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Classiques Garnier

Avant-propos Le travail : une conduite

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Avant-propos

Le travail : une conduite

[7] Les textes qui composent ce recueil sont les communications qui ont été présentées et les discussions qui ont eu lieu le 23 juin 1941 dans la Journée de Psychologie et dHistoire du Travail et des Techniques organisée par la Société dÉtudes Psychologiques de Toulouse.

La Société dÉtudes Psychologiques de Toulouse sest fondée en mai 19411. Elle sest assigné un but comparatiste : essayer de saisir le mieux possible la plénitude des conduites, spécialement des actes, des tâches et des œuvres complexes de lhomme, et par là comprendre lhomme total. Si chez lanimal un comportement partiel ne se comprend bien que par lensemble biologique vie et milieu, une conduite humaine, une œuvre humaine, qui joue à lintérieur dune marge biologique fort large pour elle, ne se comprend que par sa signification et par sa place dans lensemble des conduites. Elle doit être vue chaque fois avec les séries auxquelles elle appartient et les groupes humains dont elle traduit les besoins, les habitudes et les innovations, les normes.

La première réunion de la nouvelle Société a eu lieu le 15 mai 1941. Cétait une séance détude de méthode générale, mais qui devait [8] servir de préface et de préparation à la séance sur le Travail. Voici comment, dans lappel adressé aux futurs membres, je résumais notre programme :

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« Leffort scientifique en psychologie fait une place très grande, aujourdhui, aux recherches comparées. Létude des conduites, des sentiments, de la pensée sappuie de plus en plus sur le concret. Elle sapplique à analyser les produits de lactivité, de la pensée humaines, lhistoire de leffort spirituel et matériel ; de façon plus générale, lhistoire naturelle et sociale de lhomme, celle aussi des animaux, vues à travers un nombre aussi grand que possible de manifestations. Ces recherches, dont les résultats savèrent importants, impliquent la convergence de techniques diverses : le psychologue doit faire appel au concours des anthropologistes, des ethnologues, des géographes ; des linguistes et des philologues ; des historiens, des historiens des lettres, des arts, des religions ; des juristes, – autant quà celui, plus anciennement acquis, des philosophes, des biologistes, des physiciens. »

Lordre du jour de la réunion était le suivant :

I. – Meyerson : Quelle aide la recherche objective en psychologie demande aux disciplines voisines.

II. – MM. H. Vallois, D. Faucher, V. Magnien, A. Aymard, R. Naves, J. Maury, Mgr B. deSolages : Ce que lAnthropologie, la Géographie, la Philologie et la Linguistique, lHistoire, les Études littéraires, les Sciences juridiques, les Études religieuses offrent, ce quelles demandent à la Psychologie.

Résumons en quelques lignes les parties des exposés de cette séance les plus directement utiles aux recherches sur le Travail : lanalyse des apports faits à la psychologie par les disciplines voisines.

Lobjet de lAnthropologie, disait M. Vallois, est, en même temps que la morphologie de lhomme, létude de la place de lhomme dans la nature, de lorigine de la forme Homo, et de son esprit, et dautre part, celle des rapports des groupes humains entre eux.

La Géographie, par son étude des rapports de lhomme avec le milieu physique, apporte à la psychologie comparée une contribution [9] évidente, observait M. Faucher. Les phénomènes de température, de pluviosité, etc., sont un facteur déterminant du genre de vie et par là de la mentalité. Létude du relief comporte celle de la double vie : ainsi dans les Pyrénées, les villages des vallées avec la propriété individuelle, les estives entre 1 600 et 2 600 m. propriété collective. La mentalité du montagnard pyrénéen est liée à un double régime de droit et aux 99usages qui en dépendent. La conservation de certaines coutumes et dune langue originale dans un pays cependant ouvert à la pénétration comme le Pays Basque pose le problème des conditions du maintien des spécificités locales, etc.

La Philologie et la Linguistique, indiquait M. Magnien, appellent souvent lanalyse psychologique. Des faits psychologiques agissent sur les lois de la phonétique générale et de la phonétique particulière à chaque langue. Des conditions psychologiques (en plus des conditions sociales, des conditions de lieu et de temps) déterminent la dissociation des groupes linguistiques ou la formation de langues nouvelles. Un état desprit collectif forme, dirige, maintient, embellit chaque langue particulière. Dans une langue donnée, telle langue particulière, comme la langue poétique, relève de conditions quil faut étudier en psychologue. Lemploi de tel vocabulaire, lexpression claire ou voilée, lexpression directe ou lexpression imagée traduisent de même des faits psychologiques complexes, à analyser.

LHistoire, soulignait M. Aymard, fournit à la psychologie dinnombrables exemples de faits humains, individuels ou collectifs. Elle apporte la méthode critique permettant dutiliser les témoignages. Elle pose et elle permet déclairer deux problèmes auxquels se heurte nécessairement la psychologie : celui des rapports entre lindividu et la collectivité, sous ses divers aspects ; celui des causes, accidentelles ou permanentes, particulières ou générales.

Les Études Littéraires, exposait Raymond Naves, touchent à plusieurs domaines : à lhistoire, quand elles débrouillent les alentours de lauteur et de lœuvre ; à lexégèse, quand elles essaient dexpliquer le fait littéraire ; à lesthétique et à la critique ; à la philologie, quand le verbe en soi est leur objet ; à la poétique, quand il sagit de remonter aux sources mêmes du « faire » littéraire. Dans toutes ces directions, elles rencontrent la psychologie.

[10] Pour M. Maury, lanalyse des règles du Droit et la recherche de leur raison dêtre, par le droit comparé et lhistoire du droit, permet de découvrir, sous les institutions, les tendances psychologiques, de préciser des « cercles de culture », des types de civilisation. Certains concepts utilisés par la science juridique, tel celui de personne, de sujet de droit, correspondent à des concepts psychologiques. Les problèmes de sociologie juridique et de philosophie du droit touchent à 100la psychologie. Les lois formulées par les Sciences Économiques, dans la mesure où leur existence est démontrée, sont significatives des tendances principales de lhomme.

Le Fait religieux, pour Mgr de Solages, est avant tout un fait psychologique et secondairement un fait sociologique. Il sétend à tous les domaines de la vie psychique. Il touche à lintelligence par la partie doctrinale des religions, à laffectivité par le sentiment religieux, à la volonté par ce que toute religion exige de ses fidèles et par les motifs daction quelle leur offre.

Nous espérons pouvoir publier quelque jour ces communications. Elles montraient des aspects dune étude objective des fonctions supérieures de lhomme conduite par des recherches convergentes et comparées. Une contribution manquera à ce recueil sil peut être constitué : celle de Raymond Naves, professeur de littérature française à la Faculté des Lettres de Toulouse, lun des chefs de la Résistance toulousaine, mort en déportation.

La seconde réunion de la Société a été la Journée de Psychologie et dHistoire du Travail et des Techniques. La convocation disait :

« Désirant mettre en évidence à la fois la valeur psychologique des études dhistoire comparée de leffort humain, spirituel et matériel, et les résultats des recherches concertées, appliquées à un problème, la Société dÉtudes Psychologiques de Toulouse a décidé de faire, de sa première séance de travail, une réunion exceptionnelle, une “Journée”, consacrée tout entière à lexamen dun seul problème et dun problème concret. Elle organise le lundi 23 juin 1941 à la Faculté des Lettres, amphithéâtre Marsan, une Journée de Psychologie et dHistoire du Travail et des Techniques. »

Lordre du jour était lordre même de ce numéro.

Outre les savants toulousains ou résidant temporairement à [11] Toulouse, plusieurs savants extérieurs à Toulouse avaient tenu à envoyer leur contribution. M. André Lalande, qui séjournait à Albi et à qui son état de santé avait interdit le déplacement, envoyait limportante lettre quon va lire. MM. Lucien Febvre et Marcel Mauss rédigeaient les communications dintroduction aux deux symposia, que des amis dévoués réussissaient à faire passer à travers la ligne de démarcation. Enfin, Marc Bloch, dont le dévouement et le courage ont toujours été 101sans limites, faisait de Clermont-Ferrand à Toulouse ce quil a appelé un voyage damitié intellectuelle. Sa communication, sa participation aux discussions ont donné à cette journée un éclat incomparable. La mort de Marc Bloch, chef de la Résistance à Lyon, fusillé par les Allemands après torture, perte irréparable pour la science historique, est un deuil aussi pour la psychologie : il était, parmi les historiens, lun de ceux qui avaient le plus senti la nécessité de la convergence des deux disciplines et de la recherche du psychologique concret dans lhistoire par les efforts combinés des historiens, des ethnologues et des psychologues.

Avant la séance, les auteurs des communications présents à Toulouse sétaient réunis à deux reprises pour coordonner leurs exposés et préparer leurs interventions dans la discussion. Ils ont pu ainsi connaître chacun à lavance les diverses perspectives des problèmes considérés. La « Journée » a par là gagné en concentration et en unité. On sentira cette unité à travers la diversité de la matière traitée.

[12] Létude du travail2 a été faite, au début, de façon quelque peu fragmentaire et dispersée.

Ce sont les physiologistes qui les premiers ont abordé les problèmes de leffort musculaire et de la fatigue, puis ceux, plus complexes, du fonctionnement du moteur humain. Ils ont noté les divers aspects de la participation de tout lorganisme au travail dun groupe de muscles. Létude de la fatigue et de ses diverses formes a montré plus encore ces actions densemble, ainsi que les retentissements étendus et souvent à longue échéance détats qui au premier abord pouvaient sembler limités. Létude des courbes de travail et de fatigue a de plus révélé des variations individuelles et, chez le même individu, des différences de réaction selon la nature et les conditions du travail. La physiologie conduisait ainsi à la psychologie.

Des questions pratiques de rendement du travail ont suscité une autre série détudes et dapplications, que tout le monde connaît bien : ceux quon groupe sous les noms un peu présomptueux dorganisation scientifique du travail et de rationalisation. Là encore, on a cru pouvoir, au début, sen tenir à des faits localisés et parcellaires. Par létude des 102temps des divers mouvements partiels du travail, par le chronométrage, par lélimination des temps morts, on pensait apporter au problème du travail des solutions valables au triple point de vue scientifique, économique et social. Elles ne létaient pas. Les représentants les plus avertis des groupements ouvriers et, en même temps queux, des physiologistes et des psychologues ont pu montrer que le système Taylor et ses dérivés avaient mal analysé et mal compris le travail. Lhomme au travail nest pas que la somme des mouvements et des temps partiels, et lhomme nest pas que lhomme au travail. Ce qui échappe au chronomètre, en tout ou partie, nest pas moins important que ce qui est [13] mesuré. Comme la physiologie, lorganisation du travail était peu à peu orientée vers lhomme total.

La psychotechnique, discipline dapplication certes, mais tout de même discipline psychologique, la mieux compris demblée. Lobjet de ces investigations était, en principe, le même que celui du « scientific management », mais son personnel était de formation différente et avait une perspective différente. Les organisateurs étaient des techniciens, des ingénieurs. Dans le moteur humain, ils considéraient surtout le moteur, ils oubliaient souvent lhomme. Les psychotechniciens pensaient davantage au facteur humain, même quand ils recherchaient le meilleur rendement et des formules économiquement satisfaisantes. Les tests daptitude quils ont élaborés ont certes souvent été des tests de détail, mais ils ont aussi souvent recherché des épreuves décelant la participation des diverses grandes fonctions au travail parcellaire et le retentissement du travail et de la fatigue sur ces fonctions.

La sélection et lorientation professionnelles, qui devaient seulement appliquer et systématiser les données de la psychotechnique et avaient en apparence le même domaine quelle, ont en fait donné aux problèmes du travail un éclairement nouveau. Ladaptation de lhomme au métier et du métier à lhomme, les rapports de lhomme et de loutil, de lhomme et de la machine, de lhomme et du travail en général, la distribution des hommes dans les métiers étaient examinés cette fois non plus de façon fragmentaire et abstraite, mais dans des groupes humains réels, complexes, qui comprenaient des individus nombreux, vivant dans des conditions sociales, économiques, techniques contraignantes. Le social, le politique, le psychologique : la vie sous toutes les formes transparaissait derrière ces problèmes de détermination professionnelle. Létude des aptitudes 103a montré aux orienteurs quil fallait considérer moins lorganique, le préformé, que ladaptation et ladaptabilité. La disposition est sans doute organique à lorigine, mais elle dépasse très vite ce niveau organique, elle devient adaptation progressive, technique et sociale. Au surplus, elle nest pas seulement une habileté localisée, mais le plus souvent le « faire » de tout lhomme, de toute la personne.

Qui dit psychotechnique et orientation professionnelle dit [14] aussi technique en général et organisation sociale du travail. Lune et lautre sont à considérer dans leur contexte concret, dans leur histoire. Lhomme au travail se comprend mieux par lhistoire du travail et des techniques : histoire matérielle et en même temps histoire sociale, morale et psychologique.

Lhistoire matérielle du travail, cest celle du passage de ses premières formes artisanales et rurales au machinisme contemporain. Elle se sépare mal de lhistoire psychologique et sociale, car elle est lhistoire des inventions techniques successives et de leur retentissement sur lhomme : sur les conditions de son existence et sur sa vie mentale. Elle est aussi lhistoire des formes du travail adaptées aux divers instruments successivement inventés. À chaque moment il y a à considérer loutil et lhomme devant loutil. Linstrument, la machine posent de multiples problèmes au psychologue ; pour prendre quelques exemples : les formes de la pensée engagée dans linvention ; les rapports et les influences réciproques de la recherche pure et de la science appliquée dans linvention ; les raisons de lacceptation et de la non-acceptation dune innovation, etc. La nouvelle technique agit sur lhomme, le forme. Lhomme devant loutil peut être maître ou rouage ; il peut se sentir plus ou moins dépendant ; il peut participer plus ou moins et de façons diverses à la machine.

Lhistoire des premières formes de la technique est très mal connue. Nous ne savons à peu près rien des premières grandes inventions. Nous ne connaissons ni les conditions des découvertes, ni les procédés mis en jeu, ni le retentissement des innovations sur lesprit de lhomme ; et nous savons mal aussi quelle place cette activité de transformation de la matière tenait dans les préoccupations et dans léchelle des valeurs des hommes. Chose singulière : des populations archaïques, nous connaissons les faits de vie sociale et religieuse : ce qui pendant de longues périodes a relativement peu changé, et a fini par passer au second plan sans marquer 104de son empreinte le progrès ultérieur. Et ce qui a été à lorigine de ce progrès commence seulement à être étudié.

Le travail des hommes a été accompli au sein de sociétés diversement organisées par des hommes diversement groupés. La division du travail a toujours été subordonnée à la structure sociale et [15] économique, et à la division du travail a été liée la distribution des hommes dans les métiers. Les formes de communauté de travail ont varié, et avec elles latmosphère sociale, source de souci ou dexcitation, source des jugements aussi : sur le travail, sur sa perfection matérielle, sur sa valeur religieuse et morale.

Lhistoire de lidée de travail, souvent traitée à part, nous apparaît ainsi dans le prolongement de lhistoire sociale du travail. Les diverses conceptions du travail élaborées par les religions et les morales sont liées à la structure des sociétés qui avaient ces pensées religieuses et morales. On le sait pour certains cas, on le pressent pour tous, mais on voudrait pouvoir dégager mieux ce lien. Ces conceptions sont liées aussi à la civilisation technique de ces sociétés et au régime de sa progression. Là encore des problèmes se posent pour le psychologue. Y a-t-il une relation entre le progrès technique et la valorisation du travail ? On la dit quelquefois. Si cela est, – ce qui devrait pouvoir être élucidé, – comment la pensée technique a-t-elle agi sur la pensée morale ?

Il y a une histoire, une carrière psychologique de lidée de travail.

Les problèmes moraux peuvent être psychologiques de plusieurs façons. Il y a une psychologie génétique de lorigine des idées morales : leur surgissement à tel moment, lacceptation ou le refus, lexpansion posent des questions voisines de celles que présentent les inventions : une nouvelle pensée morale est bien une invention et elle peut conduire également à des applications. Il y a aussi et surtout une psychologie de la transformation de la vie intérieure par les idées morales : ce qui à un moment était une idée abstraite, une norme plus ou moins imposée, une convention, peut à un autre moment être devenu la nature, un besoin, une condition de vie. Quen est-il pour le travail ? On a dit quelquefois quil était devenu à la fois un but et un besoin, et on a beaucoup parlé de la joie du travail. Mais on na cessé de dire aussi quil restait encore, par un côté, une peine. On a écrit enfin que, depuis quelque temps, il y avait des signes dune crise de la « religion du travail ». Tout cela semble exact et point contradictoire, et sans doute bien dautres facteurs encore 105entrent-ils dans la motivation du travail et dans son retentissement sur lhomme.

[16] Nous sommes ainsi une fois de plus amenés à considérer lhomme total et à envisager le travail non seulement comme une technique, mais comme une conduite, à en rechercher les composantes et les couches de signification. Il est à la fois une activité forcée, une action organisée et continue, un effort producteur, une activité créatrice dobjets et de valeurs ayant une utilité dans un groupe, une conduite dont le motif peut être personnel – gain, ambition, goût, plaisir, devoir – mais dont leffet concerne les autres hommes. Tout cela est diversement dosé et coloré selon les circonstances. Il ny a pas eu un travail et une morale et une psychologie du travail, mais une histoire où chaque moment a eu sa propre complexité psychologique. Lorsque cette histoire sera mieux connue, peut-être le travail nous apparaîtra-t-il comme une fonction psychologique qui se forme à un moment et se transforme ensuite.

I. Meyerso n

1 Disons ici notre reconnaissance, celle de la psychologie aussi, à nos amis et camarades de travail de Toulouse de ce temps. Ils ont répondu à notre appel avec une grâce et un empressement que nous ne pourrons oublier. Constituée dans des conditions difficiles et anormales, la Société dÉtudes Psychologiques de Toulouse a groupé des universitaires et savants nombreux de Toulouse (et parmi eux le recteur de lUniversité, les doyens des Facultés des Lettres et de Droit, le recteur de lInstitut catholique) et aussi des savants dautres villes de la zone sud.

2 Les pages qui suivent résument lexposé qui introduisait les deux séances détude.