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Classiques Garnier

[Conclusion de la première partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Villes sacrées . Reliques et espaces urbains à l’époque moderne
  • Pages : 145 à 147
  • Collection : Constitution de la modernité, n° 21
  • Thème CLIL : 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
  • EAN : 9782406103417
  • ISBN : 978-2-406-10341-7
  • ISSN : 2494-7407
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10341-7.p.0145
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/10/2020
  • Langue : Français
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Ce premier parcours autour de lobjet relique fait apparaitre un déclassement progressif de lobjet. Celui-ci est autant matériel que dévotionnel ou polémique. Vers 1500, les reliques appartiennent au monde des objets sacrés, au centre des sanctuaires et des pratiques dévotionnelles. Lirruption des réformes durant tout le xvie siècle entraine une progressive mise à distance protéiforme. Les corps saints sont de plus en plus inventoriés, donnant lieu à des connaissances qui les réifient et les historicisent. Ils quittent peu à peu le chœur des églises pour être conservés dans des espaces périphériques. Les différentes crises iconoclastes de 1562 et de la Révolution française accélèrent ce déclassement. Les reliques font sens pour des groupes de plus en plus réduits. Objets chrétiens en 1500, elles deviennent par la suite des objets confessionnels puis partisans.

Ce décentrement se constate dans le regard porté par les voyageurs qui visitent les sanctuaires. Prenons lexemple de Saint-Sernin de Toulouse. Jérôme Münzer, médecin de Nuremberg, visite la ville en 1495 au cours dun long voyage qui le conduit à Compostelle, au Portugal, et dans de nombreuses villes du royaume de France. Le monde que traverse Jérôme Münzer est saturé de corps saints, quil prie dès quil en a loccasion. Les reliques occupent donc une place de choix dans le paragraphe quil consacre à Saint-Sernin :

Cette église est extrêmement ancienne, construite de briques avec des pierres dangle très dures. Cest une collégiale qui compte de nombreux chanoines, jadis moines, et elle est grande et large, remplie des reliques des saints qui y sont enterrés. Entre autres, le corps de six apôtres repose dans la crypte sous le chœur : dabord, dans une châsse superbe, le corps de saint Jacques le Majeur, et de même sa tête dans un reliquaire dargent enrichi de pierres précieuses. Un chanoine Alémanique originaire de Biel près de Berne, le fit ouvrir en notre honneur, ce qui est très rare, et nous avons embrassé le crâne de Jacques. [] Ensuite on nous montra le corps de saint Simon et de saint Jude ; puis encore celui de saint Philippe, dont la tête se trouve à Rome. Et le corps de Jacques le Mineur, dont la tête est à Compostelle. Et encore le corps de saint Barnabé, celui de saint Gilles, dont la tête se trouve à Saint-Gilles près dArles, celui de saint Saturnin, celui de saint Exupère et de nombreuses autres reliques comme on le trouver indiqué dans une bulle1.

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Pour Jérôme Münzer, voyageur et pèlerin, les reliques constituent le principal centre dintérêt de Toulouse et des autres villes quil traverse.

Un siècle plus tard, en 1599, Thomas Platter, originaire de Bâle, sarrête à son tour à Toulouse alors quil a entrepris un voyage en Europe. En luthérien curieux, Thomas Platter visite les sanctuaires catholiques quil décrit abondamment dans son journal. À Toulouse, cest encore Saint-Sernin qui retient son attention avec son fameux tour des Corps-Saints :

Le chœur surtout passe pour lemplacement le plus saint de tout lunivers à cause de la grande quantité de reliques, de corps saints et dautres objets sacrés qui sont censément conservés dans la crypte voûtée, sous le chœur et, pour la plupart dentre eux, dans des caisses dargent. On men a donné le catalogue sur papier2.

Continuons notre remontée dans le temps. Dans les années 1710, Jean-Aymar Piganiol de la Force publie sa Nouvelle description de la France dans laquelle il présente toutes les provinces et villes du royaume de France. Lauteur y produit une longue description de Toulouse et de Saint-Sernin. Là encore, les reliques occupent une place prépondérante :

S. Sernin est une Eglise ancienne. Lédifice est grand & majestueux, mais fort sombre. Le Clocher est beau & élevé. Les Corps saints, qui rendent cette Eglise une des plus fameuses du monde Chrétien, sont dans des niches pratiquées dans des Chapelles qui sont au pourtour du Chœur. On y montre plusieurs châsses remplies de saintes Reliques, & jusquaux souterrains, tout inspire la sainteté. On y voit des Autels, des sépultures, des inscriptions, des lampes, & les autres ornemens que peuvent comporter ces saintes Cavernes3.

Succédant à un court propos architectural, les reliques sont toujours présentes dans ce guide touristique.

En 1785, M. et Mme Cradock, un couple anglais, visitent Toulouse. Il se rendent à Saint-Sernin, attirés par le trésor :

À sept heures nous retournâmes à Saint-Sernin, vaste église fort ancienne. Le Trésor est dune richesse remarquable. Nous admirâmes surtout une agate 147finement travaillée de la grosseur dun œuf et de poule et une topaze de toute beauté, sans compter des pierres précieuses dune valeur inappréciable4.

Davantage que les corps des apôtres et saints toulousains, ce sont les pièces dorfèvrerie du trésor qui attirent lœil de ces deux visiteurs anglais. Les reliques ont disparu. Cet exemple nest pas un cas isolé. La fin du xviiie siècle constitue une rupture dans les témoignages des voyageurs. Arthur Young ne mentionne pas Saint-Sernin dans sa description de Toulouse en 1787, préférant dautres centres dintérêts en liens avec ses recherches botaniques et agronomiques. Cette disparition des reliques dans le regard des voyageurs ne peut être uniquement imputée à langlicanisme teinté des préceptes des Lumières des Cradock ou dArthur Young. Elle rejoint un processus de relégation progressive des Corps-Saints de Saint-Sernin entamé dans les années 1770. La Révolution française accélère ce déclassement.

En 1838, Stendhal sarrête à Toulouse lors dun voyage dans le Midi. Cest son deuxième passage dans une ville quil napprécie guère. Deux moments retiennent son attention : un café bu sur la place du Capitole, qui lui rappelle ses séjours romains, et sa visite de Saint-Sernin. À près de trois siècles et demi dintervalle, le regard posé par Stendhal diffère de celui de Jérôme Münzer. Ce nest plus celui dun pèlerin ou dun croyant mais dun esthète, sensible au style roman qui caractérise le sanctuaire :

Le clocher très haut de Saint-Sernin sélève du centre de léglise sur les quatre énormes piliers octogones de la croisée ; absolument comme à Saint-Pierre de Rome, excepté que tout est plus étroit. Le chœur qui commence à ces piliers octogones orné de peintures à fresques médiocres, mais qui nont rien de la laideur gauloise. Je ne les ai guère regardées, mais cela est probablement de lécole de Florence, au xvie siècle5.

Durant cette longue période moderne, Saint-Sernin passe du statut déglise des Corps-Saints à celle de Prosper Mérimée et dEugène Viollet-le-Duc, dun centre spirituel à un lieu patrimonial. Les touristes ont remplacé les pèlerins. Au xixe siècle, les reliques nont pas disparu. Elles ne sont simplement plus un centre dintérêt ou de curiosité.

1 De Nuremberg à Grenade et à Compostelle. Itinéraire dun médecin allemand (août 1494-avril 1495). Traduction du récit de voyage de Jérôme Münzer, Biarritz, Atlantica, 2009, p. 244-245.

2 Le siècle des Platter : 1499-1628, Paris, Fayard, 2000, vol. 2, p. 540-541.

3 Piganiol de la Force, Jean-Aymar, Nouvelles description de la France, dans laquelle on voit le gouvernement général de ce royaume, celui de chaque province en particulier et la description des villes, maisons royales, châteaux et monuments les plus remarquables, avec la distance des lieux. Tome quatrième, Paris, Delaulne, 1718.

4 Cradock Anna Francesca, Journal de Mme Cradock : voyage en France (1783-1786)/ trad. daprès le ms. original et inédit par Mme O. Delphin-Balleyguier, Paris, Perrin, 1896.

5 Stendhal, Voyage dans le midi de la France, Paris, François Bourin Éditeur, 2010, p. 75.