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Classiques Garnier

[Conclusion de la troisième partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Villes sacrées . Reliques et espaces urbains à l’époque moderne
  • Pages : 399 à 400
  • Collection : Constitution de la modernité, n° 21
  • Thème CLIL : 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
  • EAN : 9782406103417
  • ISBN : 978-2-406-10341-7
  • ISSN : 2494-7407
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10341-7.p.0399
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/10/2020
  • Langue : Français
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Dès le Haut Moyen Âge, la patrimonialisation de certaines reliques dans les quatre villes étudiées les place au cœur de cet univers des obligations. Au début de la période étudiée, les corps saints jouent un rôle fondamental dinteraction entre les communautés urbaines et le divin. Les reliques incarnent alors ces relations. La répétition de rituels permet aux cités daffronter les crises et catastrophes mais également daspirer à la sainteté dans une quête du Salut. Le xviie siècle constitue sans doute lapogée de cette patrimonialisation. La vie religieuse est lobjet dun investissement très important des élites urbaines politiques et religieuses, une des dernières sphères dans laquelle les villes peuvent affirmer leur spécificités identitaires et leur élection dans le cadre de leurs relations avec leur environnement régional ou étatique. Toujours à cette même époque, la patrimonialisation des reliques permet une projection des communautés urbaines grâce à des représentations delles-mêmes dans des dynamiques de sanctification. La quête de la sainteté, dont les exemples les plus illustres sont ceux des saints et saintes présents en reliques, sert de champ dexpérience et de cadre dactions aux habitants des villes, réactualisation dun passé glorieux dans le présent de la vie urbaine.

Cette pratique collective de la sainteté semble perdre progressivement sa signification tout au long du xviiie siècle. Cette perte dinfluence est liée au discrédit jeté par la critique historique et par les philosophes des Lumières, portant à la fois sur lauthenticité des reliques et des rituels que sur les mises en récit quils engendrent. Peu à peu, les saints et leurs reliques sortent de lunivers des obligations, ne fondant plus le lien social ou un quelconque sentiment dappartenance commune. Cette disqualification progressive sapparente à un changement déchelle : de la cité au groupe. Au xixe siècle, certaines reliques peuvent encore cristalliser une identité catholique militante dans des sociétés urbaines de plus en plus sécularisées. Désormais, la définition de lidentité locale et les liens sociaux se réalisent dans une sphère surtout profane, renvoyant à des réalités davantage socio-professionnelles. Ce changement de paradigme du fondement de lidentité collective traduit cette grande évolution appelée désenchantement et/ou modernité par les historiens. En un peu plus dun siècle, les conceptions culturelles du temps, de lhistoire, du bien 400public et de laction politique évoluent considérablement, expliquant largement cette mise progressive à lécart des reliques au sein des sociétés urbaines. Cette évolution rejoint celle observée par Gaël Rideau dans le cas dOrléans au xviiie siècle. Son étude montre une individualisation progressive des pratiques religieuses, au détriment dune religion communautaire qui constitue de moins en moins un modèle de piété1.

À cette dévalorisation spirituelle pourrait également correspondre une transformation du lien social. Une réactualisation de lopposition théorique forgée par Ferdinand Tönnies entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft) pourrait rendre compte de cette transition2. Ferdinand Tönnies opposait en effet la communauté, où le groupe lemportait sur lindividu, à laquelle chronologiquement succède la société :

La théorie de la société est la construction dun cercle de personnes qui, comme dans la communauté, vivent et habitent côte à côte dans la paix sans être liées par nature. Elles sont, au contraire, séparées par nature. Alors que dans le premier cas elles restent liées malgré tout ce qui les sépare, dans le deuxième cas elles restent séparées malgré tous leurs points communs3.

Lassociation de la société à lactivité économique pourrait permettre de situer le début de cette transition vers le milieu du xviiie siècle. La ville devient alors société, laissant la communauté aux seuls croyants et pratiquants. Ce schéma peut rendre compte de lévolution de la patrimonialisation des corps saints tout au long de lépoque étudiée. Jusquau début du xviiie siècle, certaines reliques participent à ce lien communautaire, à cet univers dobligations. Puis, progressivement, elles perdent leur capacité à rassembler les sociétés urbaines, dès lors divisées entre groupes religieux (ou non), politiques et socio-économiques.

1 Rideau Gaël, De la religion de tous à la religion de chacun : croire et pratiquer à Orléans au xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

2 Tönnies Ferdinand, Communauté et société. Présentation, traduction et notes par Niall Bond et Sylvie Mesure, Paris, Presses Universitaires de France, 2010. Sur la réactualisation de ces deux notions, voir Lachaussée Ingeburg, « Communauté et société : un réexamen du modèle de Tönnies », Sens Public, 2008.

3 Tönnies F., Communauté et société, op. cit., p. 45.