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Classiques Garnier

Avant-propos

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AVANT-PROPOS

Lauteur a confié à son deuxième livre de La République ses réflexions les plus originales et les plus élaborées, qui concernent les fondements de son système juridico-politique, dont les principaux sont lindivisibilité de la souveraineté, la différence entre État et gouvernement, le refus des régimes mixtes de gouvernement et la nette distinction entre régime despotique (monarchie seigneuriale) et régime tyrannique (monarchie tyrannique), lequel seul peut, sous certaines conditions, légitimer le droit de résistance et le tyrannicide. Toute importante quelle soit pour lhistoire de la pensée politique, non seulement occidentale, cette distinction « vitale », à notre connaissance na jamais été appréciée à sa juste valeur par les spécialistes de Bodin, du xvie siècle à nos jours. Cest principalement – mais pas uniquement – sur les trois premiers points que les critiques et les éloges des lecteurs contemporains de Bodin et ceux des siècles à venir se sont concentrés jusquà aujourdhui.

En notre qualité déditeur scientifique et de commentateur, nous nous sommes fait un devoir, sinon un plaisir, de comprendre et dexpliquer – dans les limites de nos possibilités – le message de Bodin à travers Bodin lui-même, en appliquant une méthodologie rigoureuse qui, au moins dans une première phase (A), impose de ne recourir quaux sources, aux auteurs et aux problématiques de son époque, y compris les sources antérieures dont il pouvait avoir connaissance, donc jusquaux années 1590. Un monde culturel de bien plus de deux millénaires, compte tenu de lampleur de sa propre culture, dont on na pas encore réussi à définir les frontières. Ce choix méthodologique nous a obligés, toujours dans un premier moment, à limiter les problématiques, même dans la terminologie utilisée. Par exemple, nous faisons rarement référence aux courants de pensée à la mode aujourdhui comme le « constitutionnalisme1 », mais quelques fois, pour des raisons évidentes, nous évoquons l« absolutisme ». 18Dans une deuxième phase (B), il est clair que des comparaisons avec des auteurs qui lont suivi et quil ne pouvait pas connaître, tels que Hobbes, Locke ou Montesquieu et bien dautres, donnent lieu à un discours cohérent, inscrit dans la perspective de lhistoire qui embrasse tous les domaines de la pensée : juridique, théologique, politique, institutionnel, philosophique ou dautre nature. Limportant est de ne pas confondre les deux phases, de ne pas ségarer dans les deux perspectives historiques distinctes et, concrètement, de ne pas rendre responsable un auteur de la deuxième moitié du xvie siècle des insuffisances et des erreurs dues au fait quil na pas compris ou fourni des solutions qui simposeront avec évidence aux auteurs des siècles suivants.

Cest pourquoi, en ouvrant cette édition du livre II, le plus concis des Six livres de la République, le lecteur sétonnera peut-être dy trouver une introduction aussi dense, dans laquelle nous avons abordé les problèmes les plus discutés, et affronté les questions les plus graves pour lui et pour nous (sans oublier la distance qui nous sépare), en essayant de pénétrer dans un monde culturel où les interactions sont difficilement détectables – au moins pour nous, avouons-le. Par exemple, à propos de la notion dunité et dindivisibilité, qui ne se borne pas pour lauteur à la sphère juridique, nous avons tenté (ch. i) de saisir les mondes différents, philosophique, géométrique, théologique, numérologique, cabalistique, psychologique, dans lesquels Bodin semble, daprès ce quil écrit, avoir voyagé et séjourné souvent, intimement convaincu que « la félicité des hommes est mêlée daction et de contemplation », « mère de sagesse ».

Pour en faciliter la compréhension et afin délargir léventail des lecteurs intéressés (non exclusivement des experts dhistoire de la pensée juridique et politique, mais aussi des passionnés de littérature, de philosophie, de théologie, déthique, des institutions, dhistoire générale et dautres disciplines), nous nous sommes engagés dans une enquête au cœur de la souveraineté, dans la perspective bodinienne, qui se concrétise dans le rapport du commandement à lobéissance (ch. ii : Imperium dans tous ses états). Toujours dans le respect dune « introduction » au sens littéral du mot, nous essayons dévaluer les critiques positives et négatives dont le traité a été lobjet pendant des siècles (ch. iii). Dans le même respect, une autre enquête propre au livre II et encore plus centrale dans le système juridico-politique de Bodin, vise à éclairer les différences entre despotisme et tyrannie, fondamentales aussi pour légitimer la résistance 19des sujets et des citoyens même à légard du souverain proprement dit (ch. iv : la leçon de Bodin). Une telle étude offre aussi loccasion dévaluer lopinion de lauteur sur la légitimité discutable des guerres civiles, dites « de religion », qui font rage à son époque.

Lintroduction est donc moins proportionnelle au nombre de pages de ce Livre II quà notre engagement dans létude des sujets les plus problématiques selon lui et selon nous.

Nous tenons à renouveler nos remerciements à certaines personnes qui nous ont aidé par leurs suggestions, leurs corrections et leurs encouragements, à commencer par Christiane Dufour, Catherine Santschi et Mark Greengrass, à qui sajoutent Merio Scattola, Jean-Claude Mühlethaler et Olivier de Frouville, et encore un jeune chercheur, Kevin Bovier, qui enrichissent la liste de nos collaborateurs (cf. les Remerciements dans notre Introduction à léd. du Livre I, p. 21-23). Un remerciement tout particulier au professeur Yves Charles Zarka qui a offert sa Préface.

1 Voir ci-dessous, n. 93.