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Classiques Garnier

Préface d'Yves Charles Zarka

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PRÉFACE

dYves Charles Zarka

Lédition des Six livres de la République de Jean Bodin, réalisée par Mario Turchetti, dont le présent volume comporte le livre II, est exceptionnelle à plus dun titre. Dabord, il sagit de la première édition comportant les deux versions de lœuvre, loriginal français et la traduction latine. Personne depuis lépoque de Jean Bodin navait osé entreprendre un travail aussi considérable et utile, dans la mesure où la comparaison des deux versions est susceptible dapporter des éclaircissements non seulement sur la terminologie, en particulier celle de la souveraineté, mais encore sur la pensée politique de lauteur. Ensuite parce que cette édition est plus quune édition. Lintroduction à ce livre II est une œuvre en elle-même qui éclaire à la fois le contexte et la teneur de ce livre. Il sagit dun moment important dans lhistoire des Six livres de la République qui ne pouvait être conduit quà la condition de disposer dune érudition impressionnante, issue de plus de cinquante années détude de la pensée du xvie siècle et dune compréhension approfondie des enjeux de la pensée politique de Bodin.

Ce deuxième livre de La République comporte des apports fondamentaux concernant le concept de souveraineté, en particulier la thèse de son indivisibilité, la distinction entre État et gouvernement, lélucidation des différentes formes de république, selon quelles sont légitimes ou illégitimes. Comme toujours, les analyses de Bodin conjuguent une élucidation conceptuelle visant à définir aussi précisément que possible les concepts quil forge ou quil utilise et une description historique des différents États réellement existants. Linscription de la politique dans lhistoire réelle est la marque de Bodin, comme de la plupart des penseurs politiques du xvie siècle, dabord de Machiavel. Les choses changeront fondamentalement quelques décennies plus tard.

Déjà au chapitre viii du premier livre, Bodin soulignait limportance de définir la notion de souveraineté, qui, selon lui, ne lavait pas été : « Il 24est icy besoin de former la definition de souveraineté, par ce quil ny a ni jurisconsulte, ni philosophe politique, qui lait définie : jaçoit que cest le point principal, et le plus nécessaire destre entendu au traitté de la République ». De la même façon, au chapitre ii du livre II, qui porte sur la différence entre État et gouvernement, Bodin souligne à nouveau : « Car il y a bien de difference de lEstat et du gouvernement : qui est une reigle de police qui na point esté touchee de personne : car lEstat peut estre en monarchie et neantmoins il sera gouverné populairement si le prince fait part des estats, magistrats, offices et loyers egalement à tous sans avoir esgard à la noblesse, ni aux richesses, ni à la vertu. Il se peut faire aussi que la monarchie sera gouvernée aristocratiquement… ». Ici, la définition est clairement donnée comme une invention conceptuelle susceptible de rendre compte de la réalité.

On voit que lélucidation conceptuelle est liée à une analyse historico-politique. On ne saurait séparer la politique de lhistoire réelle des États avec leurs spécificités touchant leurs lois fondamentales, leurs coutumes, leurs territoires, etc. On peut aller plus loin, lanalyse politique des États ne peut se séparer non plus de leur inscription dans la nature. Ainsi la justice harmonique divine qui préside à lorganisation de la nature doit avoir son correspondant dans la justice harmonique interne à lÉtat, le livre VI de La République y sera consacré.

Sil ouvre un champ théorique qui deviendra après lui déterminant pour toute sa postérité politique, quil sagisse des théoriciens de la souveraineté ou de ceux, fort opposés, de la raison dÉtat, Bodin est un penseur de son temps, inscrit dans ce temps et tâchant de trouver des réponses aux questions majeures qui sy trouvent posées. Ce point me paraît dautant plus important quil permet de surmonter de prétendues contradictions internes à lœuvre. Je voudrais en retenir deux : la première concerne la notion de souveraineté : comment comprendre que celle-ci soit à la fois absolue et limitée ? La seconde concerne la distinction entre État et gouvernement. En effet lindivisibilité de la souveraineté affirmée et largement exemplifiée au chapitre i du livre II implique quil ne peut y avoir de république mixte, sinon sous une forme dégradée et non viable. Ainsi, contrairement aux analyses de la plupart des historiens et des penseurs depuis lantiquité, ni Sparte, ni Rome, ni Venise, ni la France, nont connu de formes mixtes de République. Il ny en a que trois formes, exclusives lune de lautre, selon lesquelles 25la souveraineté est détenue : la monarchie, laristocratie et lÉtat populaire. Pourtant, cette indivisibilité semble remise en cause par Bodin lui-même dans la mesure où, comme on la vu, une monarchie peut être gouvernée aristocratiquement ou populairement. Il en va de même pour les autres sortes dÉtat.

En fait, il ne sagit nullement là de contradictions internes à lœuvre, mais plutôt de tensions qui tiennent au double aspect de lapproche bodinienne. Concernant la souveraineté à la fois absolue et limitée, il convient tout dabord de noter que sa dimension absolue est caractérisée par deux déterminations : dabord, le caractère perpétuel de la puissance dont elle est dotée, la souveraineté ne peut donc être limitée ni en durée, ni en capacité, ni dans son domaine dexercice, sans quoi il serait impossible de parler de souveraineté. Ensuite, le fait quil ny a au-dessus de cette puissance souveraine aucune autre puissance humaine capable de la limiter ou dannuler ses commandements, sinon les lois de la nature et de Dieu. En ce sens, la puissance souveraine est absolue comme capacité à donner et à casser les lois positives, sans aucun recours possible et le souverain est absous de lobéissance aux lois quil édicte. Ces déterminations sont constitutives de lidée de souveraineté comme pouvoir ultime et sans appel, hégémonique par rapport à tous les ordres de la société, quil sagisse de la religion, de léconomie ou autres.

Cependant, contrairement à ce qui se passera plus tard, chez les penseurs de la souveraineté, disons de Hobbes à Rousseau, héritiers directs de Bodin, celui-ci ne se maintient pas au niveau de la logique conceptuelle de la souveraineté, il considère la souveraineté dans le cadre des États réels, qui tous sont inscrits dans la nature réelle et dans lhistoire effective. Les limites de la souveraineté tiennent à cette double inscription. Il y a dabord les lois de la nature et de Dieu qui gouvernent la nature universelle en tant que telle, et les États en tant quils y sont inscrits. Ces lois nont donc nullement la fragilité qui les caractérisera chez Hobbes, où elles seront conçues comme simple résultat dun calcul rationnel humain. Il y a une prégnance politique de la nature qui disparaîtra totalement dans le cadre dune conception mécaniste. Mais il y a aussi lhistoire réelle des États dont procèdent dautres limites de la souveraineté : il sagit cette fois des lois fondamentales, diverses selon les cas, des coutumes générales et particulières, ainsi que des modalités de prélèvement de limpôt. Il sagit donc bien là de tensions tenant du 26double aspect de lapproche bodinienne où la logique de la souveraineté doit sinscrire dans le réel.

Concernant le rapport entre lindivisibilité de la souveraineté, dont se déduit le principe de lexistence de formes simples et non mixtes des républiques, et leurs compositions avec des gouvernement dun autre type que celui de lÉtat, ce qui semble donner lieu à une conception du gouvernement mixte, il convient de revenir à la distinction entre État et gouvernement. LÉtat définit le mode selon lequel la puissance absolue est possédée. Celle-ci est possédée sans partage, sans mixité. En revanche, le gouvernement concerne la manière dont la puissance souveraine est exercée. À cet égard, la souveraineté peut faire lobjet de délégations partielles et révocables qui ne compromettent pas son indivisibilité. Cette distinction entre le mode selon lequel la puissance souveraine est possédée et celui dont elle est exercée se retrouvera chez Grotius et ensuite chez Hobbes. Que le souverain ait une puissance absolue, ne veut pas dire quil gouverne tous les aspects généraux et particuliers de la république. Selon le mode dont une monarchie est gouvernée, elle pourra lêtre aristocratiquement ou populairement.

On voit donc comment Bodin constitue un tournant dans lhistoire de la pensée politique tout en étant un auteur fondamentalement inscrit dans son temps. Ces deux aspects sont parfaitement mis en relief dans lample et fondamentale introduction de Mario Turchetti, dont nous pouvons dire quelle éclaire dun nouveau jour la pensée de Bodin.