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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Le lecteur se posera d’emblée une question : pourquoi avoir préparé une édition bilingue de La République de Bodin destinée à un public francophone alors que fait encore défaut une édition critique du texte original français ? Si nous parcourions les étapes du projet de l’édition française de La République, nous découvririons qu’il y a là matière à reconstruire un roman riche de bonnes intentions, d’enthousiasmes, de difficultés, de doutes, de malentendus, de renoncements, bref une petite histoire d’atermoiements. Les acteurs en sont des personnalités célèbres, tels que Henri Hauser, Pierre Mesnard, Michel Reulos, Roland Crahay, pour ne citer que les plus impliquées. Tous en appelaient à une édition critique indispensable aux études sur la Renaissance française et sur la philosophie politique moderne. Mais face aux difficultés objectives de l’entreprise, ils ont dû se replier en bon ordre. Ce projet conçu dès les années 1930 est resté en suspens. En 1986, un groupe de chercheurs, renonçant à une édition critique, se décidait à publier une version numérisée de l’édition de 1593, avec le texte de l’époque et l’annotation originale de l’auteur du xvie siècle. L’idée s’est révélée positive ; l’œuvre était désormais offerte aux chercheurs en six volumes parus chez Arthème Fayard.

À l’inverse de la France, d’autres pays disposent d’une édition critique. Kenneth Douglas McRae a publié en 1962 le fac-similé des Six Bookes of a Commonweale, traduit en 1606 par Richard Knolles, en y ajoutant des notes explicatives et comparatives avec les originaux en français et en latin1. Grâce au travail de P. C. Mayer-Tasch, les germanophones bénéficient d’un texte enrichi de notes explicatives, parfois très longues, du traducteur et par des renvois marginaux à diverses éditions : française de 1583, latine de 1586, allemande de 1592, anglaise de 1606 et italienne de 19642. En revanche, l’éditeur allemand a étonnamment supprimé

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l’annotation de Bodin, en simplifiant certes la lecture des chercheurs, mais en leur rendant ainsi impossible tout travail scientifique. Quant à l’Italie, elle offre peut-être la version qui répond le mieux aux canons de l’édition critique. Publié en 1966 par une spécialiste renommée de la littérature et de la philosophie ancienne, Margherita Isnardi Parente, le premier tome comprend les deux premiers livres de la République. Deux autres volumes sont venus s’ajouter en 1988 et 1997 par les soins de Diego Quaglioni, connaisseur de la pensée juridico-politique du Moyen-âge et de l’époque moderne.

Les hispanophones doivent en revanche se contenter d’une reproduction de l’édition de 1590, dans la traduction de Gaspar de Añastro Ysunza qui avait publié à Turin Los seis libros de la Republica de Ivan Bodino, « emmendados Caholicamente3 ».

Aujourd’hui, la nécessité de l’édition critique de la première version française reste impérative, mais l’éditeur scientifique fait toujours défaut. Ce n’est certes pas question de mauvaise volonté. Un travail consciencieux impliquerait des énergies considérables, car il s’agirait de comparer plus qu’une quinzaine d’éditions, de repérer les variantes, d’expliquer les différences, les ratures et les rajouts, de rendre compte des corrections et des changements d’un texte que l’auteur, et après lui des correcteurs, et encore l’auteur lui-même ont retouché selon des critères différents et dans des phases historiques successives pendant trente ans, ou peu s’en faut, et encore après la mort de l’auteur. Pensons à cette œuvre qui a été publiée à Paris en 1576, l’année suivante à Genève avec des modifications à l’insu de l’auteur, la même année de nouveau à Paris in-folio et in-8o, et ainsi de suite en 1578, 1579 aussi à Lyon, 1580, 1582, 1583, 1587, 1591, 1593, 1594, 1599, 1600, 1608, 1629, 1693, puis en 1961, 1986 et en 1993 (abrégée). Comme l’a montré R. Crahay par un travail de longue haleine et d’une patience sans bornes, il est rare de trouver deux versions exactement pareilles4.

Pour notre part, une autre exigence primordiale sous-tend notre projet : permettre aux chercheurs d’appréhender la pensée de Bodin

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sous les deux formes de son écriture, française et latine. Est-ce à dire que l’auteur réfléchit de deux manières différentes suivant la langue qu’il utilise ? « Non » pour ce qui concerne le fond et la cohérence de son système, mais « oui » au vu des possibilités différentes que chacune des deux langues offre à l’expression de la pensée. Nous avons à faire à un humaniste, à un juriste de la Renaissance, qui s’est abreuvé aux sources latines du droit romain, aux textes de la philosophie latine, grecque et hébraïque, de la théologie médiévale latine et grecque, au moment où la langue française s’impose dans la littérature, dans les domaines scientifiques, mais qui dans la philosophie juridico-politique attend le créateur du langage approprié : Bodin en est conscient, si bien que par moments il s’en enorgueillit (Préface de sa République).

L’exigence primordiale, à laquelle je me réfère, a été le fruit d’un constat que j’ai pu faire tout au long d’un travail sur des sources grecques, latines et dans d’autres langues d’une littérature éparpillée sur vingt-cinq siècles concernant la pensée politique5, entrelacée et conjuguée avec le droit, la philosophie, l’économie et la théologie : les traductions disponibles ne correspondent que rarement de manière absolument satisfaisante aux originaux. L’explication la plus plausible est qu’en ligne générale les maisons d’édition, les directeurs des collections, ont confié les traductions des classiques à des spécialistes de langue et littérature. Mais, ce faisant, le langage de la politique, la terminologie juridique, philosophique et théologique, calibrée et adaptée à la conceptualisation politique, en a souffert. Ce constat ne saurait être, même pas de loin, une critique à l’égard des traducteurs qui ont abordé et surmonté des difficultés énormes dans leur travail. Nous leur en sommes tous redevables. Malheureusement, dans quelque cas, souvent fondamentaux, les termes anciens désignant les concepts d’origine ne sont pas traduits dans une terminologie moderne adéquate. Une solution à ce problème serait envisageable : confier la traduction des classiques de la politique à des historiens de la pensée politique. Sachant que les mots et les concepts ont leur histoire, souvent au travers de vicissitudes en passant d’une langue à l’autre, d’une civilisation à l’autre, il ne faut pas oublier que chaque terme, chaque expression est le résultat d’une situation historique,

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déterminée par le stade culturel qui est propre à une certaine époque, à un certain pays et souvent à une certaine culture6.

De là vient l’idée de présenter La République dans les deux versions en regard. Or, grâce à Bodin, nous avons une occasion rarissime, car il traduit lui-même son traité, en repensant (« en tissant à nouveau la toile », dit-il) tout son système juridico-politique, chaque expression, chaque terme, en latin, dans une langue vivante à son époque, que les humanistes veulent cependant parfumer au latin classique de Cicéron et de Sénèque. Il est extrêmement difficile pour nous d’imaginer ce travail d’aller-retour sur une vingtaine de siècles, du présent au passé et encore de là au présent, que la pensée bodinienne a effectué en repensant les expressions, les idées, les concepts et les mots qu’elle devait réadapter au latin vivant du xvie siècle. Bien sûr, Bodin ne fut pas le seul à affronter ce problème, et l’on songe tout de suite à Hobbes qui, un siècle plus tard, fera le même travail avec son Léviathan (1650 en anglais, 1668 en latin). À l’époque de la Renaissance il y d’autres exemples, mais ce deux auteurs sont les plus révélateurs pour notre propos7.

Cherchant à instiller chez le lecteur la curiosité de comparer les deux versions de l’ouvrage, nous l’invitons à découvrir comment Bodin a traduit en latin les occurrences du terme « politique » – fondamental s’il en est dans cet ouvrage – terme articulé comme substantif ou adjectif ou adverbe8. Un chapitre de notre Introduction est dédié à cette question qui ne manque pas de surprises. 

1 Cambridge, Harvard University Press, 1962 ; London, Impensis G. Bishop, 1606.

2 Verlag C. H. Beck, 1981, München, 2 vol.

3 Le livre est publié avec une étude préliminaire de José Luis Bermejo Cabrero chez le Centro de Estudios Constitucionales de Madrid, en 2 vol. Une sélection de l’ouvrage a été publiée à Caracas en 1966, par les soins de Pedro Bravo.

4 R. Crahay, Marie-Thérèse Isaac et Marie-Thérèse Lenger, Bibliographie critique des éditions anciennes de Jean Bodin, Académie Royale de Belgique, Gembloux, 1992 (abrégé : Crahay).

5 Cf. M. Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris, Puf, 2001 (par la suite, T & T).

6 À titre d’exemple, voir les vicissitudes du terme « despote » dans mon étude « Le droit de résistance à quoi ? Démasquer aujourd’hui le despotisme et la tyrannie », Revue historique, no 640, 308/4, oct. 2006, p. 831-878 (on-line en janvier 2010 : http://www.cairn.info/revue-historique-2006-4-p-831.htm).

7 Pour une vision générale du problème, voir des auteurs comme Peter Burke, Ronny Po-Chia Hsia, Cultural Translation in Early Modern Europe, European Science Foundation, Cambridge Univ. Press, 2007, ch. 1 Peter Burke, “Cultural translation in early modern Europe”, p. 7-28 ? ; Id., Translation into Latin in early modern Europe, p. 65-80 ; et surtout, Geoffrey P. Baldwin, The Translation of political theory in early modern Europe, p. 101-124. Voir aussi Why Concepts Matter. Translating Social and Political Thought, ed. by Martin J. Burke and Melvin Richter, Brill, 2012.

8 Ibid., p. 109-118 : M. Turchetti, « Bodin as Self-Translator of his République : Why the Omission of “Politicus” and Allied Terms from the Latin Version ».