’elle prétend dire un métonyme de Dieu (les saints et surtout la Vierge sont censés, dans le culte catholique, échapper à cette loi, mais tout le monde n’en est pas d’accord) ; a fortiori dire Dieu en personnes comme s’Il devenait dicible à force d’être dit.
Une solution est de déployer la lettre sansessentialiser le nom ni fétichiser la nomination : « L’acrostiche […] était dans la Bible le degré poétique de l’alphabet lui-même, puisqu’il n’était pas l’acrostiche d’un mot ou d’un nom, mais de lui-même […]. L’alphabet, étant acrostiche 295de lui-même, allégorisait en effet la totalité même du dire divin, à travers la totalité du texte biblique », écrit Meschonnic28. Technique totalisante mais respectueuse de « l’indicible », de « l’imprononçable » ; allégorisant le « dire » sans chercher à nommer Celui qui dit, ni ce qu’Il dit ; sans prétendre en épuiser la caractérisation. Ainsi du psaume 119 (118), le plus parfait (22 strophes de 8 versets commençant chacun par la lettre correspondante de l’alphabet hébreu) ; dont Meschonnic en le traduisant dira dix ans plus tard que l’« ordre est une symbolique d’accomplissement, et de perfection29 ». Perfection que le poème s’interdit cependant de mimer, puisque dans la dernière strophe (celle dont les versets commencent par Tav) le psalmiste se donne pour un « agneau perdu », qui loin d’accomplir la louange la demande, humblement, pour l’avenir, tout en ayant foi dans le résultat. Voici la traduction minimaliste de Meschonnic :
Selon ta parole viens à mon secours
Jaillira de mes lèvres un chant de gloire
Oui tu m’apprendras tes lois
Ma langue répondra ta parole30(versets 170-172)
Le traducteur insiste sur le futur, qu’efface une version plus rhétorique comme celle de Louis Segond :
Délivre-moi, selon ta promesse !
Que mes lèvres publient ta louange !
Car tu m’enseignes tes statuts.
Que ma langue chante ta parole31 !
Car il n’y a qu’une parole qui vaille d’être dite et répétée, et ce n’est pas la mienne. L’acrostiche de l’alphabet n’est donc pas sur la même ligne que l’acrostiche du nom (encore moinssi celui-ci est « tautogrammatique »). Le premier sert de garde-fou, protège le poème des excès « essentialisants » du second. À moins d’en être lui-même emporté, et de nourrir alors la foi du poème en sa propre « performance », au lieu 296de rester comme à distance de celle-ci pour faire l’offrande, à Dieu, de son insuffisance ? C’est une bonne question ; mais j’ai pu citer dans mon livre ces deux analyses de Meschonnic (sur La Vigne et sur l’alphabet) sans me la poser.
Je crois que je tenais pour acquis, sur la base herméneutique fournie par Cassiodore, mais avant tout sur la foi de l’effet qu’il avait sur moi, le sens de l’exhibition des lettres par le lyrisme marial, analysé en détail, au même moment, par Gérard Gros32. Exhibit A, si j’ose dire ; signe de perfection si évident qu’il se passait à mes yeux de commentaire, y compris en présence de son double maléfique, le tautogramme du diable. Comme s’il suffisait de citer au passage un ou deux témoins, avant de rejoindre des procédés (rime équivoque, paronomase, homéotéleute) moins « facilement » unanimes, travaillant à rétablir de l’univocité là où règne le renard de l’équivoque. Ce n’est donc pas que les lettres de tels abécédaires ne m’éblouissaient pas ; c’est qu’elles le faisaient si bien qu’elles me dispensaient d’en apprendre plus, comme si leur statut élémentaire rendait non moins élémentaire, au sens de Watson, le succès de leur propos. Alors que ce succès, on vient de le voir, pose lui-même le problème de ses conditions de validité, d’acceptabilité ; et que j’aurais très bien pu focaliser sur la lettre comme telle l’enquête que je menais sur d’autres parties du discours pour y traquer la tension entre la simple désignation d’un sens substantiel, indispensable à l’éloge mais parfois 297« double » et trompeuse, et sa mise en syntaxe, dédoublante mais clarifiante. Or je ne l’ai pas fait.
Cette dispense m’arrangeait certes : le souci d’en savoir plus m’eût plongé sans merci dans l’histoire de la lettre médiévale, sujet non pas élémentaire mais ultra-technique33. M’en échappait, par exemple, la dimension graphique même, donnée à voir par des manuscrits dont j’ignorais tout34. En d’autres termes, l’effet imaginé de l’alphabet, mentalement projeté des paroles gelées de Rabelais ou des Voyelles de Rimbaud sur le triste noir et blanc, ou noir et jaune, d’éditions défraîchies (Alecis par Picot et Piaget, Molinet par Dupire), me donnait la preuve intuitive d’un sens spirituel non problématique, les problèmes surgissant ensuite, à d’autres niveaux. Cet effet virtuel me suffisait, parce qu’il me donnait l’impression de se suffire à lui-même. Et c’est ainsi que j’en suis venu à traiter le plus élaboré des ornements comme s’il était leur b a – ba ; leur horizon céleste comme s’il était leur degré zéro.
À cette raison d’opportunité s’en ajoutait une autre, moins superficielle. Je veux parler d’une forte réticence intime face à l’idée même que les lettres de la rhétorique mariale m’obligeaient à envisager : celle d’une signifiance ou d’une charge de vérité qui leur fût (peut-être) propre. Et d’une forte attirance théorique pour l’idée inverse, à savoir que les lettres sont en effet des signifiants neutres – voire les plus neutres des signifiants –, qui se prêtent aux mêmes opérations rhétoriques que les autres éléments ou parties du discours. Le tout relevant d’une tendance plus générale à envisager tout symbolisme en termes d’effet sensible plutôt que de sens inhérent, a fortiori caché35, et de surcroît tout effet sensible verbal en termes rhétoriques, c’est-à-dire comme le produit d’opérations à visée persuasive. L’effet serait donc à évaluer en tant qu’il apparaît dans telle réalisation 298discursive ; la propriété réputée intrinsèque au symbole lui-même n’en est pas nécessairement le pur résultat au lieu de la source (je n’ai pas besoin de prouver que la source n’existe pas), mais toujours au moins un résultat, quoi qu’elle soit par ailleurs ; et c’est ce résultat qui m’intéresse. Ce nominalisme sélectif et approximatif est un trait de génération. La lettre médiévale contenait-elle, en elle-même, de quoi le remettre en cause ? Mieux valait l’escamoter sous couleur de lui rendre hommage.
Et ce d’autant plus qu’un tel déni s’était renforcé lorsque j’ai momentanément quitté la Renaissance pour le Moyen Âge ; quitté une époque qui, alors, me semblait peuplée de mythes et fantasmes en matière de langue, pour une autre qui, contre toute attente, s’en méfiait davantage ; ne semblait pas la proie d’un cratylisme délirant, mais le lieu de sa réfutation ou réduction aristotélicienne. À quoi devais-je ce sentiment, sélectif une fois de plus, mais délicieusement paradoxal ? À une collision – entre les paysages que dessinaient deux lectures.
Le premier, c’est celui de la « ressemblance généralisée » : celle à quoi un fameux chapitre de Michel Foucault36 réduisait les idées du xvie siècle sur le langage, le monde comme langage, le langage comme monde. C’était avant que le grand livre de Marie-Luce Demonet37, paru en 1992, n’achève de redresser mes idées là-dessus, en montrant que la « sémiotique généralisée » des Cardan, Paracelse, Postel et autres Corneille Agrippa « ne concerne pas le fonctionnement de la langue », où règne, comme devant, la thèse de l’arbitraire. Les signes dont parle Foucault sont fascinants, mais à quelques exceptions près (dont celle des « Noms divins »), ce « ne sont pas des signes linguistiques », écrit Demonet (ce qui laisse toutefois ouverte, admet-elle, la question du « mot poétique » et de la « magie » que lui prêtait un poète comme Ronsard)38. Mais 299l’hallucination de la « prose du monde » ne m’avait, au mieux, qu’à demi séduit ; même en matière de poésie je préférais – quoiqu’avec mauvaise conscience – imaginer un Ronsard peu magicien, si jouant parfois à l’être ; composant ses poèmes, en tout cas, loin des prophéties (et des pauvres vers) d’un Nostradamus. D’où le joyeux choc – le soulagement – de ma rencontre avec un monde à la fois antérieur et moins fabuleux : celui de l’« équivoque généralisée » que saluait Zumthor39 dans les écrits des rhétoriqueurs.
Équivoque contre ressemblance. Je retrouve, en bas de page de mon commentaire de L’ABC des doubles, une citation, mise là pour le contraste, du Thresor de l’histoire des langues de Claude Duret (1613), tirée d’un article pionnier de ma directrice de thèse, Gisèle Mathieu-Castellani, qui renvoyait entre autres aux pages de Foucault précitées40. Selon Duret, « les secrets et mysteres de la croisée du monde et de la croix, ensemble de la rotondité du ciel et de la terre, sont proprement denotez et exprimez par les façons diverses d’escrire des peuples et nations de l’univers41 », 300de droite à gauche comme le premier ciel, de gauche à droite comme le second ciel (des étoiles fixes) et les sept planètes, ou encore de haut en bas selon l’ordre de la nature, ou de bas en haut, ou du centre vers la circonférence, pour la même raison. Des tapisseries verbales tissées cent ou cent-cinquante ans plus tôt par les rhétoriqueurs, il me semblait donc a priori, grâce à Zumthor surtout, qu’elles infirmeraient de telles analogies (dont je me gardais, ipso facto, d’interroger le mode de croyance ou de connaissance qu’elles impliquaient de la part de Duret) : quand même mes auteurs en fourniraient d’équivalentes, il n’y aurait là qu’apparat… rhétorique, en effet, de la part d’auteurs ayant compris, longtemps avant les lecteurs de Don Quichotte, que « l’écriture et les choses ne se ressemblent plus42 ».
Lorsque j’ai compris moi-même, contre Zumthor cette fois – et grâce à Claude Thiry43 –, que les rhétoriqueurs prennent très au sérieux, quand ils en usent sérieusement, les figures qui font qu’elles se ressemblent, quitte à en rire en d’autres lieux (autrement dit que l’un n’empêche pas l’autre), j’ai dû renoncer au combat (trait de génération encore une fois) de deux a priori massifs, et faussement ennemis, sur la nature du signe : tenu de ressembler au monde ou d’y être inscrit comme le voulait Foucault décrivant « l’enfance » de la culture occidentale, ou bien livré 301sans retour, en toute époque, à la « différance » de son signifiant44. Cet armistice a laissé intact l’essentiel de mon présupposé, qui n’était pas sémiotique (ni linguistique), mais rhétorique : l’abandon de l’hypothèse maximaliste de Zumthor a facilité, en la modérant,ma lecture oratoire des rhétoriqueurs, c’est-à-dire ma tendance à considérer, dans un symbole, comment un discours s’en empare, lui donne la forme et en tire l’effet qui convient ; parce qu’il se trouve que ces auteurs donnent de nombreux… signes, en effet, d’un tel pragmatisme. Selon cette approche, l’art de faire scintiller les lettres dont témoignent, par exemple, les éloges funèbres d’un Jean Molinet, puis d’un Jean Lemaire, ne relève ni d’une croyance simple en leur inhérente aptitude à dénoter le divin mystère, ni de son double parodique et non moins nécessairement renversé – la guerre carnavalesque des signes contre le sens qu’on prétend leur imposer. Mais d’une zone intermédiaire où rhétorique entreprend de s’ébattre ; sur un terrain balisé, toutefois, par ses sœurs du trivium, grammaire et logique, et par les questions dont elles débattent.
Car il ne s’agit pas de nier que l’équivoque règne, en effet, sur le monde dont parlent et auquel parlent les rhétoriqueurs, comme sur le langage dont ils usent ; ni que la ressemblance (illégitime) soit son suppôt, le Satan de ce Lucifer. Pour l’éloquence qui loue le prince ou la Vierge, ou qui raconte noblement l’histoire, c’est là un problème à résoudre autant qu’un mal à combattre. Le premier remède, celui qui fait tomber la fièvre, est la distinction : entre le vrai et le faux, les mots et les choses, le discours et la langue, homonymes et synonymes, contraires et subcontraires, substantifs qui signifient tous seuls et « syncatégorèmes » qui n’en font rien ; donc aussi – c’est le plusélémentaire – entre les langues, et entre leurs alphabets respectifs. Mais aussi bien entre les lettres, à l’intérieur d’un même alphabet ; car si les unes signifient seules, symbolisent de naissance – comme l’upsilon de Pythagore, formé pour symboliser45 –, ce n’est pas le cas des autres, de toutes les autres au même degré.
302À ce premier niveau, grammatico-logique, il faut ne pas confondre ce qui ne doit pas être confondu. La rhétorique a là son rôle à jouer. Ainsi ai-je voulu montrer que les vers rétrogrades des rhétoriqueurs ne se lisent pas universaliter (le « Practiciens sont bons non fainctz » / « Fainctz non bons sont practiciens » de Jean Bouchet46 ne signifie ni que tous les juristes sont innocents, ni qu’ils sont tous des faux-jetons) mais particulariter (certains sont bons, d’autres mauvais : à eux, à nous, de faire la différence) ; autrement dit qu’un procédé spectaculairement maximaliste l’est beaucoup moins qu’il n’en a l’air. Nous sommes tentés d’exagérer son double sens comme si son référent (la profession juridique en l’occurrence) était le lieu d’une coincidentia oppositorum à la Nicolas de Cues (mais les avocats ne sont pas Dieu !) ; ou comme si la langue, au contraire, nous enfermait dans une indépassable amphibologie ; alors que le vers, pouvant être lu en un sens ou l’autre (« Lisez au droict verrez les tours / Des bons, des maulvais au rebours »), est un fait de discours qui nous invite à choisir – entre bien et mal comme entre interprétation et surinterprétation. De même la rime équivoque, 303si « poignante » à l’oreille quand on cesse d’y entendre un calembour, travaille à dissiper l’équivoque, soit en distinguant les deux homonymes qu’elle superpose, soit en confrontant un substantif à un groupe syntaxique qui ne s’y superpose pas et fournit un surcroît d’analyse textuelle et contextuelle. Sur cette base clarifiée, la rhétorique a encore fort à faire ; sa responsabilité propre est ce que Meschonnic appelle le « continu », qui recoud les morceaux distincts, les pièces du manteau, pour en faire un seul et pour faire qu’il soit beau. L’effet esthétique majeur reste la consonance ; mais l’erreur serait de croire cet effet naïf (appuyant la consonance des mots sur la ressemblance des choses) ou sophistique (ricanant du décalage, et de son propre artifice) lorsqu’il est possible de montrer qu’il n’est ni l’un ni l’autre.
Ainsi des lettres : que certaines, en latin par exemple, soient plus anciennes que d’autres, aient plus de dignité symbolique que les autres, est une distinction cruciale pour le savant qui réfléchit sur l’origine de l’alphabet, et sur le sens autonome de quelques-uns de ses signes (en tant qu’il est tributaire et gardien de cette origine, mais pas seulement : les lettres les plus signifiantes peuvent aussi bien être données ultérieurement). Tel n’est peut-être pas le souci du « facteur » chargé de célébrer un Philippe le Bon ou une Marguerite d’Autriche au moyen des lettres de leur nom, latinisé (PHILIPPUS) ou non (MARGUERITE)47. Un tel écrivain postule l’égalité et la ductilité symboliques des lettres que le nom à louer se trouve comporter, comme des perles d’un collier (y compris le H, qui n’a ici d’existence que graphique, et dont les grammairiens disent par ailleurs qu’il n’est pas une lettre, mais une simple aspiration48) : sa tâche est de les faire briller ensemble le temps d’un éloge (la différence littérale y subsiste à l’état esthétique de variété), en faisant de chacune d’elles, y compris lorsqu’elle se répète, l’initiale d’une vertu distincte, sans dissimuler 304ce que l’exercice a de contingent, par exemple lorsqu’il manipule le nom vertueux pour qu’il corresponde à la lettre choisie.
Ainsi La Couronne margaritique de Lemaire transforme-t-elle « Prudence Regnative » en « Regnative Prudence » parce qu’il n’y a pas de P dans MARGUERITE : le sens du concept (objet d’une ample dissertation prêtée à Arnaud de Villeneuve49) est à peine affecté, en aucun cas subverti, par la mutation de l’épithète ; mais on salue l’acrobatie qui permet au rhétoriqueur de retomber sur les pieds de ses lettres « vulgaires50 ». Elle limite a priori la réification religieuse de celles-ci (elles disent ce qu’il veut qu’elles disent dans son discours, non ce qu’il croit qu’elles disent par elles-mêmes) tout en prévenant leur dissolution parodique : ce qu’il veut qu’elles disent reste ce qu’il convient qu’elles disent. Subsiste donc une part d’équivoque, de flottement aménagé – qui toutefois ne peut aller (ici) jusqu’à l’inconvenance. De son côté l’univocité rhétorique, celle de la convenance ainsi respectée, n’est pas philosophique, n’exige pas que l’on assemble ou oppose des concepts rigoureusement discrets ; encore moins que l’on fasse coller les mots aux choses comme si ce miracle leur était inhérent.
Vue ainsi, la construction de l’univocité par l’artifice ne suppose ni angélisme ni cynisme. Non que la possibilité en soit exclue : c’est parce que l’un et l’autre sont présents aux marges du système (on peut supposer un « facteur » qui s’interdise religieusement tout arbitraire, ou son double diabolique ou diogénique, s’amusant à saccager toute convenance) que l’exploit du rhétoriqueur de cour prend son sel et son sens. Il donne à savourer sa part d’autonomie sans subvertir l’ordre du monde, parce qu’il a besoin de cet ordre pour faire apprécier sa part d’autonomie.
Vue ainsi, donc. Mais ce que je constate maintenant, sans renier ces analyses, c’est que j’ai préféré les mener en évitant d’approcher la question de la lettre et de sa potestas51intrinsèque ; en saluant, comme Alecis, le « thau » de loin, préférant suivre à l’œuvre l’alphabet profane 305de l’équivoque. C’est donc que quelque chose, dans les lettres dont certaines sont « divines » et les autres potentiellement « divinisées » par leur contact, continue de m’embarrasser, de gêner le « ni ni » qu’il me fallait mettre en place au profit de lettres « égalisées » par et pour la circonstance52. Je crois qu’une prémisse perd de sa puissance à s’exercer de la sorte ; à « tenir » un équilibre entre deux autres, qui figurent à ses yeux deux pôles commodément contraires ; manie pseudo-aristotélicienne, rassurante sans doute, mais qui fuit, avec le mystère, le tremblement d’autres tracés possibles.
J’aurais pu m’intéresser, devant les lettres des rhétoriqueurs, à ce qu’en disent les traités de grammaire ; au chassé-croisé de l’alphabet entre l’homme et Dieu dans l’antique description que reprend un Jacques Legrand53, par exemple. D’abord au miracle de l’articulation, qui crée des lettres en les prélevant sur l’informe matière sonore54 ; miracle si peu explicable qu’on les imagine données de plus haut lieu ; puis imparfaitement perfectionnées par le bricolage humain, qui rend l’alphabet mieux susceptible d’être appris pour apprendre (le reste). Ce qui garde les traces du mystère devient, ordonné et systématisé, l’outil et l’objet des leçons les plus simples ; plus tard, aussi, de la commodité des repérages que nous devons aux indices ou au dictionnaire que Legrand appelait de ses vœux55. Mais l’évident profit de tels usages n’empêche pas l’alphabet (même latin) d’hériter de lettres « mystiques » ; sur la différence de quoi Isidore insistait, en ajoutant à la description technique de Donat56.
D’un côté l’alphabet ordonne élémentairement, avant de signifier (dans l’alphabet latin, le plus perfectionné – ou élémentaire – en ce sens, les 306lettres ne « signifient » plus rien d’autres qu’elles-mêmes57) ; il n’est qu’un marchepied vers les niveaux supérieurs de la langue et du discours, là où le sens advient vraiment. De l’autre il contient toujours le sens déjà advenu ou promis, les lettres « grecques » qui – même en latin, même en français – signifient superlativement : la vie (Upsilon), la mort (Theta), la vie de ceux que Dieu épargne (Thau), la mort du Christ (Chi), l’éternité de Dieu (Alpha et Oméga)58. D’où une double coexistence : entre l’usage basique de l’alphabet et la mémoire de l’articulation miraculeuse ; entre le caractère non-signifiant des lettres et les significations « divines » que certaines recèlent néanmoins. De tout ceci, la rhétorique fait un miel aussi riche et lisse que possible. Mais l’hétérogénéité du divin et de l’humain – leur dissemblance dans la co-présence – persiste et insiste au degré le plus « bas » de la grammaire ; donc résiste à la part de « comme si », de simulation, que comporte le lissage oratoire. Car, de la part divine, la (grande) rhétorique garde un besoin vital, indispensable – comme la bénédiction du « thau » l’est aux équivoques d’Alecis – à des tours de force capables de modifier comme ils l’entendent, avec l’ordre du nom et de l’adjectif, l’initiale de la vertu la plus parfaite.
Il serait donc temps que je cesse de fuir devant ce qu’il subsiste de grammaticalement « divin », de rhétoriquement inassimilable dans les lettres, noué plutôt que lissé, ombilic de l’éloquence. Mais dans le seul xvie siècle dont, au terme de mon parcours, je m’occupe encore (celui de Jean Bouchet, rhétoriqueur tardif), force m’est d’admettre que je n’en prends pas le chemin. Mes anciens postulats y survivent a minima, grâce à l’usage que cet auteur aussi prolixe que médiocre fait d’une tradition millénaire. Ce n’est pas dans les « Patrons scelon l’ordre de A.B.C. commençant par toutes les lettres Latines elementaires, une aprés l’aultre, pour les filles qui veulent apprendre a escripre, et instructifz à bonnes meurs59 » (et d’abord à se taire), ce n’est pas dans ces strophes que l’on verrait le psalmiste faire l’offrande et la demande de sa louange, ni briller le mystère de signes célestes ou quasi tels :
307A
Au commencement de tout euvre
A Dieu se fault recommander,
Et sa grace luy demander,
Aultrement jamais bien on n’euvre.
B
Beaulté de fille ne s’eslieve,
Car orgueil efface beaulté :
Si belle n’est, que loyaulté
Et bonne grace la reliefve.
C
Constance de fille moult plaist,
Jamais personne n’est contante
De fille qui est inconstante,
Aux gens de vertuz trop desplaist.
Et ainsi de suite ; et pour finir :
X
Xenophon conseille silence
A tous, mais mieulx a fille advient,
A laquelle parler convient
Moderement, sans insolence.
Y
Yo fut convertie en Vache
Pour avoir tenu long caquet
A Juppiter, de tel hoquet
Gardez vous, orde en est la tache.
Z
Zizanie et discention
Fuyez fille, aussi toute noise,
Monstrez vous en honneur courtoise,
Et pleine de dilection.
ɔ
Constance en vostre front reluyse,
En vostre cueur mundicité,
En vostre corps pudicité,
Qu’orgueil jamais ne vous seduyse.
308Rien ici qui ne réponde, avec usure, à mon besoin de montrer la rhétorique montrant ses signes pour les faire convenir à son convenable propos. Ainsi la besogneuse désinvolture de Bouchet déduit-elle l’élémentaire de l’élémentaire, pour mesurer l’obéissance féminine à la toise de l’ABC. On l’a connu plus généreux, et plus intelligent, sur le sujet de l’éducation des femmes60 : ce sont les lettres qui l’abêtissent ; qui l’alphabêtissent. Assurément rien ne m’oblige à sonder ce qu’il subsiste de « puissance » en d’aussi essoufflés, d’aussi scolaires symboles. Rien ne m’y embarrasse ; sinon – comme par punition – la platitude même de l’effet, qui par diverses ruses lexicales et syntaxiques soumet tous les signes (upsilon compris : non plus la bifurcation offerte aux garçons, mais l’initiale de la fille qui est censée avoir pris le mauvais chemin61) au même grisâtre message, là où ceux des Molinet et des Lemaire me touchaient par l’éclat de leur convenance, la convenance de leur éclat.
François Cornilliat
Rutgers University
1 « Or ne mens ». Couleurs de l ’ Éloge et du Blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, Champion, 1994, p. 387-481.
2 Le masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Seuil, « Poétique », 1978.
3 « Or ne mens », p. 100-117 (sur les Étymologies) et 236-243 (sur les Synonymes).
4 Surtout ceux de Jacques Fontaine (Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, 2 vol., Paris, Études augustiniennes, 1959 ; et Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien, Paris, Études augustiniennes, 1981).
5 « Or ne mens », p. 491-514 et 523-535.
6 Huon le Roi de Cambrai, Li Abecés par ekivoche, Œuvres, t. I, éd. Arthur Långfors, Paris, Champion, 1913 ; commenté dans « Or ne mens », p. 390-395.
7 Dans les Œuvres poétiques de cet auteur, éd. Arthur Piaget et Émile Picot, Paris, Firmin Didot, SATF., 1896, t. I, p. 1-54 ; commenté dans « Or ne mens », p. 435-481. Sur le nom et la carrière éditoriale du « quasi inconnu » que reste cet auteur, voir la récente étude de Sylvie Lefèvre (qui m’en a communiqué copie ; je l’en remercie chaleureusement) : « Guillaume Alecis. Une œuvre entre manuscrits et imprimés », Au prisme du manuscrit : regards sur la littérature française du Moyen Âge (1300-1550), éd. Sandra L. Hindman et Elliot Adam, Turnhout, Brepols, 2019, p. 271-288. Citant les acrostiches qui plaident en faveur de la forme « Alecis » (attestée par ailleurs dans des mentions manuscrites), l’autrice remarque qu’« il aurait été impossible de commencer un vers par X… » (p. 274).
8 « Il n’y a […] pas de système évident qui puisse mettre en évidence à la fois la structure strophique et l’initiale alphabétique concernée. Les éditeurs se sont montrés indifférents à la question, et ne reproduisent pas le système présent dans le témoin manuscrit. Ce système consiste à mettre en évidence le premier mot en le rubriquant et en le faisant débuter par une lettre ornée, et à indiquer en marge l’initiale de l’équivoque. L’éditeur n’indique pas non plus que, dans un cas, cette lettre marginale manque, ainsi que la rubrication, et réalise donc une correction tacite » (Greub, Yan, « Les abécédaires : les besoins en matière éditoriale », French Studies, vol. 75, no 3, Oxford University Press, 2021, p. 313-324 (voir p. 319-320), sur le ms. fr. 1642 de la BnF, f. 309 ro-325 vo ; recueil de poésies diverses, disponible sur Gallica, comme me l’a aimablement signalé l’auteur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9007194w/f335.item, consulté le 22/06/2023). La première page de l’ABC (f. 309) est reproduite en couleurs dans l’étude de Sylvie Lefèvre (p. 279). Celle-ci évoque par ailleurs un second manuscrit (collection privée), réalisé dans les années 1520 d’après l’édition imprimée d’Antoine Vérard (1505), laquelle associe l’ABC et Le Passetemps de tout homme et de toute femme et contient 21 gravures (le ms., pour sa part, est illustré de 20 dessins à la plume). Un exemplaire de l’édition de 1505 sur parchemin enluminé (Rés. Vélins 2249) se lit aussi sur Gallica (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bp t6k996252r/f216.item, consulté le 22/06/2023), témoin de l’« esthétique de l’imprimé-manuscrit » dont parle Lefèvre (p. 281 ; en renvoyant à Mary Beth Winn, Anthoine Vérard, Parisian Publisher, 1485-1512. Prologues, Poems, and Presentations, Genève, Droz, 1997, p. 384-394).
9 L ’ ABC des doubles, v. 29-30, éd. Piaget-Picot, p. 10.
10 Le plus somptueux exemple en est sans doute la prière à la Vierge du Pèlerinage de vie humaine (voir son édition par Graham Robert Edwards et Philippe Maupeu : Guillaumede Deguileville, Le Livre du pèlerin de vie humaine,Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 2015, v. 13051-13350, p. 954-972), où lettres et signes – de A à 9 – apparaissent successivement à l’initiale de chaque douzain. J’ignorais l’existence de ce chef-d’œuvre lorsque j’écrivais ma thèse… Sur les problèmes posés aux poètes par le devoir d’exhaustivité alphabétique, voir Uhlig, Marion, « La lettre sauve : l’ABC et la louange mariale » (French Studies, op. cit., p. 336-351) : il est notamment question des mésaventures du Z, et du remède métadiscursif que leur trouve Ferrant dans l’ABC Nostre Dame. Mais le ver reste dans le fruit de cette « école » alphabétique : « Tel est le paradoxe magistral de cette mouvance : elle se définit par une complétude intenable sur le long terme, parce qu’elle fait place à l’inévitable hiérarchisation des lettres. Comme au Scrabble, en effet, certaines lettres valent plus que d’autres » (p. 347). D’où par exemple la réduction de l’« Abécé » (par Jacques de Baisieux) aux cinq lettres de MARIA ; et la relégation des lettres inconvenantes dans la littérature « joyeuse », c’est-à-dire obscène : voir, de M. Uhlig toujours, « X-Rated Letters. When the ABC Turns You On » (in The Politics of Obscenity in the Age of the Gutenberg Revolution. Obscene Means in Early Modern French and European Print Culture and Literature, éd. Peter Frei et Nelly Labère, New York, Routledge, 2022, p. 60-78) ; l’étude compare la Ballade de l’ABC – en corrigeant la lecture incomplète que j’en faisais dans « Or ne mens », p. 399-405– et l’ultérieur Alphabet du temps présent.
11 Voir par exemple Les Règles de la seconde rhétorique, où les échantillons de « moz leoninés » et « esquivoques » se terminent respectivement par « Adonay », « amez », « a Metz », « argus », « Argus », et par « Yvonette », « zucarée », « Zacarée », « commune », la finale « us » et l’initiale « com » étant toutes deux notées par le signe 9, considéré comme « la dernière lettre de l’alphabet » (Langlois, Ernest, Recueil d’arts de seconde rhétorique, Genève, Slatkine Reprints, 1974, p. 15-16).
12 L ’ ABC des doubles, v. 1119-1122, p. 49.
13 « Ave sainte Marie de grant misericorde / com cil bien se marie qui tret a vostre corde. / Ja n’ert amez marie se vers vous ne s’acorde / ne for du sens marie s’a vus [m]et sa concorde », dit le premier (https://www.arlima.net/eh/ferrant.html, consulté le 22/06/2023). Sur les manuscrits et les éditions (partielles) de ce texte, voir Y. Greub, « Les abécédaires », p. 3 et n. 13.
14 L ’ ABC des doubles, v. 355-357, p. 23.
15 L ’ ABC des doubles, v. 1177-1180, p. 50-51.
16 L ’ ABC des doubles, v. 918-919, p. 42.
17 Voir Belles Lettres. Les figures de l’écrit au Moyen Âge / Figurationen des Schreibens im Mittelalter (colloque fribourgeois de 2017), Scrinium Friburgense,no 44, éd. Marion Uhlig et Martin Rohde, avec la coll. de Luca Barbieri et Pauline Quarroz, Wiesbaden, Reichert Verlag, 2019 ; Figures, chiffres, notes et symboles au Moyen Âge, Scrinium Friburgense, no 48, éd. M. Uhlig, Wiesbaden, Reichert Verlag, 2020 ; ainsi que le récent numéro de French Studies déjà cité (vol. 75, no 3).
18 Molinet, Jean, Dictier sur Franchois et Gantois, in Faictz et dictz, éd. Noël Dupire, t. I, Paris, SATF, 1937, p. 205-208 ; commenté dans « Or ne mens », p. 409-415.
19 Expositio in Psalterium (Migne, PL, 70) ; évoquée dans « Or ne mens », p. 388-390.
20 « L’ABC par ekivoche et les abécédaires français du xiiie siècle », French Studies, op. cit., p. 352-365 ; voir p. 352.
21 Faictz et dictz, éd. Dupire, t. II, p. 455-456 ; poème évoqué dans une note d’« Or ne mens » (n. 37, p. 360) qui n’en dit rien et se borne à renvoyer au commentaire de François Rigolot, Poétique et onomastique. L’exemple de la Renaissance, Genève, Droz, 1977, p. 35-38.
22 « Oration et tresaggreable loenge à la susdicte vierge et martire, contenant vingtechincq motz commenchant chascun mot par lez XXV lettres de l’a be ce » (y compris & et 9) ; voir l’éd. d’œuvres de Destrées, frère chartreux et poète du temps de Marguerite d’Autriche par Holger Petersen, Commentationes Humanarum Literarum, I-8, Helsingfors, 1927,p. 59. Sur cette « Oration » pangrammatique, voir tout de même « Or ne mens », p. 405-408 : « Les signes de l’écriture […] sont offerts comme tels à la fin du texte, de l’oraison qui en a tiré parti. L’affleurement des composants élémentaires à la surface du discours en signale la vocation lyrique, […] en même temps que la constitution technique […] » (p. 406).
23 « Or ne mens », p. 339-385.
24 Le paronomeon de Satan sur Lucifer dans le Mystère de saint Martin et (surtout) ceux de la Basoche contre la Mort dans les Complaintes du Roy de la Bazoche sont commentés (parmi d’autres figures) p. 349-361. Sur ce procédé, voir l’analyse récapitulative de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « L’alphabet des poètes. Rêverie des poètes médiévaux sur la lettre » (dans Belles lettres, op. cit., p. 179-191 ; voir « II. L’initiative de la lettre », ibid., p. 182-183), qui renvoie au travaux pionniers d’Ernst RobertCurtius (La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 343-344) et aux définitions anciennes de Pierre Fabri (Le grand et vrai art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Rouen, 1889-1890 ; Genève, Slatkine Reprints, 1969, Second livre, p. 128-129).
25 Oroison sur Maria, éd. citée, v. 17, p. 456.
26 Comme le dit Jacqueline Cerquiglini-Toulet, évoquant la fureur misogyne des allitérations en « f », « L’initiale donne l’énergie, non le sens. Il n’y a pas dans ces exemples de métaphysique de la lettre » (« L’alphabet des poètes », p. 183).
27 Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, 1991, p. 52 ; cité p. 360, n. 39.
28 Ibid., p. 53-54 ; cité dans « Or ne mens », p. 387, n. 1.
29 Gloires. Traduction des psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 119.
30 Psaume 119, 170-172, Gloires, p. 320.
31 https://fr.wikisource.org/wiki/Page:La_Sainte_Bible,_trad._Segond.djvu/779, consulté le 22/06/2023.
32 Voir en particulier Le Poète marial et l’art graphique. Étude sur les jeux de lettres dans les poèmes pieux du Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1993. Dossier repris dans de récentes études de Marion Uhlig : « Des lettres a femmes : sur les abécédaires en français (xiiie-xve siècles) », Romania, no 138, 2020, p. 97-120 ; l’introduction du volume Figures, p. 7-15 ; et « La lettre sauve », déjà citée. Cette dernière étude note que « la vocation des poèmes [abécédaires] vernaculaires médiévaux est presqu’immanquablement mariale » (p. 340) : « L’ABC […] en français n’est autre que la métaphore de la mediatrix nostra dont l’initiale se trouve en son cœur numérique ; il ne peut de ce fait être dédié à nul autre qu’à la Mère du Verbe » (p. 341 ; citation de Jacques de Baisieux à l’appui ; sur la fonction centrale de la lettre M, voir aussi ChappuisSandoz, Laure, « La grille et la liberté : le carmen cancellatum de Venance Fortunat à l’évêque d’Autun (carm. V, 6) », Belles Lettres, p. 33-47). Sont également commentées par M. Uhlig la prière de Guillaume de Digulleville (ou, selon son éditeur Ph. Maupeu, Deguileville) et sa suite : « Le prieur de Chaalis lui-même n’est pas en reste qui, dans son Pèlerinage de l’âme, surenchérit par une louange abécédaire latine, pangrammatique, explicitement vouée à surpasser la précédente. Le poète témoigne d’une inventivité décuplée dans ce poème dont le pangramme inaugural (“Aue benedictissima, / Caritate dulcissima, / Eiciens fastidium”, etc.) est suivi de strophes tautogrammatiques où chacun des mots de chacune des strophes débute par la même lettre » (« La lettre sauve », p. 345).
33 Voir e. g., parmi les travaux dirigés par M. Uhlig, l’étude déjà citée de L. ChappuisSandoz, « La grille et la liberté », et celle d’Elena LlamasPombo, « Gratiam varietatis. Paramètres de variation stylistique de la lettre au Moyen Âge » (dans Belles Lettres, p. 33-47 et 193-214) ; ou encore (dans Figures, p. 49-63) celle de Daniel Heller-Roazen, « Isolement de la lettre. De la grammaire à la poétique », dont je cite cette conclusion : « En suivant les accidents de ces plus petites parties de la voix, en s’attardant sur leurs noms, leurs figures, et leurs puissances, on remonte ainsi, sans doute, à leur “substance” mystérieuse, connue seulement de ceux qui parlent des langues » (p. 62).
34 S’il m’est venu à l’esprit, en cette époque lointaine, d’aller consulter l’unique manuscrit de L’ABC des doubles, je m’en suis dispensé : ma désinvolture vis-à-vis de certains devoirs de l’érudition impliquait une confiance aveugle en ses précédents résultats.
35 Dans les « Correspondances »de Baudelaire, les quatrains m’ennuient, les tercets m’enchantent.
36 « La prose du monde », Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 32-59.
37 Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance (1480-1580), Paris, Champion, 1992. Voir notamment la conclusion, p. 575-582, d’un vaste ouvrage où Les mots et les choses n’est cité que trois fois, et qui conteste largement la pertinence, pour « le lot courant de la langue utilisée par les hommes », de « la description lyrique du langage par Eugenio Garin et Michel Foucault » (p. 577). Concernant les alphabets et les recherches ou spéculations dont ils font l’objet, voir plus précisément les p. 47-69. Moyen Âge et Renaissance y sont réunis par l’analyse de procédés communs à une étymologie sans « prétentions métaphysiques » (p. 66), et à une conception de la motivation comme « acte volontaire », non comme « émanation naturelle de la nature de l’objet » (p. 70).
38 Les Voix du signe, p. 577.
39 Pour Le masque et la lumière, « l’équivoque généralisée » des rhétoriqueurs « traverse tous les niveaux de structuration du texte, marque de façon indélébile ce qui y concourt à la production d’un sens » (p. 273). Et encore : « Ce que nous constatons chez nos poètes, c’est une exploitation intentionnelle des possibilités qu’offre le système linguistique, de neutraliser, grâce aux convergences phonématiques, les oppositions lexicales : pratique généralisée que je tiens pour indice d’une volonté, diffuse mais toujours impliquée par le discours, de rompre avec l’unité apparente et factice du sens » (p. 269).
40 Foucault, Les mots et les choses, p. 52 ; voirMathieu-Castellani, Gisèle, « Origine de la langue, langue de l’origine. Mythe et désir dans le Thresor de Claude Duret », Réforme, Humanisme, Renaissance, no 8, Saint-Étienne, 1982, p. 79-85 ; ainsi que « Sous l’écorce des alphabets », Corps écrit,no 32, Paris, PUF, 1989 (articles cités dans « Or ne mens », p. 436, n. 100). Mathieu-Castellani souligne « l’importance de la lettre, et par là de l’“escriture” » pour le discours de Duret, qui culmine dans l’analyse de l’alphabet hébreu, « décrivant “toutes les choses qui se peuvent trouver en ce monde” » (p. 81) ; mais rappelle aussi que la description de Foucault n’est que « partielle », et renvoie au travail de Claude-Gilbert Dubois (Mythe et langage au xvie siècle, Paris, Ducros, 1970), qui « oppose […] à cette conception mythologique […] les premiers postulats d’une “science du langage” » (n. 2, p. 84). À l’idée d’une substitution de la seconde à la première, Marie-Luce Demonet opposera, à son tour, « la stabilité de la conception aristotélicienne du signe » (Demonet, Les Voix, p. 545).
41 Duret, Thresor de l’histoire des langues de cest univers. Contenant les Origines, Beautés, Perfections, Decadences, Mutations, Changemens, Conversions, et Ruines des langues, Cologny, M. Berjon, 1613, p. 990. Le même Duret accuse Blaise de Vigenère (qu’il cite ailleurs avec révérence) d’avoir voulu, dans son Traicté des chiffres, ou secretes manieres d’escrire (1586), « tirer des characteres des Lettres latines des mysteres, et secrets tels ou semblables, que ceux que les Hebrieux tirent de leurs characteres de lettres » ; or « il n’y a aucune comparaison des uns et des autres mysteres et secrets » (Thresor, p. 773). Mais l’auteur dudit Traicté – et traducteur du Psaultier de David – n’a guère besoin de leçons sur ce point. Inversement, sa foi profonde dans les « secrets du monde sensible et de l’intelligible » que contiennent les 22 lettres de l’alphabet hébreu n’empêche pas Vigenère de s’interroger sur les états historiques successifs de celles-ci, ni sur les interprétations divergentes de l’exégèse rabbinique à leur sujet. On voit coexister,chez de tels écrivains, la tentation et l’interdiction de généraliser leurs hypothèses les plus « mystiques », dont Demonet montre par ailleurs qu’en se concentrant sur certains signes de certaines langues (l’hébreu au premier chef), elles ne bouleversent pas la pensée du langage : « la croyance en l’existence d’une certaine catégorie de signes, de mots efficaces et divinement créés n’ébranle pas la base aristotélicienne du signe linguistique » (Demonet, Les Voix, p. 542, à propos des kabbalistes de la Renaissance). Sur Duret, voir aussi l’équitable étude de Michel Jourde, « Qu’y a-t-il d’imaginaire dans le Thresor de l’histoire des langues de cest univers de Claude Duret (1613) ? », Cahiers du GADGES, no 15, 2018, p. 163-181.
42 Foucault, Les mots et les choses, p. 61. Sur le problème de l’analogie chez les rhétoriqueurs, voir les perspectives (voisines, si partiellement divergentes) de Michael Randall, Building Resemblance. Analogical Imagery in the Early French Renaissance, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996, et de la 3e partie d’« Or ne mens ». Randall découvre et décrit un mouvement sinusoïdal : la Renaissance redevient « réaliste » et rompt avec le « nominalisme » du Moyen Âge tardif, avant de renouer avec lui.
43 Voir notamment, de cet auteur, « Lecture du texte de “rhétoriqueur” », Cahiers d’analyse textuelle, no XX, 1978, p. 85-101, et « La poétique des Grands Rhétoriqueurs », Le Moyen Âge, no 86, Bruxelles, 1980, p. 117-133.
44 Selon Jacques Derrida (voir Marges de la philosophie, Paris, Minuit, « Critique », 1972, p. 1-29).
45 E. g. Isidore de Séville, « De litteris communibus » (Étymologies, I, iii ; texte disponible sur le site monumenta.ch) : « Y litteram Pythagoras Samius ad exemplum vitae humanae primus formauit ; cuius virgula subterior primam aetatem significat, incertam quippe et quae adhuc se nec vitiis nec virtutibus dedit. Biuium autem, quod superest, ab adolescentia incipit : cuius dextra pars ardua est, sed ad beatam vitam tendens : sinistra facilior, sed ad labem interitumque deducens. De qua sic Persius ait : “Et tibi qua Samios deduxit littera ramos, / surgentem dextro monstrauit limite callem” ». Ce qui devient, chez Jacques Legrand (qui reprend généralement Isidore, via Vincent de Beauvais, comme le signale son éditeur Evencio Beltran : voir Archiloge Sophie, Paris, Champion, 1986, p. 271, n. 186) : « Oultre plus Pytagoras dit Samius, fut cellui qui ramena aucunes lectres grecques a moralité en disant que Y grec signifie la vie humaine, la quelle va tousjours en amenuisant, comme fait la figure de Y grec, et ceste meisme sentence tesmoingne Persius le poete » (Archiloge, p. 61 ; cf. Perse, Satires, III, v. 56-57 ; la formule est citée par J. Cerquiglini-Toulet, « L’imaginaire de la langue grecque au Moyen Âge », La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental, éd. Jean Leclant et Michel Zink, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2005, p. 147-157 ; voir p. 152). Contrairement à Perse, à Isidore (suivi verbatim par Vincent de Beauvais) et à nombre d’autres propagateurs de ce topos (voir DeRuyt, Franz, « L’idée du “Bivium” et le symbole pythagoricien de la lettre Y », Revue belge de Philologie et d’Histoire, no 10, 1-2, 1931, p. 137-145), ce n’est pas l’image hésiodique du biuium que retient ici Legrand : il lit, en quelque sorte, le signe à l’envers. C’était déjà le cas dans son Sophilogium : « Pitagoras Sa[mi]us .y. grecum prius formauit, ut tradit Persius. […] Secunda littera mistica dicitur y grecum que designat vitam humanam, eo quod semper tendit a tenuitatem more vite humane » (II, i, Strasbourg, Adolf Rusch, 1575, n. p.).Je remercie vivement M. Uhlig d’avoir bien voulu confirmer cette observation ; voir à ce sujet Uhlig, Marion, Radomme, Thibaut, avec Roux, Brigitte, Le Don des lettres. Alphabet et poésie au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 2023.
46 Cité dans « Or ne mens » (et commenté p. 372-385) d’après les Epistres morales et familieres du Traverseur, éd. J. Beard, Wakefield – New York – Paris – La Haye, S. R. Publishers – Johnson Reprint Co. – Mouton, 1969 (reprint de l’éd. de Poitiers, 1545), deuxième section des Epistres morales, épître v, « À messeigneurs les Practiciens ministres de Justice », f. 30 ro, col. 1.
47 Molinet, Jean, Le Trosne d’Honneur, Faictz et dictz, éd. Dupire, t. I, p. 36-58 (voir p. 46 sqq.) ; Lemaire de Belges, Jean, La Couronne margaritique, dans Œuvres, éd. Jean-Auguste Stecher, t. IV, Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 15-167 (voir p. 62 sqq.).
48 E. g. Isidore, « De litteris latinis » (Étymologies, I, iv) : « H autem littera pro sola aspiratione adiecta postea est ». « .H. fut aprés adjoustee pour signifier aspiracion », note Legrand (Archiloge Sophie, p. 64). Ici la lettre, que ce jeu détache de la graphie héritée du phi grec, signifie « Hardiesse » : tout en insistant – h aspiré s’il en est – sur « la hardiesse » héritée du bien nommé « Philippe le Hardy », le texte n’omet pas de dire que cette vertu sait aussi recevoir « honorablement et humblement » (sans aspiration) le présent défunt, « ce tres puissant et redoubté lyon » (éd. citée, p. 48).
49 Couronne margaritique, éd. Stecher, p. 115-120.
50 Également notable est la substitution, pour l’avant-dernière lettre, de « Tolerance » à « Patience » (qui retient l’essentiel de celle-ci tout en lui adjoignant certains des traits de la tempérance). Mais ce qui complique la taxinomie sur le plan strictement éthique est plus que compensé par la référence symbolique initiale – au « Thau » des Hébreux, « representant la figure de la croix » (Couronne, p. 128).
51 Donat : « Accidunt uni cuique litterae tria, nomen, figura, potestas. Quaeritur enim, quid uocetur littera, qua figura sit, quid possit », Ars maior, I, 2, éd. Louis Holtz (Donat et la tradition de l’enseignement grammatical. Étude sur l’Ars Donati et sa diffusion (ive-ixe siècle)et édition critique, Paris, CNRS Éditions, 1981, p. 605).
52 J’aurais pu considérer de plus près, par exemple, les deux dernières lettres de PHILIPPUS, qui sortent par le haut du domaine des vertus pour désigner respectivement « Vérité » et (surtout) « Singularité de Grâce ».
53 Archiloge Sophie, éd. citée, p. 59-65.
54 Voir sur ce point les citations de Cicéron et de saint Augustin données par Marc Arabyan, « Le nom de la lettre et son inscription », Modèles linguistiques, no 43, 2001, p. 139-150 (p. 140).
55 « […] a mon avis un livre a ce seroit moult prouffitable, le quel seroit ordené par le A B C tellement que chascun mot françois eust son mot de latin correspondant. Et ainsi quant tu vouldroies trouver le nom de aucune chose en latin, il ne faulroit ne mais regarder par quelle lectre son nom se commence, et par ainsi tu pourroies son nom trouver en latin » (Archiloge Sophie, p. 66).
56 Étymologies, I, iii (« De litteris communibus »).
57 Sur cette « autonymie », voir Arabyan, « Le nom de la lettre ».
58 Étymologies, I, iii (« De litteris communibus ») ; cf. Legrand, Archiloge Sophie, « Des lettres grecques », p. 61-62.
59 Bouchet a fait imprimer ce chef-d’œuvre pour clore la belle réédition de ses Genealogies, Effigies & Epitaphes des Roys de France, recentement reveues & corrigees par l’Autheur […], Poitiers, Jacques Bouchet et Jean et Enguilbert de Marnef, 1545, 162 vo-163 ro.
60 Notamment dans Le Panegyric du Chevalier sans reproche (1527), à propos de Gabrielle de Bourbon, et dans Le Jugement poetic de l’honneur femenin (1538).
61 Merci à Sylvie Lefèvre, qui m’a fait remarquer que cette dérisoire version du mythe d’Io en renverse doublementle sens : non seulement l’infortunée n’est en rien coupable de « long caquet » envers Jupiter (qui l’a enlevée, et transformée en génisse pour la soustraire à la jalousie de Junon), mais elle se fait reconnaître de son père en imprimant dans la poussière, avec la forme de son sabot, les deux lettres de son nom, « desquelles toutes les autres Attiques sont faictes et formées », dira Tory en son Champ Fleury ; je cite d’après l’édition partielle, par Alexandra Pénot, de la version posthume de ce texte, « L’art et science de la vraye proportion des Lettres Attiques de Geoffroy Tory (1549) : défense et codification de la langue française », dans Corpus Eve. Émergence du vernaculaire en Europe, 2020 (https://doi.org/10.4000/eve.1788, consulté le 22/06/2023). La condamnation du « caquet » féminin revient ici à censurer en son invention même l’écriture – féminine – dont Bouchet se fait, ailleurs, le chantre et l’avocat ; et ce alors (et d’autant plus) qu’il s’adresse aux « filles qui veulent apprendre à escripre ». Voir Heller-Roazen, Daniel, Echolalies. Essai sur l’oubli des langues, Paris, Seuil, 2007, « Le sabot de la nymphe », p. 121-127 ; cité par Lefèvre, Sylvie, « Yo : du gréco-latin au rap, en passant par Philippe de Thaon. Les voyages d’une interjection » (https://tvof.ac.uk/blog/yo-du-gréco-latin-au-rap-en-passant-par-philippe-de-thaon-les-voyages-dune-interjection, consulté le 22/06/2023) ; Bowen, Barbara C., Words and the Man in French Renaissance Literature, Lexington, French Forum, 1983, p. 27-44 (sur Tory) ; et Gavoille, Élisabeth, « Io ou la révélation de l’écriture (Ovide, Met. I 583 sqq.) », Apis Matina. Studi in onore di Carlo Santini, éd. Aldo Setaioli, Trieste, Edizioni Università di Trieste, 2016, p. 332-342.