Avertissement
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Savoirs sur l’animal dans l’Encyclopédie méthodique. Tome I
- Pages : 535 à 540
- Nombre de volumes : 2
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 47
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- EAN : 9782406096214
- ISBN : 978-2-406-09621-4
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-09621-4.p.0535
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/07/2021
- Langue : Français
Avertissement
On se plaint depuis longtemps du peu de connaissances que nous avons sur les cétacés1 et du désordre qui règne dans les descriptions des Naturalistes. En effet, l’histoire de ces animaux marins est non seulement la plus confuse, mais la moins susceptible d’avancement. À tous les obstacles qu’oppose un élément impénétrable à l’homme, se joignent encore des difficultés particulières. C’est dans les mers du Nord, c’est sous les montagnes de glace que la plupart des cétacés ont établi leur séjour ; et quel est l’homme assez zélé, assez hardi, assez patient pour aller dans ces mers éloignées, aux risques de sa vie, passer des années entières à étudier des animaux d’autant plus difficiles à observer qu’ils n’ont choisi cette retraite inaccessible que pour se soustraire à nos persécutions et dans la crainte de devenir nos victimes ! Il a donc fallu s’en tenir jusqu’ici aux relations, ordinairement peu exactes, des pêcheurs, et au témoignage de 536quelques voyageurs qui ont pénétré dans ces régions glacées. Sibbald2, Martens3, Dudley4, Klein5, et Anderson6, à qui nous sommes redevables des premières descriptions méthodiques, n’ont point vu tous les individus dont ils ont parlé ; il n’ont composé leurs ouvrages que d’après les mémoires qu’on leur a communiqués, et les Naturalistes les plus célèbres de ces derniers temps, Artedi7, Brisson8, Linné, Erxleben9, ont établi la base de leurs systèmes sur les détails de ces premiers Auteurs. De là vient que les erreurs et les inexactitudes qui s’étaient d’abord glissées dans cette partie de l’Histoire Naturelle se sont perpétuées jusqu’à nous. La seule manière de les rectifier, ce serait d’examiner avec soin les divers cétacés qui viennent de temps en temps échouer sur nos côtes ; mais il est rare qu’il y ait sur les lieux des personnes assez instruites pour faire de bonnes observations. La curiosité attire beaucoup de spectateurs ; tout le monde s’extasie en voyant ces grands colosses, mais personne n’en observe les caractères ni les proportions. Bientôt l’animal tombe en putréfaction avant que les Naturalistes en soient instruits ; et les Gazettes ne tardent pas à publier qu’un tel jour, sur telle plage, il a échoué un Souffleur ou une Baleine, [iv] à laquelle on attribue souvent de fausses dimensions10. C’est ainsi que les 537moyens qui devraient contribuer aux progrès de la science ne servent au contraire qu’à en augmenter la confusion : tant il est vrai qu’en Histoire Naturelle on a besoin d’une méthode, même dans les classes les moins nombreuses ! Ce ne sera donc qu’en distribuant tous les cétacés suivant l’ordre d’un arrangement méthodique, et en donnant des notions claires et exactes sur chaque espèce, qu’on parviendra à dissiper les ténèbres dont cette partie de l’Histoire Naturelle est encore enveloppée. Tel est aussi le but que je me suis proposé dans cet Ouvrage.
J’ai cru d’abord qu’il était nécessaire de composer un titre court et précis, qui manquait dans notre langue, pour désigner l’objet de la science dont je vais m’occuper. J’y ai consacré le mot Cetologie, composé des deux racines grecques, Κητος, λογος, dont l’une signifie animal marin d’une grandeur extraordinaire ; et l’autre, discours. Les mots ornithologie et ichthyologie, qui sont déjà en usage, l’un pour exprimer la science qui traite des oiseaux, l’autre celle qui concerne les poissons, ont paru m’autoriser à introduire cette nouvelle dénomination.
L’Histoire des cétacés ayant été traitée fort succinctement dans le Dictionnaire encyclopédique11, je me suis déterminé à joindre quelques détails curieux et historiques à la suite des descriptions, afin que l’Encyclopédie, dont cet ouvrage doit faire le complément, renferme à peu près la somme totale des connaissances que nous avons en Histoire Naturelle.
Ce traité, quoiqu’il ne soit pas volumineux, m’a coûté beaucoup de peine et de travail. Je ne me suis pas contenté de copier servilement ce que les Auteurs ont écrit ; j’ai examiné, j’ai comparé ce que les anciens Naturalistes nous ont laissé, avec ce que les modernes ont dit, pour voir ce que je pouvais admettre et ce que je devais rejeter. En suivant à peu près la méthode de Linné, j’ai tracé les caractères des genres avec plus de détail qu’on n’avait fait jusqu’ici : on ne saurait mettre trop de clarté dans une matière aussi confuse. Je me suis permis aussi de changer les phrases spécifiques de la plupart des Auteurs, parce que je 538crois que le principal devoir du Naturaliste consiste à mettre toujours en opposition les caractères qui distinguent les espèces. Tout ce que j’ai dit sur les mœurs, les habitudes, la génération, la nourriture, la pêche et les avantages qu’on retire [v] des cétacés était dispersé dans une infinité de livres, de notes, ou de mémoires qui m’ont été adressés ; il a fallu le recueillir. Il n’existait presque rien sur l’anatomie de ces animaux ; c’est la partie qui a exigé le plus de soins et de recherches. En un mot, je n’ai rien négligé pour donner à mon travail toute l’exactitude dont il était susceptible. Je le devais aux engagements que j’ai pris avec le public et aux encouragements qu’un grand nombre de souscripteurs de l’Encyclopédie et plusieurs savants ont bien voulu me donner depuis la publication de mon premier volume sur l’Ichthyologie.
M. Chardon, Maître des requêtes et Intendant des pêches12, a eu la bonté de me communiquer des notes curieuses et intéressantes sur la pêche de la Baleine.
M. Camper, ce savant Anatomiste à qui l’Histoire Naturelle est redevable de découvertes précises, a bien voulu me donner des éclaircissements sur plusieurs articles et me fournir l’ostéologie comparée du crâne des cétacés13, dont j’ai donné deux figures pl. 1.
M. Chabert, Directeur de l’École vétérinaire d’Alfort, et M. Flandrin, Professeur à la même École14, ont eu la complaisance, non seulement de me montrer trois individus desséchés de la plus belle conservation et les préparations anatomiques dont ils ont enrichi ce Cabinet, mais encore ils ont permis que je fisse dessiner les parties intérieures et le squelette du Dauphin dont on voit la figure pl. 9.
M. l’Abbé le Coz, Supérieur du séminaire de Quimper, et M. Chappuis ont eu l’honnêteté de m’envoyer des renseignements et plusieurs dessins des trente-un Cachalots qui échouèrent dans la baie d’Audierne le 20 mars 178415.
539Il ne me reste qu’à exhorter les personnes qui se trouveront à portée de voir quelques cétacés d’observer soigneusement la forme du corps et surtout la conformation de la tête ; de voir quelle est la position des évents, la figure du museau, le nombre, la disposition, et la structure des dents, la situation des nageoires, la couleur de la peau, et les proportions de l’animal. Quelle satisfaction pour les Naturalistes si, en adoptant le nom qu’ils ont consacré pour désigner les espèces connues, on bannissait les mots vagues de Souffleurs ou de Baleines qu’on donne indistinctement aux Chiens de mer16 et à tous les poissons d’une taille extraordinaire17 ! Il serait d’autant plus aisé de corriger cet abus qu’il est très facile de distinguer la famille des Chiens de mer, de connaître les cétacés, et même leurs différentes espèces. Le caractère particulier à cette dernière classe, c’est d’avoir le corps lisse et dépourvu d’écailles, un ou deux évents sur la partie supérieure de la tête, la nageoire de la queue [vj] disposée horizontalement, et les parties de la génération aussi apparentes que celles des quadrupèdes. Les Chiens de mer, au contraire, ont la peau chagrinée et plusieurs évents sur les parties latérales du cou, dont le nombre varie depuis quatre jusqu’à sept ; la nageoire de la queue est verticale ; on ne voit pas non plus les parties de la génération. Je ne parle ici que des principales différences extérieures ; la conformation intérieure en offre encore de plus considérables. Veut-on actuellement connaître dans quelle classe doit être rangé un cétacé quelconque ? Il suffit, pour cela, d’examiner la structure de la bouche. Si, au lieu de dents, on trouve des espèces de lames de corne, terminées par de longs poils qui pendent autour des mâchoires, l’individu doit être rangé parmi les Baleines proprement dites18. Si on voit une ou deux dents insérées horizontalement sur le devant de la mâchoire supérieure, c’est un Monodon. Trouve-t-on uniquement des dents pointues ou émoussées à la mâchoire inférieure et quelques dents plates, presque invisibles, à celle d’en haut ? c’est un Cachalot. Enfin si on remarque des dents aux deux mâchoires, il faut conclure que c’est un 540Dauphin. On parviendra ensuite à connaître le nom de l’animal en lui appliquant successivement les caractères exprimés dans chaque phrase descriptive. Si c’était une espèce nouvelle, il faudrait s’attacher à bien saisir tous les traits qui la caractérisent et à indiquer la place qu’elle doit occuper dans la distribution méthodique.
Je ne saurais assez insister sur ces détails, d’où dépendent absolument les progrès de la cétologie. L’histoire de chaque animal en particulier ne pourra recevoir quelques accroissements qu’autant qu’on sera d’accord sur la nomenclature ; c’est la base de l’Histoire Naturelle. Je termine ici mes remarques, en conjurant tous ceux qui seront dans le cas de voir des cétacés, de comparer mes descriptions avec les objets et de corriger mes erreurs ; car je n’ai pas la vanité de croire que mes Ouvrages en soient exempts. S’ils daignent me faire part de leurs observations, j’aurai soin d’en profiter et de publier le nom de tous ceux qui auront concouru à la perfection de mon Ouvrage et à l’avancement de l’Histoire Naturelle. [vij a]
1 [Note de l’auteur] Ce mot peut être employé comme substantif ou comme adjectif. Dans le premier cas, il est toujours masculin ; dans le dernier, il ne peut pas être féminin, puisque le substantif qui le précède est lui-même masculin, poissons cétacés, animaux cétacés. Ainsi je l’écrirai avec un seul e, à l’exemple de M. Daubenton. [Dans l’article « Cétacé » du dictionnaire (EM. HNA, vol. 1, p. 53), Daubenton écrit en effet : « Je dois faire observer que je change l’orthographe du mot cétacé, que jusqu’ici l’on a écrit cétacée, par deux ée, comme les noms féminins, bien que ce nom soit masculin : animal cétacé, poisson cétacé, grand cétacé ; et quoique M. de Buffon l’ait écrit plusieurs fois de l’ancienne manière cétacée, je suis convaincu qu’il se rendrait à la raison qui m’a déterminé. En effet, pourquoi cette orthographe féminine à un mot qui, soit en adjectif, soit en substantif, s’emploie toujours au masculin ? L’étymologie ne peut pas en être la cause ; car si les latins ont dit belluæ cetaceæ, ils ont dit aussi cetacei pisces, et cete est du neutre. Je ne vois donc pas pourquoi on travestirait dans l’orthographe, en costume féminin, un mot qui dans l’usage est décidément masculin ; et je pourrais en dire autant de plusieurs autres mots que les naturalistes se sont accoutumés à écrire d’une manière qui, par les mêmes raisons, me paraît vicieuse, tels que les mots crustacées, testacées, qui, soit qu’on les emploie adjectivement, animaux testacés, soit substantivement, les crustacés, se trouvent toujours masculins et par conséquent devraient, ce me semble, ne s’écrire qu’avec un seul e ». Quinze ans plus tard, l’usage ne sera pas encore fixé, puisque Lacepède publiera l’Histoire naturelle des Cétacées (An XII/1804).]
2 Robert Sibbald (1643-1720), médecin et naturaliste écossais, professeur à l’université d’Édimbourg, géographe du roi Charles II, publia entre autres une description de l’Écosse (Sibbald, 1684). Dans cet ouvrage, il décrivait plusieurs espèces de cétacés.
3 Friedrich Martens (1635-1699), chirurgien et voyageur allemand, participa en 1671 à un voyage au Spitzberg dont il tira une relation très riche en informations naturalistes, notamment sur les cétacés (Martens, 1675).
4 Paul Dudley (1675-1751), magistrat anglais établi dans la colonie du Massachussetts, s’intéressait à l’histoire naturelle et fut membre de la Royal Society. Il publia notamment dans les recueils de cette société une étude sur les cétacés (Dudley, 1726).
5 Jacob Theodor Klein traite des cétacés, avec les poissons (Klein, 1741).
6 Johann Anderson (1674-1743), juriste allemand, bourgmestre de Hambourg, était aussi un amateur d’histoire naturelle et un membre de l’Academia Leopoldina. Sans s’être lui-même rendu en Islande ni au Groenland, il put recueillir des informations sur ces pays grâce à ses séjours au Danemark (dont dépendaient ces régions) et à ses rapports avec les navigateurs. Il compila en 1746 une relation qui fut rapidement traduite en français (Anderson, 1750).
7 Artedi (1738).
8 Brisson traite des cétacés à la suite des quadrupèdes (Brisson, 1756).
9 Erxleben (1777).
10 [Note de l’auteur] On a annoncé dans le Courrier de l’Europe du 26 août 1788, page 135, et dans plusieurs autres papiers publics, que le 21 du même mois, une Baleine de cent trente-six pieds de longueur, sur quatre-vingt-seize de circonférence, avait échoué à deux cents pas de la jetée de Margate. J’ai écrit en Angleterre pour avoir des renseignements sur un animal d’une grosseur aussi extraordinaire ; et l’on m’a répondu qu’à la vérité, ce jour-là, une Baleine morte avait été poussée sur le rivage, mais qu’elle était presque pourrie et qu’elle n’avait que quarante pieds de long. [« Extrait d’une lettre de Margate, du 21 août », Courrier de l’Europe, Gazette franco-anglaise, vol. 24, 1788, p. 135.]
11 Voir notamment les articles « Baleine » (Encycl., vol. 2, p. 32-36 ; par Daubenton et Diderot pour la partie sur la pêche), « Cachalot » (vol. 2, p. 502-503 ; par Daubenton), « Cétacée » (vol. 2, p. 870 ; anonyme), « Dauphin » (vol. 4, p. 645 ; par Daubenton), « Épaulard » (vol. 5, p. 756 ; par Daubenton), « Marsouin ou Cochon de mer » (vol. 10, p. 159 ; par Jaucourt), « Marteau, Poisson juif, ou Zigene, Jouziou » (vol. 10, p. 160 ; anonyme), « Narwal » (vol. 11, p. 30-31 ; par Daubenton), « Mular ou Souffleur » (vol. 10, p. 853 ; anonyme), « Physitère » (vol. 12, p. 540 ; anonyme).
12 Daniel Marc-Antoine Chardon (1731-1802) occupa plusieurs fonctions administratives en lien avec la marine. Il reçut en 1787 le titre d’intendant des pêches.
13 Camper s’intéressa beaucoup à l’anatomie des cétacés mais ne publia de son vivant que des études de détail sur ce sujet. Son fils rassembla et publia plus tard tout le matériau qu’il avait constitué (Camper, 1820).
14 Philibert Chabert (1737-1814), élève de Claude Bourgelat, succéda à ce dernier comme directeur de l’école vétérinaire d’Alfort en 1780. Pierre Flandrin (1752-1796), son neveu, enseignait l’anatomie dans la même école. Tous deux contribuèrent à l’introduction du mouton mérinos et collaborèrent avec Daubenton.
15 Claude Le Coz (1740-1815), ecclésiastique acquis aux idées nouvelles, adhéra à la constitution civile du clergé et fut évêque constitutionnel d’Ille-et-Vilaine dès 1791. Il fut archevêque de Besançon après la signature du Concordat. Louis-François Chappuis fut maire de Quimper sous le Consulat.
16 [Note de l’auteur] J’ai vu l’été dernier, sur le boulevard de l’Opéra, un individu de l’espèce de Chien de mer que nous avons appelé le Très Grand. On le montrait sous le nom de Baleine ; et pour rendre cette fausse dénomination plus probable, on avait coupé la nageoire de la queue.
17 Les « chiens de mer » correspondent à divers requins.
18 Voir plus loin, p. 587-588, la classification des cétacés selon Bonnaterre.