Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Pragmatèmes
- Auteur : Rey (Alain)
- Pages : 7 à 18
- Collection : Domaines linguistiques, n° 11
- Série : Formes discursives, n° 3
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- EAN : 9782406082057
- ISBN : 978-2-406-08205-7
- ISSN : 2275-2803
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08205-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/07/2018
- Langue : Français
PRÉFACE
Pragmatème, hellénisme moderne, prend place dans une série de termes indispensables à la linguistique mais reste mystérieux pour l’immense majorité des francophones. Il apparaît après phonème, mot du xixe siècle qui n’a pris sa valeur théorique qu’avec le structuralisme pragois (Troubetzkoy et Jakobson) et après morphème, terme qui acquiert son statut actuel en anglais, avec Leonard Bloomfield, après avoir eu un sens grammatical plus restreint. L’élément -ème marque le statut d’unité pertinente et minimale. Le premier élément de ces mots, qui sont aussi des termes, vient de racines grecques indiquant le domaine, le son articulé de la parole pour phonème ; la forme acoustique ou visuelle prise par l’unité de signification, pour morphème. André Martinet s’est vaillamment battu pour qu’on remplace morphème par monème, qui insistait sur le statut d’unité minimale (mono-). Ensuite, on se servit abondamment de l’élément -ème, et on fit des efforts pour contourner les ambiguïtés du bon vieux mot, ou word, Wort (fils du verbum latin), jugé indigne de conceptualisation et on eut recours à lexème en lexicologie, en sémantique à sémantème, sémème (vite usés), à graphème, selon les besoins.
La lexicologie et la lexicographie s’étant aperçues que leurs objets n’étaient pas toujours des mots, mais des séquences fixées, codées par l’usage, se défièrent aussi des termes traditionnels, expression, locution, proverbe…, et recoururent aux concepts larges de « collocation » (il n’y eut pas de « colloquèmes »), et à ceux de « phraséologie », de « figement »… Dans ce remue-ménage conceptuel, un monde en partie caché par la description d’une langue selon ses « mots » fut révélé. Il était prévu non par les théoriciens, mais par les praticiens qui, au xvie siècle, eurent recours au latinisme dictionarium, tiré d’un dérivé du verbe dicere, « dire », la dictio ou « manière de dire » étant l’ancêtre des modernes « unités lexicales » et « phraséologiques ». Du composé phraséologie, phraseology, où phrase a un sens différent de celui du français usuel (« énoncé complet »), il était licite de créer un phrasème, façon abrégée de parler de la nécessaire 8« unité phraséologique », faite des vieilles « locutions », « expressions », « proverbes », « dictons », et allant linguistiquement de morphème à la phrase (au sens du français). Ce « phrasème » englobait sans ambages des syntagmes terminologiques et des collocations lexicales fréquentes. Vaste programme.
Un autre néologisme, synthème, eut moins de succès. Nécessaires à la linguistique du texte, utiles dans la description, le concept et le terme de phrasème entrèrent dans une théorie venue d’une pratique lexicographique innovante, construite par un sémanticien, Igor Mel’čuk. Après des travaux théoriques remarqués, ce dernier, exilé d’URSS, incarna à l’Université de Montréal une tendance nouvelle d’association théorie-pratique portant sur le lexique du français mais d’ambition générale, en élaborant un dictionnaire qualifié d’« explicatif » et de « combinatoire », fondé sur une théorie dite « sens-texte ». C’est dans ce cadre qu’apparut au grand jour le terme pragmatème comme hyponyme de la catégorie des « phrasèmes » (que les défenseurs de la spécificité francophone auraient pu baptiser syntagmèmes).
Pragmatème faisait référence à pragmatique, adjectif et nom plus ancien. En négligeant la pragmatica sanctio historique (qui donne au xve siècle le phrasème français pragmatique sanction), cet adjectif signifiant alors « qui a des effets concrets importants » fut réemprunté, non plus au latin, mais au grec originel, pragmatikos, par la philosophie allemande, et diffusé au xixe siècle. Ce n’est pas directement ce monde conceptuel qui entre en linguistique en théorie des signes et en épistémologie au xxe siècle, mais son avatar nord-américain. En effet, à côté des très anciens noms et adjectifs pratique, practical, pratico, etc., les deux philosophes majeurs des États-Unis, à savoir William James et Charles Sanders Peirce, se livrent au tournant du xxe siècle une guerre terminologique. Le premier baptise sa théorie positiviste et quasi utilitariste pragmatism, le second, pour s’en distinguer, la sienne pragmaticism. James était médecin, Peirce logicien, mathématicien, chimiste… et philosophe. Dans le cadre d’une théorie de la vérité des idées par un contrôle sur leurs effets concrets, Peirce aboutit notamment à une théorie générale des signes, une « sémiotique » qui dépassait largement la « sémantique » du langage, ainsi baptisée par Michel Bréal.
La sémiotique de Peirce, cependant, malgré les fondements de sa théorie, était si complexe et si englobante qu’elle eut besoin d’une 9« traduction » simplifiante pour produire des effets sociaux importants, effets « pragmatiques », précisément. Le mérite en revint à un autre philosophe états-unien néopositiviste, Charles Morris, tenant, avec Carnap et von Neurath, de l’empirisme logique, auteur de Pragmatism and Scientific empiricism (1937) et de Foundations of the Theory of Signs (1938). Tributaire de Peirce, cette « sémiotique » répartissait l’analyse du signe et de la signifiance en trois perspectives, la « syntactique », qui décrit les relations des signes entre eux, la « sémantique », qui étudie la relation de renvoi du signe à… autre chose (diverses interprétations étant exploitées, par exemple le signifiant-signifié saussurien, binaire, dans une théorie générale de la signification dénommée sémiologie, alors que la théorie peircienne est ternaire), et enfin la « pragmatique », qui traite des relations entre les signes et leurs utilisateurs. Simple et brutale, cette trichotomie avait des pouvoirs pédagogiques et explicatifs considérables, répartissant, en ce qui concerne les langues naturelles, en trois directions épistémologiques, toute analyse. Ainsi, dans la construction du concept de « pragmatème », ici analysé et discuté, l’aspect pragmatique au sens de Morris est ajouté aux aspects « syntactiques » (la combinatoire des morphèmes) et « sémantiques » (englobant une sociosémantique, les différentes taxinomies, la terminologie…) de tout énoncé dans une perspective où c’est l’usage humain des signes, usage individuel, collectif, culturel, qui prévaut. Cet exergue général, malgré les apparences, concerne directement le livre présenté.
Les précédentes études sur le sujet, ou bien relevaient de la construction d’une théorie de la pratique du langage, avec Igor Mel’čuk (« Phrasemes in Language and Phraseology in Linguistics », 1996 ; « Phraséologie dans la langue et dans le dictionnaire », 2008), certaines recourant à la notion de « cliché » (Alain Polguère, Geneviève Fléchon, Paolo Frassi, qui distinguent les pragmatèmes stricto sensu, ou « clichés », des pragmatèmes lexémiques et d’autres, locutionnels), ou bien recourent à la perspective génétique des « actes de langage » associée à celle de « stéréotype » (Kauffer, 2012b).
L’ouvrage de Xavier Blanco et Salah Mejri, connus par leurs travaux sur les collocations, le figement-défigement (Mejri) et sur cette paralexicographie négligée que sont les méthodes d’apprentissage, souvent dans une perspective de comparaison des langues (Xavier Blanco), reprend ces différentes données de manière synthétique et critique.
10En définissant provisoirement le pragmatème comme un phrasème dont la dimension pragmatique est pertinente, on se heurte au fait que cette dimension pragmatique – qu’on peut qualifier de « situationnelle », cette « situation » étant extralinguistique, socioculturelle, et finalement anthropologique – agit sur l’intégration (Benveniste) des unités du langage pour produire des énoncés, du discours, des textes, selon les perspectives, ceci tant en parole qu’en écrit. Cette action relève d’un codage, du figement, de la ritualisation, selon les perspectives, et donc toujours d’une contrainte sélective entraînant une prévisibilité absolue ou probable dans la production de l’énoncé. Ce mécanisme formel relève d’un processus peu théorisé, l’« usage ».
L’ouvrage de Blanco et Mejri a le grand mérite de distinguer deux types de critères pour cette unité linguistique. Deux sont relatifs, la dimension polylexicale (exigée par le concept de « phrasème », mais ici parfois annulé), associée à celle de « figement », et celui de « composition » sémantique (la plupart des pragmatèmes inventoriés sont compositionnels, mais certains sont totalement arbitraires). Les autres critères, absolus, et absolument nécessaires pour une définition du concept, ne doivent être ni « syntactiques » ni « sémantiques » (au sens de Morris) et donc uniquement « pragmatiques ». Ils ont trait à des situations concrètes, au-delà des classiques situations d’énonciation, car le pragmatème, nécessairement, « s’emploie dans une situation précise ». S’agissant d’énonciations et d’énoncés d’une langue naturelle, cette situation peut s’analyser selon les types d’énonciation et d’expression, aux plans individuel et collectif, et selon les types de communication, pour reprendre les catégories de la sémiologie linguistique (Hjelmslev, Roland Barthes). Ces types correspondent à des fonctions anthropologiques générales, valables aussi hors langage, et produisant des restrictions dans la production de l’énoncé.
L’ouvrage de Blanco et Mejri insiste sur cet aspect extralinguistique, culturel au sens le plus large, qui doit distinguer, parmi toutes les unités linguistiques analysées, le supposé « pragmatème », à savoir la matérialisation langagière lexicale ou phraséologique, énonciative toujours, d’un caractère pragmatique fondamental du langage et de ses signes, expression de situations anthropologiques analysables. Mais cette « pragmaticité » évidente est diversement analysée par les théories sociologiques et insuffisamment prise en compte par l’analyse linguistique et sémantique. Elle est à mettre en rapport avec les critériologies 11de la linguistique, de la sémiotique, de la théorie de l’information (les concepts de « code » et de « message », par exemple), elles-mêmes diverses.
Reste qu’une batterie de critères d’essence linguistique sont ici clairement dégagés, tels ceux de « congruence » (entre l’usage d’une unité linguistique et les contraintes créées par une situation anthropologique) ou encore de ce qu’on pourrait appeler l’« indépendance énonciative », caractérisée par le fait que l’entité n’est pas intégrable (au sens de Benveniste) à un énoncé plus complexe. Ce caractère est illustré ici par des exemples du type bonjour !, bonsoir !, pragmatèmes distincts des lexèmes qui les incarnent, et qui eux sont intégrables à l’énoncé (on pense à Harpagon, qui « prête » et non pas « donne » le bonjour, Molière, L’Avare, II, 5). Sur le plan de l’analyse linguistique, ces usages non intégrables sont assimilables à des énoncés complets, des « phrases » au sens dominant du mot français, tout comme les proverbes, dictons, adages et les exclamations, les jurons, qu’ils soient ou non polylexicaux. Ainsi, le statut formel de merde !, putain ! est le même que celui de bonsoir !, salut !, ou de mon Dieu !, Christ ! en anglais, mais évidemment distinct s’agissant de pragmatique.
On remarquera, à ce propos, que des typologies intuitives sont depuis longtemps en œuvre. Elles sont bien mises à jour chez Blanco et Mejri par leur examen minutieux des répertoires lexicographiques mono- et bilingues et peut-être surtout des manuels de conversation. Mon expérience lexicographique en matière de « locutions » m’autorise à noter que sous cette désignation, on regroupe traditionnellement trois entités théoriquement distinctes : les « locutions grammaticales », qui sont en fait des adverbes, prépositions, etc., polylexicaux (critère « syntactique »), les « locutions métaphoriques » à critère sémantique, mieux perçues sous l’étiquette « locutions », et confondues avec les « expressions », incontestablement des phrasèmes, et enfin, moins perçues, des « proverbes », terme qui servait en français classique à désigner la catégorie précédente, et qui est aujourd’hui affecté à des énoncés complets figés, à sémantisme constant et d’intention pragmatique spécifique, étudiée par la parémiologie.
Par rapport à la majorité des phrasèmes, connus et décrits sous la désignation usuelle de locution et d’expression, les pragmatèmes ont été perçus sous celles de « manières de dire » (dictiones) et de formules. Ce mot, aux usages multiples, associe les concepts d’« expression » et de 12« règle » ou « norme », ce qui ne correspond qu’à une partie du concept de « pragmatème », car ce dernier couvre tous les énoncés codés en rapport avec une situation socioculturelle précise des locuteurs. Mais il est clair que ce qu’on appelle « formule de politesse » s’inscrit dans le concept de pragmatème, comme il s’inscrit dans le concept de « modèle de phrase dans la correspondance écrite ou dans la communication orale interpersonnelle ». L’idée, nettement exprimée dans ce livre, d’un double ancrage, à la fois langagier (lexical, polylexical) et socioculturel, ce dernier plus difficile à catégoriser selon plusieurs critères, dont celui de « fonction », éclaire fortement le concept de pragmatème.
Un autre éclairage est fourni dans cet ouvrage par l’examen des traitements lexicographiques des unités pouvant être qualifiées de pragmatèmes. Traitement lacunaire et décevant, dans les dictionnaires unilingues extensifs du français – je pense qu’il en irait de même avec d’autres langues –, tant sur le plan des unités retenues que de leur traitement. Comme pour toute la phraséologie, le problème de l’adressage monolexical alphabétisé, pour des unités dont la nature est le plus souvent phraséologique, constitue un facteur négatif (dispersion des informations, risques de redondances). Le problème spécifique de l’ordre alphabétique était déjà sensible en ce qui concerne la rupture entre des unités morphologiquement apparentées, ce contre quoi peu de dictionnaires français ont réagi. La formule de première édition du Dictionnaire de l’Académie française en 1694 fut abandonnée dès la seconde édition. Le Dictionnaire historique de la langue française que j’ai dirigé et ensuite amplifié est organisé selon une perspective étymologique.
L’alphabétisation intégrale des phrasèmes pose d’ailleurs d’autres problèmes. Celle des pragmatèmes retenus, tant dans la partie théorique du présent travail que dans sa partie méthodologique, permet de passer, pour la définition du « terme » (mot-concept monosémique) d’une sémantique de la signification à celle de la désignation, pédagogiquement plus démonstrative, grâce à un index qui permet de mieux cerner la notion de « pragmatème », et de concevoir plusieurs typologies pour cet objet. On y perçoit intuitivement deux catégories (parfois confondues), l’une orale, l’autre écrite produisant trois types de pragmatèmes : a) oral-écrit, b) seulement oral, c) seulement écrit. La répartition entre les deux canaux est spécifique pour les pragmatèmes. Ainsi, les phrasèmes être en panne, tomber en panne, être hors service, aussi bien oraux qu’écrits, intégrables en 13discours, donnent lieu, à l’écrit, aux pragmatèmes en panne, hors service, arrêt momentané, qui sont a) toujours écrits et b) apposés sur certains objets techniques, avec un message phrastique du type : « cet objet ne fonctionne pas, est inutilisable », à la fois de nature pragmatique, déictique – caractère explicite dans ouvrir ici (sur un emballage) ou à consommer avant (et date) –, éventuellement impératif (« ne pas utiliser »).
Ces caractéristiques sémantico-pragmatiques rapprochent le pragmatème de la signalétique, ce pragmatème-signal peut alors être un lexème (entrée, sortie, exit…) ou un phrasème (entrée des artistes, sortie de secours, attention à la marche…), voire un énoncé indicatif ou impératif (faire attention à…, veuillez faire attention à l’espace entre la voiture et le quai, dans le métro parisien). Les deux canaux, écrit et oral, peuvent être analysés en termes de situations de communication, privée ou publique, spontanée ou formelle, l’écrit en manuel (manuscrit), en imprimé ou en saisie, ou bien en termes de domaine social d’activités, professionnel, médical, technique, commercial (exemple : le ça vous fera [telle somme] du marchand, purement oral), militaire, religieux… Des domaines fonctionnels, comme la fonction d’« adresse », phatique, ou la « politesse », produisent des pragmatèmes oraux (bonjour, salut, comment va ?) et écrits (les « formules »). Dans la catégorie de l’écrit, des situations de communication de nature technique, comme le téléphone portable, la tablette, l’ordinateur, suscitent des lexiques particuliers, avec des phrasèmes et des pragmatèmes spécifiques. Une pragmatique lexicale et phraséologique peut se développer avec la communication par téléphone (pour… [telle finalité], taper 1 ; plus ancien, ne quittez pas) ou par ordinateur (le langage « texto », perçu et étudié, est riche en pragmatèmes).
La partie de ce livre consacrée à la lexicographie et aux recueils de faits de langage – des manuels dans divers domaines, des glossaires et lexiques spécialisés, des catalogues, etc. – manifeste que la présence de pragmatèmes est beaucoup plus visible dans les approches pratiques des phénomènes langagiers que dans les approches normatives ou descriptives. Elle l’est notamment dans une perspective plurilingue, la lexicographie unilingue traditionnelle, si élaborée soit-elle, considérant les situations de communication de la vie courante comme moins significatives que celles qui aboutissent à des produits culturels valorisés.
14L’interface entre ces deux approches des faits de langage est le dictionnaire bilingue, plus riche dans ce domaine que les monolingues, du fait de ses modèles d’usage, plus descriptifs que normatifs. Le petit monde de la lexicographie trouvera dans ce travail une remarquable analyse de plusieurs traits pertinents de cet artisanat (définition, marquage diachronique, diatopique, etc.). Le point de vue dominant étant la langue française, ce sont ses rapports avec l’espagnol, avec l’anglais qui sont ici privilégiés, plusieurs autres langues, par exemple le russe, le catalan, l’arabe maghrébin, l’allemand, apparaissant dans la partie consacrée aux pragmatèmes observables dans les ouvrages d’apprentissage, d’acquisition des langues, notamment les « guides de conversation », dont la nature même – ils sont consacrés aux productions d’énoncés codées en fonction d’une situation particulière de communication, tant à l’oral qu’à l’écrit – est favorable à la prise en compte de ce type d’unités. La pragmatique linguistique se manifeste ici comme un excellent révélateur des méthodes descriptives et de leurs lacunes.
Le choix des langues le plus souvent évoquées, dans Les pragmatèmes, le français, l’anglais, l’espagnol, est par exemple révélateur des problèmes posés par la description des langues à forte variation d’usage, selon le lieu ou l’espace social. L’analyse des formules de politesse (en français, espagnol, russe) constitue ainsi un apport à la méthodologie de la sociolinguistique, de la théorie du discours et de l’analyse conversationnelle. Nouveau en linguistique, semble-t-il, le passage sur « panneaux et écriteaux », ici testés à propos des pragmatèmes du russe et du catalan. Dans ce domaine de l’affichage, qui interfère avec la signalétique, la sociolinguistique pragmatique s’inscrit dans une perspective sémiotique, et pose tous les problèmes d’encodage et de décodage. L’unité « pragmatème » y est souvent monolexicale ; son interprétation correspond à une levée d’ambiguïté, ailleurs produite par la mise en discours. À ce propos, je me souviens d’une anecdote dont j’ai oublié la source : un train s’arrête à une gare, en France, devant la porte des toilettes. Un voyageur dit : « Tiens, nous sommes à Hommes » ; son vis-à-vis : « Mais non, c’est Femmes. » Ce qui, outre l’effet comique, conduit à se demander si un mot affiché en signalétique (ç’aurait pu être buffet, consigne, sortie… sur une porte de la gare), accédant ainsi au statut de pragmatème, n’entraînerait pas, pour tous les panneaux de localisation, la prise en charge par ce statut 15des toponymes et, pourquoi pas, de l’ensemble des noms propres, y compris les marques commerciales sur les produits ou en publicité, les phrasèmes que sont les titres d’œuvres, qui signalent un contenu textuel, musical, plastique…
Cette ouverture quasiment indéfinie du domaine des pragmatèmes est ici parfaitement exemplifiée par la prise en compte de situations de communication très spécifiques, comme celles que répertorie un guide militaire de 1916 dans sa rubrique « Capture de soldats ennemis ». Ce qui illustre la complexité et la richesse potentielle des thèmes sociolinguistiques dans l’échange des signes du langage conditionnés par des situations concrètes que sont les pragmatèmes (on rêve d’une « pragmathématique »). Cette variété n’évite pas la dimension du temps historique, qu’on la baptise ou non « diachronie ». L’ouvrage de Blanco et Mejri ne l’évite ni ne l’oublie, analysant un ouvrage de la fin du xive siècle intitulé Manières de langage, apparu dans un contexte franco-anglais où l’anglo-normand, dialecte roman proche du moyen français, cède la place à l’anglo-saxon germanique. Les bribes de français présentes dans Shakespeare correspondent à cet usage. Or, ces Manières présentent une thématique intuitive assez riche, ici bien exemplifiée. Ce passage, qui prolonge des travaux antérieurs de Xavier Blanco, serait à comparer avec les recueils de locutions du moyen français et avec les dictionnaires de cet état de langue (le « Robert Martin » sur Internet).
L’examen de plusieurs grammaires du français, par définition consacrées à la dimension syntactique de cette langue, révèle que le plus ou moins (souvent moins) de richesse en pragmatèmes est fonction de la méthodologie du domaine. Plus la « grammaire » prend en compte les situations concrètes de communication, plus les unités pragmatiquement contraintes y sont représentées (Le Bon Usage de Grevisse et Goosse ; intuitivement, je penserais à la vaste grammaire « psychologique » du français de Damourette et Pichon).
La dernière partie de l’ouvrage est prospective. Elle traite d’une lexicographie ou plutôt d’un inventaire lexicographique des pragmatèmes, notamment de la politique des sous-entrées qui, sous une entrée lexicale parfois difficile à déterminer (problème qu’ont tous les dictionnaires 16phraséologiques), pourraient prendre en charge ce type d’unités (les auteurs proposent le néologisme « mésostructure » ; cela fait partie, dans la dichotomie établie par J. Rey-Debove, de la microstructure). Une telle approche, comme celle qui consiste à répertorier en un « petit dictionnaire permanent » des « actes de langage stéréotypés » (Kauffer et al., 2012) ou à proposer un traitement lexicographique des « marqueurs discursifs » (Gaétane Dostie, 2004, qui parle, abusivement à mon sens, de « pragmaticalisation », le caractère pragmatique de ces unités étant et devant rester premier). Ces réflexions sont rappelées dans le texte et dans la bibliographie de l’ouvrage ici préfacé.
Quant au traitement de ces unités diversement perçues, l’ouvrage en montre les embûches : obtention de formes canoniques (l’index me fournit le pragmatème commercial avec ceci ?, alors que j’entends plutôt, à Paris, et avec ça ?) ; multiplicité des informations à réunir du syntaxique au prosodique (remarquablement répertoriées par G. Dostie), ainsi que des marquages nécessaires (abondants, mais toujours insuffisants, dans les meilleurs dictionnaires ; et toujours « pragmatiques ») ; incompatibilité du traitement lexical (ou morphémique) alphabétisé et d’un traitement sémantico-pragmatique par fonctions ; problèmes ainsi créés d’indexation et de renvois ; difficultés à décrire les expansions des séquences produites par un même acte de parole ; recours (ou non) aux fonctions lexicales dégagées par Mel’čuk, alors qu’elles ne sont pas utilisées par les dictionnaires traditionnels et qu’elles sont – comme toute classification – épistémologiquement à discuter… Le caractère pragmatique des actes discursifs, la représentation de l’énonciation (ou d’une genèse énonciative contrainte par des situations de communication différentes), tout cela qui rend un modèle efficace de dictionnaire de pragmatèmes extrêmement délicat à concevoir, est ici étudié systématiquement et clairement.
J’ajouterai que l’évaluation des traitements de ce type d’unités par les dictionnaires est fonction de leur modèle, le plus souvent intuitif et implicite (celui de Mel’čuk faisant exception, au prix d’une difficulté de décodage qui le rendra sociologiquement confidentiel). On ne s’étonnera pas de trouver moins de pragmatèmes (et d’ailleurs de phrasèmes et même de lexèmes) dans un recueil normatif tel que le Dictionnaire de l’Académie française (9e édition, achevée en 2016) que dans un dictionnaire descriptif d’ampleur comparable.
17Enfin, et sans prétendre conclure, la part des informations pragmatiques (culturelles, semi-encyclopédiques, anthropologiques) dans toute description, non d’une langue – projet inatteignable – mais d’une sélection d’usages de cette langue (le dictionnaire d’une langue est toujours marqué par l’idéologie et le projet politique), ne se borne pas à la sélection et à la glose des pragmatèmes. Dans un travail portant sur le chemin qui va « de l’artisanat du dictionnaire à une science du mot », j’ai tenté de montrer que, loin de se borner à la description morphosémantique, le dictionnaire était rempli de données (morpho)syntaxiques, et aussi de données pragmatiques. Parmi ces dernières (les marques d’usage, les contraintes énonciatives, déjà très présentes dans un recueil lexical comme celui de Furetière, en 1690), des pragmatèmes figurent, certes insuffisamment selon les critères descriptifs. Un domaine lexicographique, celui du traitement des polysémies lexicales (les « plans d’articles », sujet majeur de la microstructure) et une hiérarchie des trois approches dégagées par Charles Morris peut se dégager. Elle est explicite dans le Petit Robert, où j’ai essayé d’articuler l’analyse selon des critères d’abord « syntactiques », ensuite sémantiques, enfin pragmatiques, avec le sentiment d’une couverture descriptive très partielle.
Cette « couverture », dans un ouvrage destiné à la représentation d’usages d’une langue, est d’ailleurs rendue infirme par le caractère sémiotiquement global de ses contenus. Ainsi les stratégies de discours dans une situation anthropologique et culturelle donnée sont toujours englobées dans des pratiques sémiotiques au-delà du langage (gestuelles, mimiques, gestion spatio-temporelle). Un exemple, les procédures phatiques de rencontre. Chez les Peuls de Haute-Casamance (Sénégal, Guinée-Bissau), le salut matinal peut se réaliser, non par l’échange d’un lexème-pragmatème (salut !, bonjour !) ou d’un phrasème-pragmatème (comment ça va ?), mais bien par un dialogue codé, comportant questions et réponses concernant l’état des interlocuteurs, de leurs parents, de leurs familles, lequel, dans la réalité sociale, est débité très rapidement, apparemment de manière rituelle et distraite (comme une prière marmonnée), en attendant un échange verbal apportant de l’information aux communicants (information personnelle, à Coumbacara, Sénégal). Comment représenter cette pratique globale dans un dictionnaire du peul sénégalais ? La réponse partielle est à rechercher dans une description d’usage langagier d’ethnologue, où le langage est inséré dans la 18description des comportements socioculturels et des objets de la culture. J’en connais deux exemples remarquables, l’un concernant la langue des pygmées Aka, l’autre les catégories sémantiques du tzeltal, langue amérindienne du nord du Mexique. Dans ces exemples prototypiques d’une lexicographie « autre », culturellement étrangère à la métalangue de description, la pragmatique est partout, de la phonologie à la rhétorique, de la morphosyntaxe lexicale aux phraséologies.
Les pragmatèmes, si l’on tient compte de ces données, seraient donc non seulement une unité spécifique, à décrire, mais un universel du langage, s’insérant dans des catégories qui pourraient être dénommées « culturèmes » ou « socioculturèmes ». Dans la perspective stimulante du « penser, classer », et selon l’approche linguistique élargie par un décloisonnement épistémique nécessaire, Xavier Blanco et Salah Mejri ont réussi à présenter une problématique et une théorisation en cours fondées sur une observation des pratiques descriptives (décloisonnant aussi les domaines : lexicographie unilingue, plurilingue, manuels, grammaires…). Pour les remercier, je leur fournis quelques pragmatèmes du français de France, manifestant la vitalité de ce domaine : le remplacement de syntagmes « pragmatémiques » de souhait comportant l’adjectif bon, par une variante en « beau » (belle soirée !) ; l’ajout de à vous (plus rarement à toi) après les formules de souhait (bon week-end à vous !, belle soirée à vous !) ; la substitution, dans les restaurants chers, de bonne dégustation à bon appétit ; la formule, souvent commerciale, c’est moi, en réponse à un merci…
Ce qui souligne la nécessité de leur travail, concernant une matière en expansion constante, travail mené avec maîtrise et subtilité, travail synthétique et ouvert, que j’estime indispensable aux linguistes théoriciens, aux sémioticiens, aux lexicographes et aux autres praticiens des descriptions langagières, autonomes ou comparatives, et donc aux traducteurs aussi. Je souhaite à cet ouvrage le succès qu’il mérite.
Alain Rey