Skip to content

Classiques Garnier

Préface

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Les présuppositions repensées du discours à l’ontologie naturelle
  • Pages: 7 to 9
  • Collection: Linguistic Domains, n° 23
  • CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN: 9782406146407
  • ISBN: 978-2-406-14640-7
  • ISSN: 2275-2803
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14640-7.p.0007
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-10-2023
  • Language: French
7

Préface

Sans présuppositions, pas de discours, pas de parole cohérente possible. Les présuppositions ne sont pas seulement des conditions nécessaires au sens, ce sont des conditions nécessaires à la cohérence dun discours, et, pourrait-on ajouter, virtuellement, à toute énonciation. Les présuppositions manifestent en effet le fonds commun, lespace partagé des interlocuteurs qui entrent en interaction. Parlons-nous dun individu, dun objet, cest quil existe. Affirmons-nous un changement, comme arrêter de fumer, cela suppose initialement lexistence dun autre état (fumer). Parlons-nous du monde, nous partons de son état connu, que nous navons pas besoin de répéter – sans quoi la parole confinerait à limpossible, car nous devrions refaire lhistoire à chaque énonciation – : nous le supposons admis préalablement au discours, ou admissible comme trivial, bref, nous le présupposons. Et même, lorsque linterlocuteur ne sait pas tout ce que nous savons, nous pouvons prétendre, souvent sans dommage particulier, que ce partage existe car il nest pas pertinent de sy attarder, cest le phénomène de laccommodation : si jarrive en retard au bureau et que jexplique à mon patron que jai dû emmener mon chat chez le vétérinaire, linformation selon laquelle je possède un chat peut être inconnue de mon patron mais est de si peu dintérêt que je peux en quelque sorte la prendre pour acquise et cela ne suscitera pas de questions. Mais au fond, que présupposons-nous en réalité ? Je parle dun individu, il existe, mais des éléments de sa définition, si lon peut dire, sont-ils également présupposés ? Je parle dun changement, mais à quel degré cela implique-t-il les éléments constitutifs de létat ainsi modifié ? Et que fait-on exactement lorsque lon « présuppose » ? La question ontologique sinvite dans la discussion et promet dêtre riche.

Il y a une multitude de cas de figure qui tombent sous la notion de « présupposition » et qui conduit le chercheur à dresser des typologies avant de se préoccuper de leur parenté fondamentale ; or lon sarrête souvent trop vite au niveau de ces typologies. Effectivement, 8si les linguistes – sémanticiens et pragmaticiens en particulier – et philosophes du langage se sont intéressés aux présuppositions, un sujet qui semble pratiquement sans fin, ce nest généralement pas pour se poser de questions ontologiques à leur sujet. Nous les prenons comme des évidences, comme si nous navions pas à saisir leur nature – elles semblent simposer au regard immédiat du linguiste. Et pourtant, il sarrêtera bientôt sur des cas limite, des situations où les critères intuitifs qui lui viennent à lesprit ne sappliquent quau prix de quelques aménagements.

Les travaux sur les présuppositions partent presque toujours de la question des conditions nécessaires à la vérité des propositions (pour ce qui concerne les présuppositions au sens le plus strict) ou considèrent éventuellement les conditions de la pertinence des actes de langage (pour ce qui concerne les présuppositions dans un sens élargi, discursif, qui concerne larrière-plan conversationnel), mais aujourdhui, dans le panorama actuel de la recherche sur le sens, il est difficile de se contenter des catégorisations classiques sans se poser dautres questions, plus profondes. Parmi celles-ci, certaines ont à voir avec lontologie de ces propositions qui émergent dune manière particulière dans le discours. Faut-il vraiment conserver la notion de présupposition, ne sagit-il pas simplement dinférences conditionnées par des éléments contextuels, comme le propose lapproche la plus radicalement pragmatique ? Y a-t-il des différences profondes entre types de présuppositions, selon quelles sont déclenchées syntaxiquement, sémantiquement ou pragmatiquement ? Est-ce que la clé de leur nature est à chercher dans lorganisation du code linguistique, dans celle de lesprit, ou dans les modes de lagir humain, et ces options sont-elles mutuellement exclusives ?

Il fallait un philosophe autant que sémanticien pour proposer dentrer sérieusement et en profondeur sur ce terrain, qui peut paraître accessoire aux linguistes mais qui est en réalité fondamental : comment prétendre décrire, en effet, ce pour quoi la définition manque ? Comment parler de « déclencheurs de présuppositions » quand les présuppositions sont réputées connues a priori ? Comment jongler avec la multitude des cas de figure habituellement rangés sous cette étiquette, qui pourrait paraître trop commode pour être adéquate ? Jusquoù est-il possible, et légitime sur le plan épistémologique, de dérouler lontologie conceptuelle présupposée à partir des éléments lexicaux ? Et puis, que pouvons-nous 9savoir dun phénomène si nous nous bornons à le regarder depuis le rivage sans vouloir en saisir la théorie qui en détermine la surface ?

On peut bien sûr continuer à marcher à laveuglette en espérant ne pas rencontrer de mauvaise pierre sur le chemin, ou renoncer – cest ce quon fait un certain nombre dauteurs, au prétexte de lhétérogénéité, cet éternel revenant, et risquer de mettre pêle-mêle les présuppositions et toutes sortes dautres contenus logiquement ou pragmatiquement produits par un énoncé dans un même paquet général. On peut aussi satteler à une tâche beaucoup plus importante, fondamentale en ce sens que les éclaircissements quelle produira seront dun impact réel pour la compréhension dun phénomène plus profond, plus fondamental, que superficiellement technique. Cest ce que fait Marco Fasciolo dans cet ouvrage qui emmène son lecteur aux sources de la notion, qui rejoignent dailleurs les sources de la séparation entre la sémantique, territoire où habite la stabilité du sens à travers les emplois dun terme, et la pragmatique, où vit linférence et une forme de variabilité aux contours indéfinis.

Si le chercheur souhaite passer du niveau descriptif au niveau théorique, explicatif, il lui faudra en effet sarmer convenablement pour assurer la qualité de ses analyses et de ses prédictions. Cest là que louvrage de Marco Fasciolo intervient, en permettant dentrer le plus finement possible dans la notion pour saisir la dimension « fonctionnelle » des présuppositions, quil observe en regard des aspects de contenus, pour aboutir à des distinctions originales et nouvelles. Pour Fasciolo, les présuppositions ne sont telles quen vertu dune certaine « pratique », vis-à-vis de laquelle la proposition remplit une fonction de cohérence. On trouve ici une inspiration multiple, venue des travaux de Prandi, de Gross et de Kleiber en particulier, que Marco Fasciolo étend vers de nouveaux espaces de la sémantique, de la pragmatique et de la philosophie du langage.

Louis de Saussure

Professeur à lUniversité
de Neuchâtel