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Classiques Garnier

Préface

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Préface

RELIQUES. On désigne par ce nom les restes ou les parties restantes dun corps ou des habits dune personne après sa mort, par lÉglise, au nombre des bienheureux1.

Même sil est très critique dans la suite de son article, en quelques mots, Voltaire semble avoir tout dit. La relique répond à trois impératifs : cest un objet ; il a été en contact direct avec un personnage exceptionnel ; il est reconnu par lÉglise.

Lépoque moderne est le temps de la polémique et du soupçon. Voltaire nest pas isolé. La relique est sujette à nombre de disputes : critiques sous la plume de Calvin et destructions lors des guerres de religion et pendant la Révolution ; redéfinition avec le concile de Trente et recharges sacrales locales chez les catholiques. Pour eux, les choses nont jamais été acquises et le clergé a toujours travaillé à « certifier lancienne & constante tradition au sujet de ces reliques » selon une expression de 17542. Mais dom Mabillon, avec le De cultu sanctorum ignotorum (1698), développe une critique historique catholique. Il y aurait un certain « désenchantement des corps saints3 ».

Les reliques possèdent cependant une « force » qui attire les fidèles ; elle fait le lien entre le fidèle et un monde qui le dépasse mais où vit le saint homme. Contemplant celles de Champagne, le jésuite Nicolas Des Guerrois remarque : « les reliques estans apposées sur elle, la malade se vit au mesme moment en santé, & la vérité des reliques Sainctes fut manifestée, estant aussi facile à Dieu daccomplir ce beau miracle, que de guérir des malades de lombre de S. Pierre4 ». Le fidèle vient à la 10relique car il pense y trouver une grâce et le miracle prouve la réalité de la relique. Cest un système parfaitement clos. Le politique sait en profiter et linstrumentaliser. Il organise de grandes processions ou offre de somptueux reliquaires. Trait commun au christianisme, la relique est une affaire de foi, de culte et de pouvoir5.

Insensiblement intervient la disqualification. Collin de Plancy range la relique au niveau des superstitions puériles, celles qui empêchent les populations daccepter la modernité. Il assure : « cest assez généralement lusage, chez les Espagnols, de navoir dautres médecins que les reliques, dans les maladies graves6 ». Pour des historiens du xixe siècle, adeptes dune vision positiviste, voire anticléricale :

À vrai dire, le peuple ne connaît quune religion : le culte des reliques. Combien dhommes de ce temps étaient capables de sélever aux conceptions métaphysiques et morales de la doctrine chrétienne ? Pour la foule, tout le divin est dans la vénération des restes des saints7.

Dans un climat de désacralisation et de déchristianisation de lespace européen, on a cru, un moment, que la relique était désormais inscrite dans un temps révolu. Rarement un mot na semblé plus ancré dans un passé lointain. Le prononcer et chacun pense aux foules médiévales cheminant vers quelque pèlerinage lointain. Pourtant jamais mot na été plus contemporain. En mars 2019, deux faits nous le rappellent. Du 24 février au 4 mars, les reliques de Bernadette Soubirous, canonisée en 1933, parcourent des diocèses de louest de la France. En quatre-vingt-dix ans, cest la troisième fois quune telle pérégrination se déroule, dont deux en France et une en Italie. « Cest en quelque sorte Lourdes qui vient jusquaux fidèles normands » assure un journaliste8. Au même moment, en Russie, un journal titre « Les reliques dun saint ont été miraculeusement épargnées par lincendie dans une église de la région de Penza9 ». Dans la 11nuit du 10 mars, un incendie ravage léglise Saint-Michel-Archange du village de Kotchetovka. Or elle renferme les restes du bienheureux Jean de Kotchetovka (1839-1886) canonisé en 2018, mais elles sont préservées : il nen faut pas plus pour que certains crient au miracle. Les reliques jouent donc un rôle important dans les pratiques dévotionnelles contemporaines.

Lhistoriographie contemporaine na redécouvert que récemment la relique. Elles ont souvent été considérées pour autre chose. Les reliquaires ont été considérés comme de beaux objets « intimement liés à larchitecture et au mobilier religieux10 ». Plus récemment, lanthropologie a fait le parallèle entre les lieux de présentation publique des trophées dAsie sud-est et les reliquaires du catholicisme occidental11. Les historiens médiévistes ont été les premiers à comprendre limportance des reliques, du discours quelles inspirent et des objets qui les conservent12. Les modernistes arrivent ensuite. Ils jaugent la relique dans toutes ses dimensions, par exemple pour considérer ses rapports avec le corps13. Surtout, ils souhaitent « inscrire dans la modernité un objet presque contradictoire avec la notion de modernité elle-même, les reliques, et donc susceptible dinterroger cette notion14 ». Une équipe de lEHESS semble tracer les chemins de la recherche :

Les cultes reliquaires réclament une circulation continue entre trois instances, chacune revendiquée comme nécessaire : lévidence dune dévotion, la légitimité dune pratique, lengagement dune autorité».

Nicolas Guyard a décidé de parcourir ces chemins. En trois ans, il a réalisé une thèse qui relève bien des défis. Il revisite cette histoire des reliques, en y ajoutant lhistoire urbaine, lhistoire politique, lhistoire des représentations. Il inscrit résolument son travail dans lespace public, préférant ignorer les reliques domestiques qui font, aujourdhui, la joie des collectionneurs et des antiquaires. En privilégiant quatre villes, Lyon, 12Metz, Rouen et Toulouse, il met en évidence les déclinaisons régionales dans ces cités qui, à un titre ou un autre, se considèrent comme des capitales ayant un passé à valoriser et des institutions à exalter. En insistant sur le temps long, Nicolas Guyard brosse une chronologie qui renouvelle notre regard.

Il nous dit dabord beaucoup sur la construction de la relique. On en fait des inventaires, on les expose… Ce discours hésite entre piété et érudition. Il vacille entre remises en cause par des protestants ou une partie du clergé et les recharges sacrales. Il émane du clergé mais aussi des autorités urbaines. Cest un fait essentiel dans lhistoire de la France moderne.

Le livre de Nicolas Guyard sintéresse aussi à la dévotion car la relique est mise en scène. Elle nest pas un objet acquis, elle circule, est échangée ou offerte. Chaque cité a ses propres méthodes pour se lapproprier, lexposer, lhonorer. Cest une preuve de piété mais aussi un geste politique. Au cours de trois siècles de son étude, lauteur suggère le basculement dun objet confessionnel à un objet identitaire.

La relique accompagne la vie de la cité. Nicolas Guyard montre quelle illustre le basculement entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft), reprenant en cela les idées de Ferdinand Tönnies.

Le livre de Nicolas Guyard présente une dévotion où sentrecroisent histoire, patrimoine et religion. La relique nest ni une expression antique, ni une manifestation dune histoire de lart, ni un sujet de polémiques. Elle est tout cela et bien plus encore. Elle révèle les ressorts qui animent nos sociétés car, à partir dun même objet, les discours et les expressions publiques évoluent sans cesse. Que Nicolas Guyard soit remercié de nous avoir rappelé que la relique est vitale dans notre Europe.

Philippe Martin

Université Lumière Lyon 2 – ISERL

1 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Didot lAîné, 1816 (rééd.), tome 12, p. 62.

2 Mémoire pour la vérification des reliques prétendues de S. Germain, Paris, Veuve Lottin, 1754, p. 100.

3 Expression de Denis Crouzet dans Boutry Philippe, Fabre Pierre-Antoine, Julia Dominique (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris, Édition de lEHESS, 2009, tome 1, p. 435.

4 Des Guerrois Nicolas, La saincteté chrestienne contenant les vie, mort et miracles de plusieurs saincts, Troyes, Jean Jacquard, 1637, p. 323.

5 Bozoky Edina, Helvetius Anne-Marie (dir.), Les reliques. Objets, cultes, symboles, Turnhout, Brepols, 1999, p. 256.

6 Collin de Plancy J.A.S., Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, Guien Compagnie, 1822, tome 3, p. 9.

7 Lavisse Ernest (dir.), Histoire de France. Louis VII, Philippe Auguste, Louis VIII (1137-1226), Paris Hachette, 1911, p. 306.

8 https://www.francebleu.fr/infos/societe/les-reliques-de-bernadette-soubirous-dans-l-orne-avant-le-calvados-1551822824 [consulté le 28 mars 2019].

9 https://orthodoxie.com/les-reliques-dun-saint-ont-ete-miraculeusement-epargnees-par-lincendie-dans-une-eglise-de-la-region-de-penza-russie/ [consulté le 28 mars 2019].

10 Deshoulières François « Culte des reliques », Bulletin Monumental, 1937, 96-3, p. 376-377.

11 La mort nen saura rien. Reliques dEurope et dOcéanie, Exposition au Musée National des Arts dAfrique et dOcéanie (octobre 1999 – janvier 2000), Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1999.

12 Voir par exemple Boesch-Gajano Sofia (dir.), La tesaurizzazione delle reliquie, Sanctorum, Rome, Viella, 2005.

13 Voir le travail de Jack Gélis dans lHistoire du corps, Paris, Seuil, 2005.

14 Boutry Philippe, Fabre Pierre-Antoine, Julia Dominique (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris, Édition de lEHESS, 2009, 2 vol.