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Classiques Garnier

[Introduction]

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien Régime (1600-1750)
  • Pages: 23 to 24
  • Collection: Rhetorical Universe, n° 11
  • CLIL theme: 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN: 9782406108740
  • ISBN: 978-2-406-10874-0
  • ISSN: 2271-703X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10874-0.p.0023
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-05-2021
  • Language: French
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Avec la prolepse, le narrateur, en anticipant explicitement sur lhistoire quil nous raconte, nous engage à faire de même et nous projette brusquement dans la suite du texte. Et lon pourrait presque dire de lui ce que Jean Boivin, en 1715, disait dHomère :

Cest un enchanteur, qui quand il luy plaît transporte tout dun coup son lecteur de la terre au ciel, le fait assister aux déliberations des Dieux, & luy découvre lavenir. Un moment après il le ramene où il la pris, & ne luy laisse voir que le present1.

Or, dans les études portant sur les spéculations et conjectures que suscite toute lecture, peu de place est généralement accordée au rôle remarquable de ce transport miraculeux quest la prolepse.

Les typologies les plus détaillées de cet objet complexe sont celles dEberhard Lämmert dans Bauformen des Erzählens (« Structures du récit »), paru en 19552, et de Gérard Genette dans Figures III, paru en 19723. Chez le critique allemand, la réflexion intervient dans un chapitre sur la cohésion de lœuvre narrative4. Selon lui, les différents phénomènes de rétrospection et danticipation introduisent des liaisons dans le texte et servent ainsi à conférer à la narration sa cohésion ou ce quil nomme une certaine « rondeur5 ». Cest donc sous langle des « relations à distance6 » entre différents éléments textuels, de larchitecture narrative,

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de son organisation dans lespace, quE. Lämmert aborde la question7. Chez G. Genette, létude des prolepses se situe dans un chapitre intitulé « Ordre », où « lordre de disposition des événements ou segments temporels dans le discours narratif » est confronté à « lordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans lhistoire8 ». Cest la notion de distorsion temporelle qui lintéresse.

Nous partirons du modèle proposé par G. Genette, qui a lavantage doffrir une description abstraite du procédé et de mettre laccent sur lorganisation temporelle, que doit nécessairement prendre en compte une recherche sur la tension narrative9, mais nous adapterons sa typologie à une approche « dynamique » qui permette de cerner la manière dont le procédé est perçu au fil de la lecture. La question des frontières définitionnelles de la prolepse se doublera de celle de son repérage : une prolepse peut-elle savancer masquée et se faire passer temporairement, non pour un excursus hors du chemin chronologique normal, mais pour la continuation du récit premier ? À quels signes la reconnaissons-nous ? Dans cette première partie inévitablement aride, nous aurons à décrire certains processus qui sont largement inconscients et relèvent dautomatismes de lecture, certains problèmes que le lecteur règle de manière intuitive. Et il arrivera que nous nous arrêtions là où le lecteur passe sans y songer.

1 J. Boivin, Apologie dHomère et bouclier dAchille, Paris, François Jouenne, 1715, p. 30.

2 Les critiques française et anglo-saxonne ne se réfèrent presque jamais à la riche étude dE. Lämmert, sans doute pour une raison triviale : son ouvrage, quoique réédité à de nombreuses reprises en Allemagne, na jamais été traduit.

3 Onze ans après Figures III, G. Genette fait allusion aux travaux dE. Lämmert, quand il écrit dans Nouveau discours du récit : « Je connaissais les grandes lignes du travail de Lämmert lorsque jai produit le mien, et il est évident que jaurais dû my référer davantage. Mais les deux systèmes sont desprits fort différents. La classification de Lämmert [] est en un sens moins analytique que la mienne [] » (Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 22).

4 « Die sphärische Geschlossenheit des Erzählswerks » (« La cohésion sphérique de lœuvre narrative »), dans E. Lämmert, Bauformen des Erzählens, op. cit., p. 95-194.

5 E. Lämmert emploie le terme Rundung (ibid., p. 99).

6 Nous empruntons lexpression (en la traduisant) à M. Reichel, qui étudie les « relations à distance » dans lIliade, définies comme « le rapport entre un endroit du texte et un autre endroit, avec un écart net entre les endroits ou parties séparés, dans le but de rendre visibles des liens compositionnels dans lenchevêtrement de lintrigue », Fernbeziehungen in der Ilias, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1994, p. 1, n. t.

7 E. Lämmert parle de Rückwendungen (« rétrospections », Bauformen des Erzählens, op. cit., p. 100-139) et de Vorausdeutungen (« anticipations », ibid., p. 139-194). Le terme Vorausdeutung est composé par préfixation, voraus signifiant en avance et Deutung, dérivé du verbe deuten, signifiant lexplication. J. Heinzle (Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft. Neubearbeitung des Reallexikons der deutschen Literaturgeschichte, dir. J.-D. Müller, vol. 3, Berlin, New York, 2003, p. 801-803) précise que lemploi technique du terme courant de Vorausdeutung a longtemps été rare. On le trouvait chez A. Gertz (Rolle und Funktion der epischen Vorausdeutung im mhd. Epos, Berlin, Germanistische Studien, Ebering, 1930) ou E. Gerlötei (« Die Vorausdeutung in der Dichtung », Helicon, 2/1, 1940, p. 54-73). En 1942 encore, R. Petsch, dans son ouvrage Wesen und Formen der Erzählkunst, ne parle pas de Vorausdeutung mais de vorgreifende Motive (« motifs anticipants ») ; ladjectif est également employé par Goethe, dans une lettre du 23 décembre 1797, mais il ne désigne par là que les prolepses externes. Le substantif Vorausdeutung a connu une large extension grâce à W. Kayser (Das sprachliche Kunstwerk. Eine Einführung in die Literaturwissenschaft, Bern-Munich, A. Francke, 1967), puis à E. Lämmert (op. cit., p. 139-194).

8 G. Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 79.

9 En outre, G. Genette, expert en matière danachronies, explique plaisamment que sa typologie se situe en amont de celle dE. Lämmert, quoiquelle vienne chronologiquement après elle : « Il me semble [que les deux démarches] se sont succédées dans un sens lui-même anachronique et fâcheusement inversé, la synthèse esthétique précédant lanalyse textuelle : Genette ignore Lämmert parce quil se situe logiquement en amont de celui-ci, lequel ignore celui-là par une raison plus simple et plus contraignante. [] ici comme ailleurs lHistoire marche parfois à reculons » (Nouveau discours du récit, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 22).