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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Serées (1584-1597-1598) du libraire - imprimeur Guillaume Bouchet (1514-1594)
  • Auteur : Arnould (Jean-Claude)
  • Pages : 7 à 9
  • Réimpression de l’édition de : 2006
  • Collection : Bibliothèque de la Renaissance, n° 61
  • Série : 1
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812451829
  • ISBN : 978-2-8124-5182-9
  • ISSN : 2114-1223
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5182-9.p.0002
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2007
  • Langue : Français
2 AVANT-PROPOS
«  Entre plusieurs plaisirs et honnestes passe-temps qu'on recherche pour l'allegement du corps et recreation de l'esprit, j'ay opinion que les banquets et convis non somptueux, tiennent le premier lieu, principalement ceux qui se font entre familiers, voisins et amis... [...] Et tout ainsi qu'au banquet facile et entre pareils, l'homme est convié et semond à toute parsimonie, modestie et temperance, et par iceluy luy est proposée la consolation de l'esprit, aussi le banquet farcy d'une delicatesse et diversité de viandes, l'invite au plaisir et rassasiment du corps  : joinct que les convis particuliers et familiers où chacun apporte sa portion, sont plus libres, au rapport d'Hesiode, plus honnestes, et plus sobres. Parquoy je ne me sçaurois saouler de louer l'honneste coustume et façon de vivre, de laquelle Ion use en plusieurs villes de nostre France, où les parens, amis, et voisins s'accordent à porter chacun son petit ordinaire en la maison, tantost de l'un, tantost de l'autre... [...] Or si les anciens ont faict si grand cas et estime de ces banquets publics, et si nous mesmes voyageans quelque fois avons prins du plaisir aux hostelleries à deviser avec plusieurs personnes incognees, estans assis à mesme table  : je vous laisse à penser combien l'aise doit estre plus grande, où le banquet est composé seulement de parens, de familiers et amis. Esquels chacun portant son ordinaire, on dresse un festin seigneurial et magnifique  : tous ne pouvans pas en leurs maisons couvrir leur table d'une varieté et abondance de viandes et de vins, là où eux qui se treuvent en ces convis frequentez de familiers et voisins, ont autant de sortes de viandes et de vins, qu'il y a de personnes au souper...  »
Voilà esquissés, dans le «  Discours de l'auteur  » qui les ouvre, le décor et l'atmosphère des Serées, grand recueil de trente-six soirées poitevines mêlant discours doctes et légers, anecdotes, contes et propos divers. Autant d'éléments empruntés, ce qui inviterait à dire des Serées ce qu'au rapport de leur auteur même Apollodore disait des livres de Chrysippe, «  que si les sentences des autres en estoient ostées, les pages demeureroient blanches et vuides  ». Et pourtant les Serées ne seraient pas sans cet auteur qui en a collecté et agencé la matière. C'est dire la place singulière qu'on peut lui assigner dans la littérature du XVIème siècle  : entre Montaigne et le néant.
Cet auteur se nomme Guillaume Bouchet. Né à Poitiers en 1514 dans une famille d'imprimeurs-libraires, il sait, avec son frère Jacques, en assurer brillamment la relève à partir de 1552, en association avec les Marnef jusqu'en 1568. Dans cette ville où coexistent si harmonieusement le monde de la librairie et celui des savants, l'imprimeur-libraire sera un acteur important d'un milieu culturel vivifié par la présence de l'Université, un animateur des cénacles qui
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réunissent dans les meilleurs moments du siècle les jeunes lettrés venus d'horizons divers. Vivant au contact des hommes de lettres, Guillaume Bouchet favorise la publication et la diffusion de leurs oeuvres, et son activité éditoriale se poursuit jusqu'en 1588. Mais avant de mourir à Poitiers en 1594, il se laisse lui aussi tenter par la plume  : à côté des épîtres d'usage, qui nous sont parvenues, et de tentatives poétiques oubliées, il reste l'auteur des Serées, dont le premier livre paraît sous ses presses en 1584, les deux suivants, posthumes, à Paris, chez Jérémie puis Adrien Périer en 1597 et 1598. Ces trois séries successives de douze «  serées  » entre familiers, «  oeuvre longtemps mûrie par un vieillard d'esprit extraordinairement curieux, d'une étonnante (ou excessive  ?) vitalité, [...] sont un énorme fourre-tout, qui décourage l'inventaire  » pour reprendre les termes de Gabriel-André Pérouse dans la consistante étude qu'il leur a consacrée.
Lorsqu'il entreprit sa thèse sous la direction de Verdun Saulnier, André Janier devait donc, à la lumière de ce que l'on savait alors et de ce qu'il allait lui- même découvrir du milieu culturel poitevin, relever une double gageure  : en premier lieu inventorier cet «  énorme fourre-tout  », mesurer l'ampleur des emprunts qui nourrissent le texte, s'efforcer de découvrir les sources de cette écriture érudite où dialogue et narration mobilisent un savoir aussi divers que nombreux ; en second lieu comprendre le mode d'écriture des Serées en identifiant les principes qui ont guidé Guillaume Bouchet et l'ont aidé à faire, des livres d'autrui, son propre ouvrage.
Après avoir reconstitué la situation et la biographie de l'auteur, la première partie de cet ouvrage s'attache à décrire l'enracinement concret des Serées, détaillant leur déroulement et montrant comment elles reflètent la réalité et traitent des sujets essentiels du domaine de l'expérience (la santé, les femmes, la vie sociale) ou de la pensée (les peuples antiques ou modernes, les phénomè- nes problématiques). Mais la question centrale est bien l'écriture de Guillaume Bouchet. Dissipant la fiction de ces devis poitevins, André Janier s'attache alors à révéler ce qu'il appelle l'«  envers du décor  »  : il parcourt méthodiquement la masse de lectures qui ont inspiré les Serées, en campant son auteur en lecteur des anciens (littérature sacrée, profanes grecs et latins) puis des modernes, dans les multiples secteurs de la création littéraire et les diverses branches de l'encyclopédie, des médecins aux juristes, des naturalistes aux cosmographes. A tous ces livres Bouchet a emprunté, de manière apparemment aléatoire, une quantité de traits, d'anecdotes, d'exemples, de propos aussi difficilement quantifiables que classifiables, pour en faire la matière de son livre. Il fallait alors trouver la méthode et le courage qui permettraient de s'orienter dans cette forêt d'emprunts, et pratiquer un véritable décryptage pour identifier les sources tantôt directement utilisées, tantôt connues par le biais d'intermédiaires souvent littéralement retranscrits mais rarement nommés  : c'est l'objet de cette deuxième
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partie de l'étude. Parti de la surface du texte, en atteignant ensuite la matière même, André Janier pouvait enfin, dernière étape de son enquête, parvenir aux principes mêmes de l'écriture, en décrivant le processus d'élaboration qui fait des Serées «  ni une simple sténographie de ces conversations vespérales dont [Bouchet] aurait été l'auditeur, ni non plus une grossière et maladroite compilation.  ». Nous découvrons ainsi comment l'auteur recueille puis compose le matériau collecté au fil de ses lectures, comment il élabore l'«  architecture  » de ses recueils et les formes discursives et narratives qui font les Serées telles que nous pouvons les lire.
André Janier n'est pas un théoricien  : c'est par la voie la plus pragmatique qu'il aborde le texte de Guillaume Bouchet, dans la posture d'un observateur minutieux. Le premier résultat de ce patient effort est un recensement ; son caractère souvent énumératif, dicté par l'empirisme de l'approche, pourrait faire croire que nous n'avons affaire qu'à une mine d'informations érudites pour chercheurs et éditeurs de textes ; qu'une mine  ? mais ce serait déjà beaucoup, tant les filons en sont riches  ! L'étude d'André Janier va cependant plus loin, car ce panorama qui tend à l'exhaustivité offre de nombreuses synthèses sur des topiques contemporaines et permet de restituer une «  idéologie  » dont Bouchet, dans son conformisme comme dans ses originalités, est un témoin idéal. Mieux encore, ayant parcouru presque tout ce que ce siècle connaît de textes, André Janier s'élève jusqu'à une réflexion fondamentale sur les modalités contemporai- nes de la lecture et de l'écriture, qui rencontrera et éclairera les réflexions de beaucoup d'entre nous. L'humble et minutieux lecteur des Serées est parvenu à en percer les secrets ; partant des réalités les plus concrètes et les plus pratiques du travail de l'écrivain, il atteint, en transcendant la singularité de Guillaume Bouchet, les vérités les plus profondes de l'écriture.
Après avoir consacré toute sa carrière à l'enseignement de la littérature et à la formation de professeurs, André Janier poursuit ses recherches et s'est fixé un défi peut-être plus redoutable encore mais qui marquera l'accomplissement de ses travaux  : l'édition critique des Serées, édition qui devrait prochainement voir le jour, et qui bénéficiera de tous les acquis de la présente enquête. Depuis la soutenance en 1995 de la thèse qui est à l'origine de cet ouvrage, fruit de décennies d'investigation, André Janier n'a cessé d'approfondir son travail et d'en compléter les résultats ; son édition des Serées promet d'en dévoiler tous les hypotextes et de mettre complètement à jour la fabrique d'un ouvrage et le travail d'un conteur qui ont encore beaucoup à nous enseigner.
Jean-Claude ARNOULD