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Classiques Garnier

[Introduction]

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien Régime (1600-1750)
  • Pages: 337 to 340
  • Collection: Rhetorical Universe, n° 11
  • CLIL theme: 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN: 9782406108740
  • ISBN: 978-2-406-10874-0
  • ISSN: 2271-703X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10874-0.p.0337
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-05-2021
  • Language: French
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Dans Artamène ou le Grand Cyrus, lors dune réunion chez Martesie où il est question du plus grand malheur amoureux, Philoclès soutient que « nestre point aimé est le plus grand mal de lamour1 » – et il affirme parler en connaissance de cause. Au moment de commencer le récit de ses amours, dont ses auditeurs connaissent donc déjà lissue malheureuse, il précise :

Comme vous sçavez la fin de mon avanture, auparavant que den avoir apris le commencement ny la suitte : et que par consequent cette agreable suspension, qui fait que lon escoute mesme quelquesfois les choses fascheuses avec plaisir, ne se peut trouver dans mon recit ; je pense quil est à propos de nabuser pas de vostre patience, par une narration extrémement estenduë2.

Étrange affirmation que celle de Philoclès. Quun héros de long roman de lâge baroque affirme quil ne peut y avoir de « suspension » quand la fin dune aventure est connue, quil oublie que lacheminement est aussi important que lévénement lui-même, voilà qui a de quoi nous étonner. Cest bien, par exemple, le fait de commencer lhistoire par le milieu qui, selon les termes dAmyot dans sa préface aux Éthiopiques dHéliodore, cause « de prime face un grand esbahissement aux lecteurs, et leur engendre un passionné desir dentendre le commencement », laissant ainsi leur « entendement [] suspendu3 ». Que faut-il alors penser du propos de Philoclès ? Telle pratique dinversion narrative est accusée de gâcher la suspension, telle autre est louée comme le meilleur moyen de la susciter.

Les romans de lAncien Régime constituent un terrain favorable pour mener lenquête sur les rapports complexes entre inversion narrative et suspension4. La pratique de lanticipation y est extrêmement répandue et passe par des formes très diverses, constituant ce que nous appellerons la nébuleuse de la prolepse5 : outre les prolepses narratoriales proprement dites,

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songeons aux anticipations intégrées à lintrigue (paroles oraculaires, horoscopes et autres songes prémonitoires), mais aussi aux annonces qui fourmillent dans le paratexte (titres, sous-titres et intertitres à rallonge, préfaces et arguments exposant par avance tout le détail de lintrigue). À cela vient sajouter le fait que le lecteur dAncien Régime est habitué à fréquenter des textes dont il connaît déjà la trame, souvent fondée sur des faits historiques ou fabuleux. Si nous pensons comme Philoclès, nous risquons de considérer que toute cette production romanesque na aucun intérêt dintrigue.

Si nous suivions cette hypothèse, nous dirions que la prolepse survient dans des textes qui ne recherchent pas le suspense, voire quelle constitue la preuve que les textes où on la trouve ne reposent pas sur le suspense. Irene de Jong note que ce raisonnement est fréquemment tenu à propos de lIliade et de lOdyssée :

La multiplicité des prolepses, jointe au fait que les épopées homériques traitent dhistoires traditionnelles, ont conduit de nombreux chercheurs à soutenir que la notion de suspense est absente de ces narrations : à aucun moment les narrataires nignorent la manière dont lhistoire va finir6.

Cest ainsi que Karl Benjamin Kraut écrivait, au début de son étude sur la prolepse dans lIliade :

Le poète épique peut anticiper ouvertement sur lissue ; il ne veut pas produire deffet grâce à la tension, il sait occuper limagination de manière très agréable par dautres moyens []. Le dramaturge veut suspendre, surprendre, et chez lui, de telles prolepses seraient une erreur7.

Selon K. B. Kraut, les prolepses ont de plein droit leur place chez le poète épique, mais elles sont incompatibles avec la tension narrative (laquelle nest pas nécessaire à lépopée).

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Cette hypothèse nous paraît cependant délicate à avancer pour parler des romans des siècles classiques. Certes, comme nous lavons dit au début de ce livre, notre mode dappréhension de ces textes ne va certainement plus dans le sens dune lecture « pour lintrigue8 ». Mais, si nous ne faisons aujourdhui de la plupart de ces œuvres quune lecture savante (qui sintéresse au style, aux jeux formels, à lanalyse psychologique, à lidéologie, à ce quils nous apprennent de lhistoire des mœurs…), leurs contemporains, eux, pouvaient au contraire les lire comme une littérature de divertissement, en passant outre une facture jugée largement défectueuse : vers la fin du xviie siècle, les longs romans sont presque devenus une littérature honteuse, dont la lecture suscite, pour reprendre lexpression de D. Denis, un mélange d« indulgence amusée » et de « mauvaise conscience9 ». On se souvient de Mme de Sévigné parlant à sa fille de la Cléopâtre comme dautres parleraient dune série télévisée : « Je trouve donc que [le style] de la Calprenède est détestable, et cependant je ne laisse pas de my prendre comme à de la glu10 », avoue-t-elle à la hautaine Mme de Grignan, avant de se dire entraînée « comme une petite fille » par les péripéties extraordinaires qui sy enchaînent11.

En tenant compte des effets de la désuétude sur nos expériences et nos pratiques de lecture, nous serons donc conduits à admettre que la plus grande partie de la production romanesque dAncien Régime cherche, dune manière ou dune autre, à créer une tension narrative, à ménager des effets de suspense et de surprise12. Dans ce système, la prolepse a du mal à justifier théoriquement sa place, et nombreuses sont les critiques

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adressées aux différents types dannonces, qui, pour parler comme nos auteurs, risquent de ruiner cette gracieuse suspension desprit censée faire tout le plaisir des textes. La question de la prolepse sinscrit donc dans une vaste problématique, fondamentale sous lAncien Régime : ce qui est préparé, donc prévisible, peut-il encore être surprenant ? Anne Duprat la bien souligné dans son ouvrage sur les théories de la fiction aux xvie et xviie siècles : « le caractère prévisible de la succession » est érigé, explique-t-elle, « en règle de composition ». Or, « si le poème est régulièrement construit, aucun effet de surprise nest possible13 ». En considérant la pratique de la prolepse, le paradoxe est encore plus aigu : la prolepse paraît dautant plus difficile à concilier avec lidée dune tension reposant sur lincertitude quil sagit cette fois dune prévision effective. Se met pourtant progressivement en place au xviiie siècle une stratégie de défense de ce procédé, consistant à dire que, loin de constituer un obstacle à la tension narrative ou un quelconque spoiler14, il peut favoriser le suspense : cest ce que nous nous appellerons le suspense proleptique – et nous touchons ici au paradoxe le plus profond et le plus déconcertant de la prolepse.

Dire que la prolepse nuit au suspense ou quelle le favorise suppose dabord que lon sentende sur les mots eux-mêmes et leurs acceptions. Nous commencerons par une étude lexicale où nous retracerons dans ses grandes lignes le long parcours qui mène de la « suspension » rhétorique telle que Quintilien la définit au « suspense » de lépoque contemporaine, afin de mieux comprendre ce que, sous lAncien Régime, lon entendait par suspension. Toute une réflexion sur lart de conduire un récit et la notion dintérêt dramatique traverse la période. Concernant la fiction narrative, cette réflexion sest cristallisée au début du xviiie siècle autour de deux débats. À loccasion de la « Querelle dHomère » ont été posés les premiers jalons dune théorie du « suspense proleptique ». Létude de ce grand moment nous permettra de souligner les rapports entre théories classiques de la surprise et de la suspension et théories modernes du suspense. Lautre débat, plus diffus et plus discret, et engagé dès le xviie siècle, porte sur les usages du paratexte : les diverses formes davant-dire risquent de faire concurrence au texte lui-même, voire de dissuader de le lire.

1 M. et G. de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, op. cit., partie 3, livre 1, p. 59.

2 Ibid., p. 155.

3 J. Amyot, « Proesme du translateur », dans Héliodore, LHistoire æthiopique, éd. L. Plazenet, Paris, H. Champion, 2008, p. 160-161.

4 Nous nous concentrerons dans ce chapitre sur les prolepses « préparatoires », qui présentent le plus haut risque dinterférence avec le récit.

5 Voir infra p. 459 et suiv.

6 I. de Jong, « Introduction » à Time in Ancient Greek Literature, op. cit., p. 28, n. t. Parmi ces chercheurs, il y a par exemple I. Wieniewski, qui écrit, dans son article sur les anticipations homériques : « Nous voyons donc que dans toute lantiquité la poétique des œuvres de grande envergure – épopée et drames – ne reculait point devant laffaiblissement de lintérêt de lauditoire par des annonces se rapportant à laction future. Par contre, cest un des postulats de la poétique moderne que de tenir en suspens la curiosité du lecteur jusquà la fin quant au développement de laction. Cest pourquoi il est inadmissible de devancer les événements » (« La technique dannoncer les événements futurs chez Homère », Eos, no 27, 1924, p. 113-133, ici p. 127).

7 K. B. Kraut, Die epische Prolepsis, op. cit., p. 2, n. t.

8 « “Lire pour lintrigue”, avons-nous appris au cours de nos études, est une forme peu raffinée dactivité », écrit ainsi P. Brooks, Reading for the Plot : Design and Intention in Narrative, Cambridge, Harvard University Press, 1991, n. t.

9 D. Denis, « Romanesque et galanterie au xviie siècle », dans Le Romanesque, éd. G. Declercq et M. Murat, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2004, p. 105-118, ici p. 114.

10 Mme de Sévigné, lettre du 12 juillet 1671, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 294.

11 Limpatience douïr la suite des histoires est thématisée à lâge classique. Les personnages des longs romans de lâge baroque insistent sans cesse sur le désir quils ont dentendre les aventures de leurs amis. G. Molinié montre que ce thème est déjà présent dans les romans grecs (Du roman grec au roman baroque : un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII, Toulouse, Service des publications de lUniversité de Toulouse-Le Mirail, 1982, p. 42-48). Le motif se retrouve au siècle suivant, dans les romans de Prévost par exemple.

12 Voir T. Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité (Genève, Droz, 1999). Il montre limportance croissante que prend la notion de suspens dans les narrations du xvie siècle.

13 A. Duprat, Vraisemblances : poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain, 1500-1670, Paris, H. Champion, 2009, p. 99.

14 Terme anglo-saxon que le Grand dictionnaire terminologique de lOffice québécois de la langue française propose de remplacer par le mot-valise divulgâcheur.