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Classiques Garnier

Retour au « b-a ba » Du symbolisme alphabétique et de son effet

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Lettres à l’œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l’extrême contemporain au Moyen Âge)
  • Auteur : Cornilliat (François)
  • Résumé : Cette étude est un retour critique sur l’analyse des jeux de lettres menée jadis dans « Or ne mens » (1994), notamment à partir de L’ABC des doubles de Guillaume Alecis. Elle s’interroge sur les postulats et sur les conditions culturelles ou intellectuelles qui, à l’époque, incitaient son auteur, paradoxalement, à éluder l’examen symbolique, a fortiori matériel, de la lettre comme telle, au profit (et à la faveur) d’usages rhétoriques posés comme déterminants.
  • Pages : 287 à 308
  • Collection : Rencontres, n° 587
  • Série : Confluences littéraires, n° 7
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406149545
  • ISBN : 978-2-406-14954-5
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14954-5.p.0287
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/08/2023
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Alphabet, grands rhétoriqueurs, Jean Molinet, Guillaume Alecis, acrostiches, rhétorique, rimes, équivoques
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RETOUR AU « B-A BA »

Du symbolisme alphabétique et de son effet

Je commence par avouer que la relecture des pages écrites jadis sur ce que jappelais les « Alphabets du péché1 », pages que je navais plus regardées depuis des décennies, ma fait un drôle deffet (en effet). Elle ma dabord rappelé un double accident de parcours : le moment où une thèse censée porter sur la poésie du xvie siècle sest égarée dans le xve, happée par la rhétorique des mal nommés « Grands Rhétoriqueurs » ; puis happée derechef, dans le sillage du Masque de Paul Zumthor2, par un groupe de procédés jugés typiques de leur rhétorique, autour des « gorgianismes » et de la rime. Souvrit alors sous mes pieds labîme des relations du mal nommé Moyen Âge, de Charles le Téméraire à Charles le Grand, avec cette famille dornements du discours. Létude de ces figures comme telles mobligeait à me renseigner sur leur très longue histoire ; mais il était trop tard pour men instruire vraiment. Je pouvais à la rigueur mimproviser quinziémiste ; mais non pas médiéviste, et je me souviens surtout dun bricolage hâtif avec le b-a ba de la discipline. Par exemple dexcursions ponctuelles dans les écrits dIsidore de Séville3, à laide providentielle des travaux qui leur sont consacrés4. Ou de limpression – providence toujours – que les jeux de mots des Miracles de Gautier de Coinci me sauveraient avec leurs personnages5. Ou de ma décision propitiatoire danalyser un poème alphabétique du xiiie siècle, lAbecés par ekivoche6, dont jignorais lexistence un mois plus tôt.

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Ce dernier choix devait tout à lintérêt que je métais découvert pour une œuvre ultérieure : LABC des doubles de Guillaume Alecis (jécrivais Alexis)7, qui date du milieu du xve siècle et soumet les ressources de labécédaire au bon plaisir dun autre procédé : la rime équivoque. Je résume ce que jen disais (ceci nest pas une étude à nouveaux frais) en rappelant que la lettre, et lordre des lettres, ny sont pas employés à linitiale de la strophe, du vers ou du mot, mais à celle de la rime. Un article de Yan Greub vient de mapprendre que linitiale de léquivoque est indiquée en marge dans lunique manuscrit contemporain8. Sont ainsi organisés alphabétiquement les « doubles », les mots doubles, qui dénoncent les« doubles », les hommes doubles, hypocrites ou menteurs, chacun de nous aussi bien. Lexploit technique du rimeur, selon un topos associé à lusage rhétorique de lalphabet, se donne pour rudimentaire, comme sil était retourné aux premiers pas du premier cycle de lécole, « contrainct 289et abessé / Aux lectres de [s]on A. B. C.9 », ostensiblement incapable dune composition plus savante : modestie stratégique, protectrice en loccurrence, puisque cest en simposant de suivre lordre des lettres que lart ambigu du « double » reste « simple » desprit. Dautant quil nest pas tenu de les utiliser toutes, à la différence des emplois célébratoires (ou pédagogiques, ou de leur parodie) qui se doivent de placer à linitiale le K, lY, le X, le Z, jusquaux signes graphiques comme lesperluette et le « 9 » tironien10 ; parti dexhaustivité quadopteront aussi, pour dautres raisons, les « dictionnaires de rimes » des Arts de rhétorique11, dont les listes font souvent penser aux séries déquivoques de LABC des doubles ; mais ce dernier se simplifiait la tâche en sarrêtant au V.

Incomplet donc, lABC par rimes a pour fonction de produire du divers, au lieu de célébrer le même comme le font les éloges litaniques. La rime équivoque étendue à plusieurs mots empêche souvent les « doubles » de se fixer dans un rapport sémantique prévisible, telle la synonymie ou lantonymie attendue de noms qui se trouvent être homonymes ou 290paronymes. « Le cueur a tost juger savance / De ce dont navont pas sçavance, / Et en gectons nostre sentence / Sans sçavoir bien comment sentend ce12 », lisons-nous par exemple sous la lettre S : loin de faire miroiter lintégrité de la « sentence », la rime décompose celle-ci et nous force à repenser « ce » dont il sagit. Cette démarche mortifie les substantifs. Mais aussi les rimes elles-mêmes, en tant quelles aiment faire « concorder » le sens avec les sons (ainsi chez Gautier, ou dans les quatrains monorimes de lABC Nostre Dame de Ferrant13) ; cest plutôt de discorde quil sagit ici. Et enfin les lettres mêmes : dans telle équivoque en D (et non T comme on sy attendrait), « Frere, ne descens point des tours / De purté, garde toy des tours / De luxure14 », non seulement il faut enjamber les fins de vers pour saisir le sens (et fixer le contraste de « tour » et « tour »), mais la lettre qui lance la rime et marque son appartenance à la série se borne à superposer deux occurrences de larticle « des », qui allonge léquivoque sans signifier grand-chose par lui-même.

Les exceptions à cette humiliation concertée, par syntaxe et métrique, des substances et des signes qui prétendent les évoquer à eux seuls nen sont que plus significatives. Voici pour mémoire la plus remarquable, sous la lettre S. Nos chemins comme nos paroles, comme nos langues, ne cessent de bifurquer ; mais si nous allons où lÉcriture nous dit daller, tout change :

Si serons la, joyeux et saints,

Portant ou fronc de thau les seings

Et destolles de gloire sains

Avec Dieu et les benoistz saincts15.

Alors la rime se refait unanime ; noms et adjectifs, porteurs en un seul mot de léquivoque, retrouvent leur intégrité pour dire ensemble – sens divers mais voisins unis en un seul son – le miracle de lélection. Quant à la lettre, elle triomphe sous une espèce unique, symbole supra-linguistique 291que lABC ne saurait utiliser ni dédoubler : la dernière de lalphabet hébreu, marque des élus selon Ézéchiel ; le tav assimilé au signe de la croix, et au tau grec dans ce même emploi.

Cest donc en mapprenant à lire la rime équivoque dans la variété de ses rôles éthiques et spirituels quAlecis et son ABC en vinrent à remplacer, dans ce chapitre central, les rhétoriqueurs proprement dits, tout comme ceux-ci boutaient hors de ma thèse les poètes marotiques et ceux de la Pléiade. Doù le surtitre et lépigraphe, empruntés au moine de Lyre (« Mais je te requiers, or ne mens : / que vallent mondains ornemens16 ? »), de cette épaisse enquête sur lornement verbal. Or ce qui me frappe, à la lumière du sujet de ce volume et des travaux déjà menés ici, à Fribourg, sous la direction de Marion Uhlig17, cest le manque dattention de mon livre à la lettre comme telle ; comme le montre en effet le choix de LABC des doubles, qui détrône linitiale où brille le même pour sen servir, de manière instable, à lintérieur du vers – quitte à préserver, hors système, lonction spéciale du « thau ».

Je me suis aperçu, non sans surprise, que javais évité un sujet quil me semblait pourtant avoir au moins abordé, sinon traité. Il me semble que les raisons de cet évitement sont instructives ; cest pourquoi je me permets dy revenir aujourdhui. Ma lecture des alphabets restait latérale et lacunaire, déterminée quelle était par mon souci des figures de ressemblance verbale, à la rime et hors de la rime. À telle enseigne que je les disais « du péché », ces alphabets ; occupés à sismographier celui-ci au moyen de la rime équivoque (ou de cryptages allusifs comme celui du Dictier de Molinet sur la guerre de Flandres18), avant et au lieu denvisager le plus haut devoir de l« ABC », celui de signifier, de garantir, de réaliser complétude et perfection. Et ce, alors que le commentaire de Cassiodore sur les Psaumes19, distinguant les imparfaits des parfaits, mavait mis sur la bonne voie : mais comme la remarqué David Moos 292dans sa belle étude sur lABC par ekivoche20, limperfection (moyennant le souci rhétorique de la réparer) mattirait davantage. À linverse le chapitre suivant, consacré à la rhétorique mariale, disait celle-ci « sans tache » ; mais là encore sintéressait surtout, pour décrire un discours qui sinnocente lui-même en louant la virginité ou limmaculée conception de la mère de Dieu, aux effets sonores du polyptote des miracles, ou sémantiques des allégories du chant royal, plutôt quà ceux du poème « lettrisé ». Le résultat, constaté à la relecture et attesté par lindex, est que des tautogrammes comme lOroison sur Maria de Molinet21 ou des pangrammes comme lOration de Destrées à sainte Marguerite22 ne sont mentionnés quau passage. Les lettres de Marie tenaient une plus grande place dans mon esprit que dans mon raisonnement. Emblématiques – donc absentes.

Le peu que je disais (ailleurs encore, dans un chapitre sur les « Syncopes23 ») de la « rime senée » concernait davantage lepitheton comme procédé-limite de léloge et du blâme que le rôle quy joue la lettre comme telle. Je nétudiais dailleurs la figure quà propos du Satan et de la Basoche de La Vigne24, en ne leur opposant la Maria de Molinet que dans une note de bas de page. Non certes pour donner 293une couleur satanique à la Vierge ; mais pour montrer le « clivage du sens » qui permet aux épithètes de « réfracter indéfiniment », mais séparément, la même entité, bonne ou mauvaise, et répartit les termes en deux listes étanches. Étanchéité que vérifie paradoxalement le fait quils commencent, de part et dautre, par les mêmes lettres, qui balisent leur répartition. On ne saurait (sauf intention satanique) confondre le « Rustic regnant, rampant, rafflant, rifflant » quest Lucifer, loué par Satan chez La Vigne, avec le « Rubis raiant, rose ramée » quest Marie, louée par Molinet25, car leffet sonore sappuie sur un partage éthique des mots, confié au sens ; à laccumulation du sens, par la synonymie26. Cest de la synonymie que lallitération « lettrisée » devient le signe, efficace mais accessoire.

Sans renier ces propos, je minterroge sur létendue de cette soumission sémantique, quils posaient en négligeant dautres facteurs, comme le nombre total dépithètes, le rôle des allitérations complémentaires (e. g. « renfrongné regrognant » chez La Vigne), ou le fait que labondance de lR est réglée, dans lOroison, par sa présence articulée dans le nom de MARIE, à lopposé des bruits danimaux censés sortir de la gorge de Satan. Je ne crois pas avoir été sourd (ou aveugle) à cette différence ; mais quelle fût évidente me dispensait dinterroger cette évidence. Je ne me suis dailleurs jamais demandé, au cours de ces analyses, ce quest une lettre, grammaticalement ; ni si quelque chose en elle insiste, étymologiquement, du côté du bien, avant de se prêter à la symétrie synonymique du bien et du mal. Et ce alors même que je cherchais en fait à montrer que léloge et le blâme ne sont pas symétriques : car nous louons et prions la Vierge en disant son être à coups dépithètes, tandis que les diables, à coup dépithètes, se diffament eux-mêmes, ne disent que leur manque dêtre, ce qui les condamne à parodier les mots qui célèbrent Marie. Mais je nenvisageais cette asymétrie quen termes de fonctions oratoires : on ne saurait adoucir Lucifer, lémouvoir en le délectant, parce quil est (devenu) laigreur même ; on ne saurait quadoucir la Vierge, parce quelle est la douceur même. Leffet laudatif de la répétition de lR dans le nom de MARIE, son effet vitupératif dans 294la bouche dun diable mont sans doute paru dépendre de cette analyse rhétorique. Mais je crois aujourdhui que je les postulais plutôt ; car sil en était allé autrement, je les aurais examinés comme tels ; je naurais pas manqué de questionner le postulat inverse qui menaçait dêtre le mien : comment la lettre maniée de façon si voyante, si chatoyante, pourrait-elle être, en même temps, sémantiquement neutre, symboliquement vide ?

Cest aussi dans une note que ce passage relègue une citation dHenri Meschonnic analysant l« acrostiche intégral » de La Vigne : « Si la lettre initiale essentialise le nom, si elle devient le nom dont elle est linitiale, la poétique lettrisée est une essentialisation dessentialisations. Le maximum possible pour le langage, dont en même temps [La Vigne] mesurait linsuffisance27 ». Insuffisance aggravée du côté du mal. Même si on la comprend en termes deffet et non dessence, même si on se souvient quil sagit dune opération langagière, une « essentialisation dessentialisations » ne saurait être symétrique sans tomber dans le manichéisme, sans essentialiser le mal : ce que Satan croit quil fait, mais ce que nous ne saurions croire quil fait sans croire en lui autant quen Dieu. Il suit que la lettre nessentialise pas le nom des deux côtés : lun des usages du procédé parodie lautre à ce niveau-là aussi, celui de la lettre comme telle et de la qualification quelle orne et guide ; et non pas au seul niveau des fonctions oratoires (plaire vs. irriter, être agréable vs. désagréable) du discours qualificateur. Meschonnic le savait mieux que personne, qui dans le même ouvrage évoque une alternative à la logique tentante (mais douteuse face au Dieu de la Bible) du « maximum pour le langage » : soit le moyen par lequel la lettre biblique échappe selon lui à cette surenchère, donc au risque de lidolâtrie, tout en gardant le droit de se répéter. Car lessentialisation littérale peut aussi tourner mal du côté du bien, lorsquelle prétend dire un métonyme de Dieu (les saints et surtout la Vierge sont censés, dans le culte catholique, échapper à cette loi, mais tout le monde nen est pas daccord) ; a fortiori dire Dieu en personnes comme sIl devenait dicible à force dêtre dit.

Une solution est de déployer la lettre sansessentialiser le nom ni fétichiser la nomination : « Lacrostiche [] était dans la Bible le degré poétique de lalphabet lui-même, puisquil nétait pas lacrostiche dun mot ou dun nom, mais de lui-même []. Lalphabet, étant acrostiche 295de lui-même, allégorisait en effet la totalité même du dire divin, à travers la totalité du texte biblique », écrit Meschonnic28. Technique totalisante mais respectueuse de « lindicible », de « limprononçable » ; allégorisant le « dire » sans chercher à nommer Celui qui dit, ni ce quIl dit ; sans prétendre en épuiser la caractérisation. Ainsi du psaume 119 (118), le plus parfait (22 strophes de 8 versets commençant chacun par la lettre correspondante de lalphabet hébreu) ; dont Meschonnic en le traduisant dira dix ans plus tard que l« ordre est une symbolique daccomplissement, et de perfection29 ». Perfection que le poème sinterdit cependant de mimer, puisque dans la dernière strophe (celle dont les versets commencent par Tav) le psalmiste se donne pour un « agneau perdu », qui loin daccomplir la louange la demande, humblement, pour lavenir, tout en ayant foi dans le résultat. Voici la traduction minimaliste de Meschonnic :

Selon ta parole viens à mon secours

Jaillira de mes lèvres un chant de gloire

Oui tu mapprendras tes lois

Ma langue répondra ta parole30(versets 170-172)

Le traducteur insiste sur le futur, quefface une version plus rhétorique comme celle de Louis Segond :

Délivre-moi, selon ta promesse !

Que mes lèvres publient ta louange !

Car tu menseignes tes statuts.

Que ma langue chante ta parole31 !

Car il ny a quune parole qui vaille dêtre dite et répétée, et ce nest pas la mienne. Lacrostiche de lalphabet nest donc pas sur la même ligne que lacrostiche du nom (encore moinssi celui-ci est « tautogrammatique »). Le premier sert de garde-fou, protège le poème des excès « essentialisants » du second. À moins den être lui-même emporté, et de nourrir alors la foi du poème en sa propre « performance », au lieu 296de rester comme à distance de celle-ci pour faire loffrande, à Dieu, de son insuffisance ? Cest une bonne question ; mais jai pu citer dans mon livre ces deux analyses de Meschonnic (sur La Vigne et sur lalphabet) sans me la poser.

Je crois que je tenais pour acquis, sur la base herméneutique fournie par Cassiodore, mais avant tout sur la foi de leffet quil avait sur moi, le sens de lexhibition des lettres par le lyrisme marial, analysé en détail, au même moment, par Gérard Gros32. Exhibit A, si jose dire ; signe de perfection si évident quil se passait à mes yeux de commentaire, y compris en présence de son double maléfique, le tautogramme du diable. Comme sil suffisait de citer au passage un ou deux témoins, avant de rejoindre des procédés (rime équivoque, paronomase, homéotéleute) moins « facilement » unanimes, travaillant à rétablir de lunivocité là où règne le renard de léquivoque. Ce nest donc pas que les lettres de tels abécédaires ne méblouissaient pas ; cest quelles le faisaient si bien quelles me dispensaient den apprendre plus, comme si leur statut élémentaire rendait non moins élémentaire, au sens de Watson, le succès de leur propos. Alors que ce succès, on vient de le voir, pose lui-même le problème de ses conditions de validité, dacceptabilité ; et que jaurais très bien pu focaliser sur la lettre comme telle lenquête que je menais sur dautres parties du discours pour y traquer la tension entre la simple désignation dun sens substantiel, indispensable à léloge mais parfois 297« double » et trompeuse, et sa mise en syntaxe, dédoublante mais clarifiante. Or je ne lai pas fait.

Cette dispense marrangeait certes : le souci den savoir plus meût plongé sans merci dans lhistoire de la lettre médiévale, sujet non pas élémentaire mais ultra-technique33. Men échappait, par exemple, la dimension graphique même, donnée à voir par des manuscrits dont jignorais tout34. En dautres termes, leffet imaginé de lalphabet, mentalement projeté des paroles gelées de Rabelais ou des Voyelles de Rimbaud sur le triste noir et blanc, ou noir et jaune, déditions défraîchies (Alecis par Picot et Piaget, Molinet par Dupire), me donnait la preuve intuitive dun sens spirituel non problématique, les problèmes surgissant ensuite, à dautres niveaux. Cet effet virtuel me suffisait, parce quil me donnait limpression de se suffire à lui-même. Et cest ainsi que jen suis venu à traiter le plus élaboré des ornements comme sil était leur b a – ba ; leur horizon céleste comme sil était leur degré zéro.

À cette raison dopportunité sen ajoutait une autre, moins superficielle. Je veux parler dune forte réticence intime face à lidée même que les lettres de la rhétorique mariale mobligeaient à envisager : celle dune signifiance ou dune charge de vérité qui leur fût (peut-être) propre. Et dune forte attirance théorique pour lidée inverse, à savoir que les lettres sont en effet des signifiants neutres – voire les plus neutres des signifiants –, qui se prêtent aux mêmes opérations rhétoriques que les autres éléments ou parties du discours. Le tout relevant dune tendance plus générale à envisager tout symbolisme en termes deffet sensible plutôt que de sens inhérent, a fortiori caché35, et de surcroît tout effet sensible verbal en termes rhétoriques, cest-à-dire comme le produit dopérations à visée persuasive. Leffet serait donc à évaluer en tant quil apparaît dans telle réalisation 298discursive ; la propriété réputée intrinsèque au symbole lui-même nen est pas nécessairement le pur résultat au lieu de la source (je nai pas besoin de prouver que la source nexiste pas), mais toujours au moins un résultat, quoi quelle soit par ailleurs ; et cest ce résultat qui mintéresse. Ce nominalisme sélectif et approximatif est un trait de génération. La lettre médiévale contenait-elle, en elle-même, de quoi le remettre en cause ? Mieux valait lescamoter sous couleur de lui rendre hommage.

Et ce dautant plus quun tel déni sétait renforcé lorsque jai momentanément quitté la Renaissance pour le Moyen Âge ; quitté une époque qui, alors, me semblait peuplée de mythes et fantasmes en matière de langue, pour une autre qui, contre toute attente, sen méfiait davantage ; ne semblait pas la proie dun cratylisme délirant, mais le lieu de sa réfutation ou réduction aristotélicienne. À quoi devais-je ce sentiment, sélectif une fois de plus, mais délicieusement paradoxal ? À une collision – entre les paysages que dessinaient deux lectures.

Le premier, cest celui de la « ressemblance généralisée » : celle à quoi un fameux chapitre de Michel Foucault36 réduisait les idées du xvie siècle sur le langage, le monde comme langage, le langage comme monde. Cétait avant que le grand livre de Marie-Luce Demonet37, paru en 1992, nachève de redresser mes idées là-dessus, en montrant que la « sémiotique généralisée » des Cardan, Paracelse, Postel et autres Corneille Agrippa « ne concerne pas le fonctionnement de la langue », où règne, comme devant, la thèse de larbitraire. Les signes dont parle Foucault sont fascinants, mais à quelques exceptions près (dont celle des « Noms divins »), ce « ne sont pas des signes linguistiques », écrit Demonet (ce qui laisse toutefois ouverte, admet-elle, la question du « mot poétique » et de la « magie » que lui prêtait un poète comme Ronsard)38. Mais 299lhallucination de la « prose du monde » ne mavait, au mieux, quà demi séduit ; même en matière de poésie je préférais – quoiquavec mauvaise conscience – imaginer un Ronsard peu magicien, si jouant parfois à lêtre ; composant ses poèmes, en tout cas, loin des prophéties (et des pauvres vers) dun Nostradamus. Doù le joyeux choc – le soulagement – de ma rencontre avec un monde à la fois antérieur et moins fabuleux : celui de l« équivoque généralisée » que saluait Zumthor39 dans les écrits des rhétoriqueurs.

Équivoque contre ressemblance. Je retrouve, en bas de page de mon commentaire de LABC des doubles, une citation, mise là pour le contraste, du Thresor de lhistoire des langues de Claude Duret (1613), tirée dun article pionnier de ma directrice de thèse, Gisèle Mathieu-Castellani, qui renvoyait entre autres aux pages de Foucault précitées40. Selon Duret, « les secrets et mysteres de la croisée du monde et de la croix, ensemble de la rotondité du ciel et de la terre, sont proprement denotez et exprimez par les façons diverses descrire des peuples et nations de lunivers41 », 300de droite à gauche comme le premier ciel, de gauche à droite comme le second ciel (des étoiles fixes) et les sept planètes, ou encore de haut en bas selon lordre de la nature, ou de bas en haut, ou du centre vers la circonférence, pour la même raison. Des tapisseries verbales tissées cent ou cent-cinquante ans plus tôt par les rhétoriqueurs, il me semblait donc a priori, grâce à Zumthor surtout, quelles infirmeraient de telles analogies (dont je me gardais, ipso facto, dinterroger le mode de croyance ou de connaissance quelles impliquaient de la part de Duret) : quand même mes auteurs en fourniraient déquivalentes, il ny aurait là quapparat… rhétorique, en effet, de la part dauteurs ayant compris, longtemps avant les lecteurs de Don Quichotte, que « lécriture et les choses ne se ressemblent plus42 ».

Lorsque jai compris moi-même, contre Zumthor cette fois – et grâce à Claude Thiry43 –, que les rhétoriqueurs prennent très au sérieux, quand ils en usent sérieusement, les figures qui font quelles se ressemblent, quitte à en rire en dautres lieux (autrement dit que lun nempêche pas lautre), jai dû renoncer au combat (trait de génération encore une fois) de deux a priori massifs, et faussement ennemis, sur la nature du signe : tenu de ressembler au monde ou dy être inscrit comme le voulait Foucault décrivant « lenfance » de la culture occidentale, ou bien livré 301sans retour, en toute époque, à la « différance » de son signifiant44. Cet armistice a laissé intact lessentiel de mon présupposé, qui nétait pas sémiotique (ni linguistique), mais rhétorique : labandon de lhypothèse maximaliste de Zumthor a facilité, en la modérant,ma lecture oratoire des rhétoriqueurs, cest-à-dire ma tendance à considérer, dans un symbole, comment un discours sen empare, lui donne la forme et en tire leffet qui convient ; parce quil se trouve que ces auteurs donnent de nombreux… signes, en effet, dun tel pragmatisme. Selon cette approche, lart de faire scintiller les lettres dont témoignent, par exemple, les éloges funèbres dun Jean Molinet, puis dun Jean Lemaire, ne relève ni dune croyance simple en leur inhérente aptitude à dénoter le divin mystère, ni de son double parodique et non moins nécessairement renversé – la guerre carnavalesque des signes contre le sens quon prétend leur imposer. Mais dune zone intermédiaire où rhétorique entreprend de sébattre ; sur un terrain balisé, toutefois, par ses sœurs du trivium, grammaire et logique, et par les questions dont elles débattent.

Car il ne sagit pas de nier que léquivoque règne, en effet, sur le monde dont parlent et auquel parlent les rhétoriqueurs, comme sur le langage dont ils usent ; ni que la ressemblance (illégitime) soit son suppôt, le Satan de ce Lucifer. Pour léloquence qui loue le prince ou la Vierge, ou qui raconte noblement lhistoire, cest là un problème à résoudre autant quun mal à combattre. Le premier remède, celui qui fait tomber la fièvre, est la distinction : entre le vrai et le faux, les mots et les choses, le discours et la langue, homonymes et synonymes, contraires et subcontraires, substantifs qui signifient tous seuls et « syncatégorèmes » qui nen font rien ; donc aussi – cest le plusélémentaire – entre les langues, et entre leurs alphabets respectifs. Mais aussi bien entre les lettres, à lintérieur dun même alphabet ; car si les unes signifient seules, symbolisent de naissance – comme lupsilon de Pythagore, formé pour symboliser45 –, ce nest pas le cas des autres, de toutes les autres au même degré.

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À ce premier niveau, grammatico-logique, il faut ne pas confondre ce qui ne doit pas être confondu. La rhétorique a là son rôle à jouer. Ainsi ai-je voulu montrer que les vers rétrogrades des rhétoriqueurs ne se lisent pas universaliter (le « Practiciens sont bons non fainctz » / « Fainctz non bons sont practiciens » de Jean Bouchet46 ne signifie ni que tous les juristes sont innocents, ni quils sont tous des faux-jetons) mais particulariter (certains sont bons, dautres mauvais : à eux, à nous, de faire la différence) ; autrement dit quun procédé spectaculairement maximaliste lest beaucoup moins quil nen a lair. Nous sommes tentés dexagérer son double sens comme si son référent (la profession juridique en loccurrence) était le lieu dune coincidentia oppositorum à la Nicolas de Cues (mais les avocats ne sont pas Dieu !) ; ou comme si la langue, au contraire, nous enfermait dans une indépassable amphibologie ; alors que le vers, pouvant être lu en un sens ou lautre (« Lisez au droict verrez les tours / Des bons, des maulvais au rebours »), est un fait de discours qui nous invite à choisir – entre bien et mal comme entre interprétation et surinterprétation. De même la rime équivoque, 303si « poignante » à loreille quand on cesse dy entendre un calembour, travaille à dissiper léquivoque, soit en distinguant les deux homonymes quelle superpose, soit en confrontant un substantif à un groupe syntaxique qui ne sy superpose pas et fournit un surcroît danalyse textuelle et contextuelle. Sur cette base clarifiée, la rhétorique a encore fort à faire ; sa responsabilité propre est ce que Meschonnic appelle le « continu », qui recoud les morceaux distincts, les pièces du manteau, pour en faire un seul et pour faire quil soit beau. Leffet esthétique majeur reste la consonance ; mais lerreur serait de croire cet effet naïf (appuyant la consonance des mots sur la ressemblance des choses) ou sophistique (ricanant du décalage, et de son propre artifice) lorsquil est possible de montrer quil nest ni lun ni lautre.

Ainsi des lettres : que certaines, en latin par exemple, soient plus anciennes que dautres, aient plus de dignité symbolique que les autres, est une distinction cruciale pour le savant qui réfléchit sur lorigine de lalphabet, et sur le sens autonome de quelques-uns de ses signes (en tant quil est tributaire et gardien de cette origine, mais pas seulement : les lettres les plus signifiantes peuvent aussi bien être données ultérieurement). Tel nest peut-être pas le souci du « facteur » chargé de célébrer un Philippe le Bon ou une Marguerite dAutriche au moyen des lettres de leur nom, latinisé (PHILIPPUS) ou non (MARGUERITE)47. Un tel écrivain postule légalité et la ductilité symboliques des lettres que le nom à louer se trouve comporter, comme des perles dun collier (y compris le H, qui na ici dexistence que graphique, et dont les grammairiens disent par ailleurs quil nest pas une lettre, mais une simple aspiration48) : sa tâche est de les faire briller ensemble le temps dun éloge (la différence littérale y subsiste à létat esthétique de variété), en faisant de chacune delles, y compris lorsquelle se répète, linitiale dune vertu distincte, sans dissimuler 304ce que lexercice a de contingent, par exemple lorsquil manipule le nom vertueux pour quil corresponde à la lettre choisie.

Ainsi La Couronne margaritique de Lemaire transforme-t-elle « Prudence Regnative » en « Regnative Prudence » parce quil ny a pas de P dans MARGUERITE : le sens du concept (objet dune ample dissertation prêtée à Arnaud de Villeneuve49) est à peine affecté, en aucun cas subverti, par la mutation de lépithète ; mais on salue lacrobatie qui permet au rhétoriqueur de retomber sur les pieds de ses lettres « vulgaires50 ». Elle limite a priori la réification religieuse de celles-ci (elles disent ce quil veut quelles disent dans son discours, non ce quil croit quelles disent par elles-mêmes) tout en prévenant leur dissolution parodique : ce quil veut quelles disent reste ce quil convient quelles disent. Subsiste donc une part déquivoque, de flottement aménagé – qui toutefois ne peut aller (ici) jusquà linconvenance. De son côté lunivocité rhétorique, celle de la convenance ainsi respectée, nest pas philosophique, nexige pas que lon assemble ou oppose des concepts rigoureusement discrets ; encore moins que lon fasse coller les mots aux choses comme si ce miracle leur était inhérent.

Vue ainsi, la construction de lunivocité par lartifice ne suppose ni angélisme ni cynisme. Non que la possibilité en soit exclue : cest parce que lun et lautre sont présents aux marges du système (on peut supposer un « facteur » qui sinterdise religieusement tout arbitraire, ou son double diabolique ou diogénique, samusant à saccager toute convenance) que lexploit du rhétoriqueur de cour prend son sel et son sens. Il donne à savourer sa part dautonomie sans subvertir lordre du monde, parce quil a besoin de cet ordre pour faire apprécier sa part dautonomie.

Vue ainsi, donc. Mais ce que je constate maintenant, sans renier ces analyses, cest que jai préféré les mener en évitant dapprocher la question de la lettre et de sa potestas51intrinsèque ; en saluant, comme Alecis, le « thau » de loin, préférant suivre à lœuvre lalphabet profane 305de léquivoque. Cest donc que quelque chose, dans les lettres dont certaines sont « divines » et les autres potentiellement « divinisées » par leur contact, continue de membarrasser, de gêner le « ni ni » quil me fallait mettre en place au profit de lettres « égalisées » par et pour la circonstance52. Je crois quune prémisse perd de sa puissance à sexercer de la sorte ; à « tenir » un équilibre entre deux autres, qui figurent à ses yeux deux pôles commodément contraires ; manie pseudo-aristotélicienne, rassurante sans doute, mais qui fuit, avec le mystère, le tremblement dautres tracés possibles.

Jaurais pu mintéresser, devant les lettres des rhétoriqueurs, à ce quen disent les traités de grammaire ; au chassé-croisé de lalphabet entre lhomme et Dieu dans lantique description que reprend un Jacques Legrand53, par exemple. Dabord au miracle de larticulation, qui crée des lettres en les prélevant sur linforme matière sonore54 ; miracle si peu explicable quon les imagine données de plus haut lieu ; puis imparfaitement perfectionnées par le bricolage humain, qui rend lalphabet mieux susceptible dêtre appris pour apprendre (le reste). Ce qui garde les traces du mystère devient, ordonné et systématisé, loutil et lobjet des leçons les plus simples ; plus tard, aussi, de la commodité des repérages que nous devons aux indices ou au dictionnaire que Legrand appelait de ses vœux55. Mais lévident profit de tels usages nempêche pas lalphabet (même latin) dhériter de lettres « mystiques » ; sur la différence de quoi Isidore insistait, en ajoutant à la description technique de Donat56.

Dun côté lalphabet ordonne élémentairement, avant de signifier (dans lalphabet latin, le plus perfectionné – ou élémentaire – en ce sens, les 306lettres ne « signifient » plus rien dautres quelles-mêmes57) ; il nest quun marchepied vers les niveaux supérieurs de la langue et du discours, là où le sens advient vraiment. De lautre il contient toujours le sens déjà advenu ou promis, les lettres « grecques » qui – même en latin, même en français – signifient superlativement : la vie (Upsilon), la mort (Theta), la vie de ceux que Dieu épargne (Thau), la mort du Christ (Chi), léternité de Dieu (Alpha et Oméga)58. Doù une double coexistence : entre lusage basique de lalphabet et la mémoire de larticulation miraculeuse ; entre le caractère non-signifiant des lettres et les significations « divines » que certaines recèlent néanmoins. De tout ceci, la rhétorique fait un miel aussi riche et lisse que possible. Mais lhétérogénéité du divin et de lhumain – leur dissemblance dans la co-présence – persiste et insiste au degré le plus « bas » de la grammaire ; donc résiste à la part de « comme si », de simulation, que comporte le lissage oratoire. Car, de la part divine, la (grande) rhétorique garde un besoin vital, indispensable – comme la bénédiction du « thau » lest aux équivoques dAlecis – à des tours de force capables de modifier comme ils lentendent, avec lordre du nom et de ladjectif, linitiale de la vertu la plus parfaite.

Il serait donc temps que je cesse de fuir devant ce quil subsiste de grammaticalement « divin », de rhétoriquement inassimilable dans les lettres, noué plutôt que lissé, ombilic de léloquence. Mais dans le seul xvie siècle dont, au terme de mon parcours, je moccupe encore (celui de Jean Bouchet, rhétoriqueur tardif), force mest dadmettre que je nen prends pas le chemin. Mes anciens postulats y survivent a minima, grâce à lusage que cet auteur aussi prolixe que médiocre fait dune tradition millénaire. Ce nest pas dans les « Patrons scelon lordre de A.B.C. commençant par toutes les lettres Latines elementaires, une aprés laultre, pour les filles qui veulent apprendre a escripre, et instructifz à bonnes meurs59 » (et dabord à se taire), ce nest pas dans ces strophes que lon verrait le psalmiste faire loffrande et la demande de sa louange, ni briller le mystère de signes célestes ou quasi tels :

307

A

Au commencement de tout euvre

A Dieu se fault recommander,

Et sa grace luy demander,

Aultrement jamais bien on neuvre.

B

Beaulté de fille ne seslieve,

Car orgueil efface beaulté :

Si belle nest, que loyaulté

Et bonne grace la reliefve.

C

Constance de fille moult plaist,

Jamais personne nest contante

De fille qui est inconstante,

Aux gens de vertuz trop desplaist.

Et ainsi de suite ; et pour finir :

X

Xenophon conseille silence

A tous, mais mieulx a fille advient,

A laquelle parler convient

Moderement, sans insolence.

Y

Yo fut convertie en Vache

Pour avoir tenu long caquet

A Juppiter, de tel hoquet

Gardez vous, orde en est la tache.

Z

Zizanie et discention

Fuyez fille, aussi toute noise,

Monstrez vous en honneur courtoise,

Et pleine de dilection.

ɔ

Constance en vostre front reluyse,

En vostre cueur mundicité,

En vostre corps pudicité,

Quorgueil jamais ne vous seduyse.

308

Rien ici qui ne réponde, avec usure, à mon besoin de montrer la rhétorique montrant ses signes pour les faire convenir à son convenable propos. Ainsi la besogneuse désinvolture de Bouchet déduit-elle lélémentaire de lélémentaire, pour mesurer lobéissance féminine à la toise de lABC. On la connu plus généreux, et plus intelligent, sur le sujet de léducation des femmes60 : ce sont les lettres qui labêtissent ; qui lalphabêtissent. Assurément rien ne moblige à sonder ce quil subsiste de « puissance » en daussi essoufflés, daussi scolaires symboles. Rien ne my embarrasse ; sinon – comme par punition – la platitude même de leffet, qui par diverses ruses lexicales et syntaxiques soumet tous les signes (upsilon compris : non plus la bifurcation offerte aux garçons, mais linitiale de la fille qui est censée avoir pris le mauvais chemin61) au même grisâtre message, là où ceux des Molinet et des Lemaire me touchaient par léclat de leur convenance, la convenance de leur éclat.

François Cornilliat

Rutgers University

1 « Or ne mens ». Couleurs de l Éloge et du Blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, Champion, 1994, p. 387-481.

2 Le masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Seuil, « Poétique », 1978.

3 « Or ne mens », p. 100-117 (sur les Étymologies) et 236-243 (sur les Synonymes).

4 Surtout ceux de Jacques Fontaine (Isidore de Séville et la culture classique dans lEspagne wisigothique, 2 vol., Paris, Études augustiniennes, 1959 ; et Naissance de la poésie dans lOccident chrétien, Paris, Études augustiniennes, 1981).

5 « Or ne mens », p. 491-514 et 523-535.

6 Huon le Roi de Cambrai, Li Abecés par ekivoche, Œuvres, t. I, éd. Arthur Långfors, Paris, Champion, 1913 ; commenté dans « Or ne mens », p. 390-395.

7 Dans les Œuvres poétiques de cet auteur, éd. Arthur Piaget et Émile Picot, Paris, Firmin Didot, SATF., 1896, t. I, p. 1-54 ; commenté dans « Or ne mens », p. 435-481. Sur le nom et la carrière éditoriale du « quasi inconnu » que reste cet auteur, voir la récente étude de Sylvie Lefèvre (qui men a communiqué copie ; je len remercie chaleureusement) : « Guillaume Alecis. Une œuvre entre manuscrits et imprimés », Au prisme du manuscrit : regards sur la littérature française du Moyen Âge (1300-1550), éd. Sandra L. Hindman et Elliot Adam, Turnhout, Brepols, 2019, p. 271-288. Citant les acrostiches qui plaident en faveur de la forme « Alecis » (attestée par ailleurs dans des mentions manuscrites), lautrice remarque qu« il aurait été impossible de commencer un vers par X… » (p. 274).

8 « Il ny a [] pas de système évident qui puisse mettre en évidence à la fois la structure strophique et linitiale alphabétique concernée. Les éditeurs se sont montrés indifférents à la question, et ne reproduisent pas le système présent dans le témoin manuscrit. Ce système consiste à mettre en évidence le premier mot en le rubriquant et en le faisant débuter par une lettre ornée, et à indiquer en marge linitiale de léquivoque. Léditeur nindique pas non plus que, dans un cas, cette lettre marginale manque, ainsi que la rubrication, et réalise donc une correction tacite » (Greub, Yan, « Les abécédaires : les besoins en matière éditoriale », French Studies, vol. 75, no 3, Oxford University Press, 2021, p. 313-324 (voir p. 319-320), sur le ms. fr. 1642 de la BnF, f. 309 ro-325 vo ; recueil de poésies diverses, disponible sur Gallica, comme me la aimablement signalé lauteur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9007194w/f335.item, consulté le 22/06/2023). La première page de lABC (f. 309) est reproduite en couleurs dans létude de Sylvie Lefèvre (p. 279). Celle-ci évoque par ailleurs un second manuscrit (collection privée), réalisé dans les années 1520 daprès lédition imprimée dAntoine Vérard (1505), laquelle associe lABC et Le Passetemps de tout homme et de toute femme et contient 21 gravures (le ms., pour sa part, est illustré de 20 dessins à la plume). Un exemplaire de lédition de 1505 sur parchemin enluminé (Rés. Vélins 2249) se lit aussi sur Gallica (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bp t6k996252r/f216.item, consulté le 22/06/2023), témoin de l« esthétique de limprimé-manuscrit » dont parle Lefèvre (p. 281 ; en renvoyant à Mary Beth Winn, Anthoine Vérard, Parisian Publisher, 1485-1512. Prologues, Poems, and Presentations, Genève, Droz, 1997, p. 384-394).

9 L ABC des doubles, v. 29-30, éd. Piaget-Picot, p. 10.

10 Le plus somptueux exemple en est sans doute la prière à la Vierge du Pèlerinage de vie humaine (voir son édition par Graham Robert Edwards et Philippe Maupeu : Guillaumede Deguileville, Le Livre du pèlerin de vie humaine,Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 2015, v. 13051-13350, p. 954-972), où lettres et signes – de A à 9 – apparaissent successivement à linitiale de chaque douzain. Jignorais lexistence de ce chef-dœuvre lorsque jécrivais ma thèse… Sur les problèmes posés aux poètes par le devoir dexhaustivité alphabétique, voir Uhlig, Marion, « La lettre sauve : lABC et la louange mariale » (French Studies, op. cit., p. 336-351) : il est notamment question des mésaventures du Z, et du remède métadiscursif que leur trouve Ferrant dans lABC Nostre Dame. Mais le ver reste dans le fruit de cette « école » alphabétique : « Tel est le paradoxe magistral de cette mouvance : elle se définit par une complétude intenable sur le long terme, parce quelle fait place à linévitable hiérarchisation des lettres. Comme au Scrabble, en effet, certaines lettres valent plus que dautres » (p. 347). Doù par exemple la réduction de l« Abécé » (par Jacques de Baisieux) aux cinq lettres de MARIA ; et la relégation des lettres inconvenantes dans la littérature « joyeuse », cest-à-dire obscène : voir, de M. Uhlig toujours, « X-Rated Letters. When the ABC Turns You On » (in The Politics of Obscenity in the Age of the Gutenberg Revolution. Obscene Means in Early Modern French and European Print Culture and Literature, éd. Peter Frei et Nelly Labère, New York, Routledge, 2022, p. 60-78) ; létude compare la Ballade de lABC – en corrigeant la lecture incomplète que jen faisais dans « Or ne mens », p. 399-405– et lultérieur Alphabet du temps présent.

11 Voir par exemple Les Règles de la seconde rhétorique, où les échantillons de « moz leoninés » et « esquivoques » se terminent respectivement par « Adonay », « amez », « a Metz », « argus », « Argus », et par « Yvonette », « zucarée », « Zacarée », « commune », la finale « us » et linitiale « com » étant toutes deux notées par le signe 9, considéré comme « la dernière lettre de lalphabet » (Langlois, Ernest, Recueil darts de seconde rhétorique, Genève, Slatkine Reprints, 1974, p. 15-16).

12 L ABC des doubles, v. 1119-1122, p. 49.

13 « Ave sainte Marie de grant misericorde / com cil bien se marie qui tret a vostre corde. / Ja nert amez marie se vers vous ne sacorde / ne for du sens marie sa vus [m]et sa concorde », dit le premier (https://www.arlima.net/eh/ferrant.html, consulté le 22/06/2023). Sur les manuscrits et les éditions (partielles) de ce texte, voir Y. Greub, « Les abécédaires », p. 3 et n. 13.

14 L ABC des doubles, v. 355-357, p. 23.

15 L ABC des doubles, v. 1177-1180, p. 50-51.

16 L ABC des doubles, v. 918-919, p. 42.

17 Voir Belles Lettres. Les figures de lécrit au Moyen Âge / Figurationen des Schreibens im Mittelalter (colloque fribourgeois de 2017), Scrinium Friburgense,no 44, éd. Marion Uhlig et Martin Rohde, avec la coll. de Luca Barbieri et Pauline Quarroz, Wiesbaden, Reichert Verlag, 2019 ; Figures, chiffres, notes et symboles au Moyen Âge, Scrinium Friburgense, no 48, éd. M. Uhlig, Wiesbaden, Reichert Verlag, 2020 ; ainsi que le récent numéro de French Studies déjà cité (vol. 75, no 3).

18 Molinet, Jean, Dictier sur Franchois et Gantois, in Faictz et dictz, éd. Noël Dupire, t. I, Paris, SATF, 1937, p. 205-208 ; commenté dans « Or ne mens », p. 409-415.

19 Expositio in Psalterium (Migne, PL, 70) ; évoquée dans « Or ne mens », p. 388-390.

20 « LABC par ekivoche et les abécédaires français du xiiie siècle », French Studies, op. cit., p. 352-365 ; voir p. 352.

21 Faictz et dictz, éd. Dupire, t. II, p. 455-456 ; poème évoqué dans une note d« Or ne mens » (n. 37, p. 360) qui nen dit rien et se borne à renvoyer au commentaire de François Rigolot, Poétique et onomastique. Lexemple de la Renaissance, Genève, Droz, 1977, p. 35-38.

22 « Oration et tresaggreable loenge à la susdicte vierge et martire, contenant vingtechincq motz commenchant chascun mot par lez XXV lettres de la be ce » (y compris & et 9) ; voir léd. dœuvres de Destrées, frère chartreux et poète du temps de Marguerite dAutriche par Holger Petersen, Commentationes Humanarum Literarum, I-8, Helsingfors, 1927,p. 59. Sur cette « Oration » pangrammatique, voir tout de même « Or ne mens », p. 405-408 : « Les signes de lécriture [] sont offerts comme tels à la fin du texte, de loraison qui en a tiré parti. Laffleurement des composants élémentaires à la surface du discours en signale la vocation lyrique, [] en même temps que la constitution technique [] » (p. 406).

23 « Or ne mens », p. 339-385.

24 Le paronomeon de Satan sur Lucifer dans le Mystère de saint Martin et (surtout) ceux de la Basoche contre la Mort dans les Complaintes du Roy de la Bazoche sont commentés (parmi dautres figures) p. 349-361. Sur ce procédé, voir lanalyse récapitulative de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Lalphabet des poètes. Rêverie des poètes médiévaux sur la lettre » (dans Belles lettres, op. cit., p. 179-191 ; voir « II. Linitiative de la lettre », ibid., p. 182-183), qui renvoie au travaux pionniers dErnst RobertCurtius (La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 343-344) et aux définitions anciennes de Pierre Fabri (Le grand et vrai art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Rouen, 1889-1890 ; Genève, Slatkine Reprints, 1969, Second livre, p. 128-129).

25 Oroison sur Maria, éd. citée, v. 17, p. 456.

26 Comme le dit Jacqueline Cerquiglini-Toulet, évoquant la fureur misogyne des allitérations en « f », « Linitiale donne lénergie, non le sens. Il ny a pas dans ces exemples de métaphysique de la lettre » (« Lalphabet des poètes », p. 183).

27 Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, 1991, p. 52 ; cité p. 360, n. 39.

28 Ibid., p. 53-54 ; cité dans « Or ne mens », p. 387, n. 1.

29 Gloires. Traduction des psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 119.

30 Psaume 119, 170-172, Gloires, p. 320.

31 https://fr.wikisource.org/wiki/Page:La_Sainte_Bible,_trad._Segond.djvu/779, consulté le 22/06/2023.

32 Voir en particulier Le Poète marial et lart graphique. Étude sur les jeux de lettres dans les poèmes pieux du Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1993. Dossier repris dans de récentes études de Marion Uhlig : « Des lettres a femmes : sur les abécédaires en français (xiiie-xve siècles) », Romania, no 138, 2020, p. 97-120 ; lintroduction du volume Figures, p. 7-15 ; et « La lettre sauve », déjà citée. Cette dernière étude note que « la vocation des poèmes [abécédaires] vernaculaires médiévaux est presquimmanquablement mariale » (p. 340) : « LABC [] en français nest autre que la métaphore de la mediatrix nostra dont linitiale se trouve en son cœur numérique ; il ne peut de ce fait être dédié à nul autre quà la Mère du Verbe » (p. 341 ; citation de Jacques de Baisieux à lappui ; sur la fonction centrale de la lettre M, voir aussi ChappuisSandoz, Laure, « La grille et la liberté : le carmen cancellatum de Venance Fortunat à lévêque dAutun (carm. V, 6) », Belles Lettres, p. 33-47). Sont également commentées par M. Uhlig la prière de Guillaume de Digulleville (ou, selon son éditeur Ph. Maupeu, Deguileville) et sa suite : « Le prieur de Chaalis lui-même nest pas en reste qui, dans son Pèlerinage de lâme, surenchérit par une louange abécédaire latine, pangrammatique, explicitement vouée à surpasser la précédente. Le poète témoigne dune inventivité décuplée dans ce poème dont le pangramme inaugural (“Aue benedictissima, / Caritate dulcissima, / Eiciens fastidium”, etc.) est suivi de strophes tautogrammatiques où chacun des mots de chacune des strophes débute par la même lettre » (« La lettre sauve », p. 345).

33 Voir e. g., parmi les travaux dirigés par M. Uhlig, létude déjà citée de L. ChappuisSandoz, « La grille et la liberté », et celle dElena LlamasPombo, « Gratiam varietatis. Paramètres de variation stylistique de la lettre au Moyen Âge » (dans Belles Lettres, p. 33-47 et 193-214) ; ou encore (dans Figures, p. 49-63) celle de Daniel Heller-Roazen, « Isolement de la lettre. De la grammaire à la poétique », dont je cite cette conclusion : « En suivant les accidents de ces plus petites parties de la voix, en sattardant sur leurs noms, leurs figures, et leurs puissances, on remonte ainsi, sans doute, à leur “substance” mystérieuse, connue seulement de ceux qui parlent des langues » (p. 62).

34 Sil mest venu à lesprit, en cette époque lointaine, daller consulter lunique manuscrit de LABC des doubles, je men suis dispensé : ma désinvolture vis-à-vis de certains devoirs de lérudition impliquait une confiance aveugle en ses précédents résultats.

35 Dans les « Correspondances »de Baudelaire, les quatrains mennuient, les tercets menchantent.

36 « La prose du monde », Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 32-59.

37 Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance (1480-1580), Paris, Champion, 1992. Voir notamment la conclusion, p. 575-582, dun vaste ouvrage où Les mots et les choses nest cité que trois fois, et qui conteste largement la pertinence, pour « le lot courant de la langue utilisée par les hommes », de « la description lyrique du langage par Eugenio Garin et Michel Foucault » (p. 577). Concernant les alphabets et les recherches ou spéculations dont ils font lobjet, voir plus précisément les p. 47-69. Moyen Âge et Renaissance y sont réunis par lanalyse de procédés communs à une étymologie sans « prétentions métaphysiques » (p. 66), et à une conception de la motivation comme « acte volontaire », non comme « émanation naturelle de la nature de lobjet » (p. 70).

38 Les Voix du signe, p. 577.

39 Pour Le masque et la lumière, « léquivoque généralisée » des rhétoriqueurs « traverse tous les niveaux de structuration du texte, marque de façon indélébile ce qui y concourt à la production dun sens » (p. 273). Et encore : « Ce que nous constatons chez nos poètes, cest une exploitation intentionnelle des possibilités quoffre le système linguistique, de neutraliser, grâce aux convergences phonématiques, les oppositions lexicales : pratique généralisée que je tiens pour indice dune volonté, diffuse mais toujours impliquée par le discours, de rompre avec lunité apparente et factice du sens » (p. 269).

40 Foucault, Les mots et les choses, p. 52 ; voirMathieu-Castellani, Gisèle, « Origine de la langue, langue de lorigine. Mythe et désir dans le Thresor de Claude Duret », Réforme, Humanisme, Renaissance, no 8, Saint-Étienne, 1982, p. 79-85 ; ainsi que « Sous lécorce des alphabets », Corps écrit,no 32, Paris, PUF, 1989 (articles cités dans « Or ne mens », p. 436, n. 100). Mathieu-Castellani souligne « limportance de la lettre, et par là de l“escriture” » pour le discours de Duret, qui culmine dans lanalyse de lalphabet hébreu, « décrivant “toutes les choses qui se peuvent trouver en ce monde” » (p. 81) ; mais rappelle aussi que la description de Foucault nest que « partielle », et renvoie au travail de Claude-Gilbert Dubois (Mythe et langage au xvie siècle, Paris, Ducros, 1970), qui « oppose [] à cette conception mythologique [] les premiers postulats dune “science du langage” » (n. 2, p. 84). À lidée dune substitution de la seconde à la première, Marie-Luce Demonet opposera, à son tour, « la stabilité de la conception aristotélicienne du signe » (Demonet, Les Voix, p. 545).

41 Duret, Thresor de lhistoire des langues de cest univers. Contenant les Origines, Beautés, Perfections, Decadences, Mutations, Changemens, Conversions, et Ruines des langues, Cologny, M. Berjon, 1613, p. 990. Le même Duret accuse Blaise de Vigenère (quil cite ailleurs avec révérence) davoir voulu, dans son Traicté des chiffres, ou secretes manieres descrire (1586), « tirer des characteres des Lettres latines des mysteres, et secrets tels ou semblables, que ceux que les Hebrieux tirent de leurs characteres de lettres » ; or « il ny a aucune comparaison des uns et des autres mysteres et secrets » (Thresor, p. 773). Mais lauteur dudit Traicté – et traducteur du Psaultier de David – na guère besoin de leçons sur ce point. Inversement, sa foi profonde dans les « secrets du monde sensible et de lintelligible » que contiennent les 22 lettres de lalphabet hébreu nempêche pas Vigenère de sinterroger sur les états historiques successifs de celles-ci, ni sur les interprétations divergentes de lexégèse rabbinique à leur sujet. On voit coexister,chez de tels écrivains, la tentation et linterdiction de généraliser leurs hypothèses les plus « mystiques », dont Demonet montre par ailleurs quen se concentrant sur certains signes de certaines langues (lhébreu au premier chef), elles ne bouleversent pas la pensée du langage : « la croyance en lexistence dune certaine catégorie de signes, de mots efficaces et divinement créés nébranle pas la base aristotélicienne du signe linguistique » (Demonet, Les Voix, p. 542, à propos des kabbalistes de la Renaissance). Sur Duret, voir aussi léquitable étude de Michel Jourde, « Quy a-t-il dimaginaire dans le Thresor de lhistoire des langues de cest univers de Claude Duret (1613) ? », Cahiers du GADGES, no 15, 2018, p. 163-181.

42 Foucault, Les mots et les choses, p. 61. Sur le problème de lanalogie chez les rhétoriqueurs, voir les perspectives (voisines, si partiellement divergentes) de Michael Randall, Building Resemblance. Analogical Imagery in the Early French Renaissance, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996, et de la 3e partie d« Or ne mens ». Randall découvre et décrit un mouvement sinusoïdal : la Renaissance redevient « réaliste » et rompt avec le « nominalisme » du Moyen Âge tardif, avant de renouer avec lui.

43 Voir notamment, de cet auteur, « Lecture du texte de “rhétoriqueur” », Cahiers danalyse textuelle, no XX, 1978, p. 85-101, et « La poétique des Grands Rhétoriqueurs », Le Moyen Âge, no 86, Bruxelles, 1980, p. 117-133.

44 Selon Jacques Derrida (voir Marges de la philosophie, Paris, Minuit, « Critique », 1972, p. 1-29).

45 E. g. Isidore de Séville, « De litteris communibus » (Étymologies, I, iii ; texte disponible sur le site monumenta.ch) : « Y litteram Pythagoras Samius ad exemplum vitae humanae primus formauit ; cuius virgula subterior primam aetatem significat, incertam quippe et quae adhuc se nec vitiis nec virtutibus dedit. Biuium autem, quod superest, ab adolescentia incipit : cuius dextra pars ardua est, sed ad beatam vitam tendens : sinistra facilior, sed ad labem interitumque deducens. De qua sic Persius ait : “Et tibi qua Samios deduxit littera ramos, / surgentem dextro monstrauit limite callem” ». Ce qui devient, chez Jacques Legrand (qui reprend généralement Isidore, via Vincent de Beauvais, comme le signale son éditeur Evencio Beltran : voir Archiloge Sophie, Paris, Champion, 1986, p. 271, n. 186) : « Oultre plus Pytagoras dit Samius, fut cellui qui ramena aucunes lectres grecques a moralité en disant que Y grec signifie la vie humaine, la quelle va tousjours en amenuisant, comme fait la figure de Y grec, et ceste meisme sentence tesmoingne Persius le poete » (Archiloge, p. 61 ; cf. Perse, Satires, III, v. 56-57 ; la formule est citée par J. Cerquiglini-Toulet, « Limaginaire de la langue grecque au Moyen Âge », La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental, éd. Jean Leclant et Michel Zink, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2005, p. 147-157 ; voir p. 152). Contrairement à Perse, à Isidore (suivi verbatim par Vincent de Beauvais) et à nombre dautres propagateurs de ce topos (voir DeRuyt, Franz, « Lidée du “Bivium” et le symbole pythagoricien de la lettre Y », Revue belge de Philologie et dHistoire, no 10, 1-2, 1931, p. 137-145), ce nest pas limage hésiodique du biuium que retient ici Legrand : il lit, en quelque sorte, le signe à lenvers. Cétait déjà le cas dans son Sophilogium : « Pitagoras Sa[mi]us .y. grecum prius formauit, ut tradit Persius. [] Secunda littera mistica dicitur y grecum que designat vitam humanam, eo quod semper tendit a tenuitatem more vite humane » (II, i, Strasbourg, Adolf Rusch, 1575, n. p.).Je remercie vivement M. Uhlig davoir bien voulu confirmer cette observation ; voir à ce sujet Uhlig, Marion, Radomme, Thibaut, avec Roux, Brigitte, Le Don des lettres. Alphabet et poésie au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 2023.

46 Cité dans « Or ne mens » (et commenté p. 372-385) daprès les Epistres morales et familieres du Traverseur, éd. J. Beard, Wakefield – New York – Paris – La Haye, S. R. Publishers – Johnson Reprint Co. – Mouton, 1969 (reprint de léd. de Poitiers, 1545), deuxième section des Epistres morales, épître v, « À messeigneurs les Practiciens ministres de Justice », f. 30 ro, col. 1.

47 Molinet, Jean, Le Trosne dHonneur, Faictz et dictz, éd. Dupire, t. I, p. 36-58 (voir p. 46 sqq.) ; Lemaire de Belges, Jean, La Couronne margaritique, dans Œuvres, éd. Jean-Auguste Stecher, t. IV, Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 15-167 (voir p. 62 sqq.).

48 E. g. Isidore, « De litteris latinis » (Étymologies, I, iv) : « H autem littera pro sola aspiratione adiecta postea est ». « .H. fut aprés adjoustee pour signifier aspiracion », note Legrand (Archiloge Sophie, p. 64). Ici la lettre, que ce jeu détache de la graphie héritée du phi grec, signifie « Hardiesse » : tout en insistant – h aspiré sil en est – sur « la hardiesse » héritée du bien nommé « Philippe le Hardy », le texte nomet pas de dire que cette vertu sait aussi recevoir « honorablement et humblement » (sans aspiration) le présent défunt, « ce tres puissant et redoubté lyon » (éd. citée, p. 48).

49 Couronne margaritique, éd. Stecher, p. 115-120.

50 Également notable est la substitution, pour lavant-dernière lettre, de « Tolerance » à « Patience » (qui retient lessentiel de celle-ci tout en lui adjoignant certains des traits de la tempérance). Mais ce qui complique la taxinomie sur le plan strictement éthique est plus que compensé par la référence symbolique initiale – au « Thau » des Hébreux, « representant la figure de la croix » (Couronne, p. 128).

51 Donat : « Accidunt uni cuique litterae tria, nomen, figura, potestas. Quaeritur enim, quid uocetur littera, qua figura sit, quid possit », Ars maior, I, 2, éd. Louis Holtz (Donat et la tradition de lenseignement grammatical. Étude sur lArs Donati et sa diffusion (ive-ixe siècle)et édition critique, Paris, CNRS Éditions, 1981, p. 605).

52 Jaurais pu considérer de plus près, par exemple, les deux dernières lettres de PHILIPPUS, qui sortent par le haut du domaine des vertus pour désigner respectivement « Vérité » et (surtout) « Singularité de Grâce ».

53 Archiloge Sophie, éd. citée, p. 59-65.

54 Voir sur ce point les citations de Cicéron et de saint Augustin données par Marc Arabyan, « Le nom de la lettre et son inscription », Modèles linguistiques, no 43, 2001, p. 139-150 (p. 140).

55 « [] a mon avis un livre a ce seroit moult prouffitable, le quel seroit ordené par le A B C tellement que chascun mot françois eust son mot de latin correspondant. Et ainsi quant tu vouldroies trouver le nom de aucune chose en latin, il ne faulroit ne mais regarder par quelle lectre son nom se commence, et par ainsi tu pourroies son nom trouver en latin » (Archiloge Sophie, p. 66).

56 Étymologies, I, iii (« De litteris communibus »).

57 Sur cette « autonymie », voir Arabyan, « Le nom de la lettre ».

58 Étymologies, I, iii (« De litteris communibus ») ; cf. Legrand, Archiloge Sophie, « Des lettres grecques », p. 61-62.

59 Bouchet a fait imprimer ce chef-dœuvre pour clore la belle réédition de ses Genealogies, Effigies & Epitaphes des Roys de France, recentement reveues & corrigees par lAutheur [], Poitiers, Jacques Bouchet et Jean et Enguilbert de Marnef, 1545, 162 vo-163 ro.

60 Notamment dans Le Panegyric du Chevalier sans reproche (1527), à propos de Gabrielle de Bourbon, et dans Le Jugement poetic de lhonneur femenin (1538).

61 Merci à Sylvie Lefèvre, qui ma fait remarquer que cette dérisoire version du mythe dIo en renverse doublementle sens : non seulement linfortunée nest en rien coupable de « long caquet » envers Jupiter (qui la enlevée, et transformée en génisse pour la soustraire à la jalousie de Junon), mais elle se fait reconnaître de son père en imprimant dans la poussière, avec la forme de son sabot, les deux lettres de son nom, « desquelles toutes les autres Attiques sont faictes et formées », dira Tory en son Champ Fleury ; je cite daprès lédition partielle, par Alexandra Pénot, de la version posthume de ce texte, « Lart et science de la vraye proportion des Lettres Attiques de Geoffroy Tory (1549) : défense et codification de la langue française », dans Corpus Eve. Émergence du vernaculaire en Europe, 2020 (https://doi.org/10.4000/eve.1788, consulté le 22/06/2023). La condamnation du « caquet » féminin revient ici à censurer en son invention même lécriture – féminine – dont Bouchet se fait, ailleurs, le chantre et lavocat ; et ce alors (et dautant plus) quil sadresse aux « filles qui veulent apprendre à escripre ». Voir Heller-Roazen, Daniel, Echolalies. Essai sur loubli des langues, Paris, Seuil, 2007, « Le sabot de la nymphe », p. 121-127 ; cité par Lefèvre, Sylvie, « Yo : du gréco-latin au rap, en passant par Philippe de Thaon. Les voyages dune interjection » (https://tvof.ac.uk/blog/yo-du-gréco-latin-au-rap-en-passant-par-philippe-de-thaon-les-voyages-dune-interjection, consulté le 22/06/2023) ; Bowen, Barbara C., Words and the Man in French Renaissance Literature, Lexington, French Forum, 1983, p. 27-44 (sur Tory) ; et Gavoille, Élisabeth, « Io ou la révélation de lécriture (Ovide, Met. I 583 sqq.) », Apis Matina. Studi in onore di Carlo Santini, éd. Aldo Setaioli, Trieste, Edizioni Università di Trieste, 2016, p. 332-342.