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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Politesses du seuil. Poèmes liminaires et sociabilités poétiques (1598-1630)
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Lire le xviie siècle, n° 75
  • Série : Voix poétiques, n° 11
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406127901
  • ISBN : 978-2-406-12790-1
  • ISSN : 2257-915X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12790-1.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/04/2022
  • Langue : Français
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Préface

À lheure où le privilège du support-papier dans lélaboration et la communication des choses de lesprit est contesté par leffervescence numérique, jamais peut-être naura-t-on plus ni mieux examiné, étudié et révélé la complexité de lobjet, du geste et de leffet décriture, de composition et de lecture que suppose le livre : le livre, cet objet si familier quon oublie parfois tout ce qui le rend insolite, sauf à se pencher sur les procédés et les procédures concourant à son élaboration et à sa diffusion, paradoxalement révélés et mis au jour au cœur même de la relégation dont le menace la révolution technologique actuelle. Cest dans le cadre de cette attention toujours plus approfondie à sa conception et à sa confection sur la longue durée de son histoire que se situe la passionnante enquête menée par Frédéric Martin, à propos dune pratique ancienne mais persistante, dans le sillage de laquelle sinscrit dailleurs la présente préface à son volume : cette pratique, cest en effet celle qui consiste à placer au seuil dun ouvrage, avant louverture de son propos, un ou plusieurs textes écrits par les prédécesseurs ou les pairs de lauteur, par ses amis ou ses admirateurs, pour louer et faire valoir sa publication.

Cest une contribution à la meilleure connaissance de cette pratique que propose létude de Frédéric Martin, à travers une enquête menée sur quelque deux cents ouvrages de poésie française des années 1598-1630 conservés en majorité par la Bibliothèque nationale de France : lui-même y est chez lui, puisquil y exerce une charge de conservateur en chef qui la conduit naguère à œuvrer au projet colossal de numérisation de ses fonds connu sur le nom désormais célèbre de Gallica, définie comme une « bibliothèque virtuelle de lhonnête homme ». Il ne fallait rien moins que cette double compétence située à lintersection entre lhistoire traditionnelle du livre et une pratique professionnelle des « humanités numériques », lune et lautre de surcroît associées à une science du dix-septième siècle français patentée par un doctorat en Sorbonne, pour permettre à Frédéric Martin dinventorier la riche moisson 10des poèmes liminaires ornant le seuil des volumes de vers produits et signés par un nombre impressionnant décrivains durant la trentaine dannées considérées, et pour dégager en synthèse le statut et les enjeux de cette forme poétique étrange, pour ainsi dire « de second degré », à la fois conventionnelle, protocolaire et même véhiculaire, mais tout autant raisonnée, motivée et traitée de manière chaque fois différente et souvent originale, dans le genre et sous la forme même quelle entendait honorer, celle du vers français, signature de poésie.

Ces pièces de nature insolite peuvent donc être considérées à la fois comme paratextuelles par leur statut, textuelles par leur teneur et leur forme, contextuelles par leur origine et leur but. Leur analyse supposait dabord létablissement du catalogue raisonné de ce fonds, répertoriant lidentification de lauteur et du destinataire de chacune, et les indexant sous un intitulé qui leur soit propre ou qui reprenne celui du recueil quelles honoraient. Ce qui les situe dans le statut ambivalent de paratexte par leur place et darchitexte par leur objet. Cest là lindispensable inventaire dune matière disséminée que le travail pionnier de Frédéric Martin a cristallisée en un objet littéraire désormais identifié, répertorié et autonomisé. À partir de quoi létude historique et littéraire qui fait lessentiel du présent volume aura visé, elle, à dresser le tableau détaillé de leurs thèmes et de leurs formes, en les considérant comme des textes à part entière. Ce tableau minutieusement recomposé est enrichi de plusieurs belles et fines études de textes, focalisées sur lune ou lautre dentre ces pièces, choisie pour ses qualités réellement esthétiques garantissant sa valeur réellement textuelle et sa capacité datteindre à lautonomie de poème à part entière, de « poème poétique », pour le dire ainsi. Enfin, une part danalyse relevant de la sociologie littéraire, détaillée dans le présent volume mais prolongée et formalisée aussi par des graphes numériques qui devraient être consultables bientôt sur un site dédié, se sont chargés de replacer lensemble dans le contexte des réseaux de sociabilité, de confraternité et damitié littéraires que supposent les relations entre les auteurs de ces éloges rimés et ceux des recueils de poèmes quils honorent par leurs vers – des vers ainsi composés à propos dautres vers.

On laissera au lecteur le soin et le plaisir de découvrir pas à pas ou en plongées sélectives, à son gré, la richesse de ces inventaires raisonnés et réfléchis, lui révélant la spécificité et la valeur de ces objets naguère encore ignorés. Il a fallu toute la subtilité de lanalyste pour se tenir et les faire tenir 11à la crête mouvante entre leur statut formel de pièces obligées, dorigine conventionnelle sinon contrainte, et leur valeur intrinsèque de création littéraire, oscillant ainsi sur le baromètre du talent et de linvestissement de cœur et desprit que, selon les cas, y ont plus ou moins consenti leurs auteurs. On aime lheureuse formule de « rituel polysémique » qui leur est appliquée, ménageant léquilibre entre lunité et la diversité de nature et de qualité observable dans ces nombreuses compositions suscitées par la religion du dévouement amical ou la convention obligée du geste social. Cette géométrie variable de limplication supposait une grande variété dans la qualité des résultats obtenus, une variété inhérente aussi à lambiguïté de cet exercice décriture si particulier, qui assimile ces courtes pièces de vers à lobjet quelles louent, comme des émanations de son génie, mais en même temps les exile dans le surplomb dun second degré, puisquil sagit de poèmes traitant de poésie, décrits consacrés à lacte décriture, de signatures honorant celle dun autre quelles reconnaissent et situent, lui, en position dauteur à part entière. Ces paratextes ambigus car ambivalents, mi-créations, mi-critiques, suscitent des interrogations stimulantes sur bien des notions centrales dans la réflexion esthétique actuelle, comme celles de la valeur, de lauctorialité ou de lautonomie littéraire.

De la combinatoire de formes et de thèmes mise au jour par létude systématique de ces pièces, il ressort que lon peut et que lon devra même désormais considérer le poème liminaire laudatif comme une sorte de sous-genre spécifique, uni par une similitude générique assortie de variations qui en colorent dun certain pittoresque lintention et linvention conventionnelles. Les analyses de leurs structures, de leurs formes, de leurs thèmes et de leur propos, utilement prolongées par létude de leur origine dans le réseau des amitiés et des connivences entre poètes laudateurs ou loués (et souvent lun et lautre, alternativement), montrent enfin quelles reflètent en même temps quelles renforcent le tissage des relations de confraternité qui sillonnent la création littéraire, en légitimant leur propre existence à partir de cela même qui la suscita : à savoir un réseau social dont le principe de légitimité littéraire transcende les autres paramètres de la sociabilité que sont la naissance, les fonctions ou les liens circonstanciels de sympathie. Ceux-ci seffacent en effet devant limage idéalisée dune familiarité poéticienne dont la force dévidence procède dun imaginaire des amitiés lettrées remontant à lAntiquité et dont la perpétuation se fonde tantôt sur une convention 12cimentée par le temps, tantôt sur une connivence pouvant aller jusquà un engagement sincère, voire courageux : par exemple lorsque lamitié littéraire nouée avec un esprit libre et persécuté comme Théophile de Viau révèle chez certains de ses amis laudateurs des liens plus forts quune accointance de métier ou dusage.

Servie par les remarquables qualités danalyse, de synthèse, de composition et de rédaction de Frédéric Martin, par sa maîtrise égale des domaines variés quimpliquait son sujet et par sa capacité de solliciter sans cesse ni lassitude lintérêt, la curiosité et la réflexion de son lecteur, son étude se recommande, en dernière analyse, par sa capacité de constituer son objet à partir de pratiques décriture et de rites littéraires jusquici inaperçus, éparpillés, dédaignés, et davoir ainsi constitué en objet, en objet littéraire identifié et autonomisé, cette part négligée de lactivité poétique de lépoque baroque, et, par surcroît, de lavoir fait en dosant, sans sacrifier lune à lautre, la part utilitaire, rituelle, « véhiculaire » de ces pièces et leurs qualités dœuvres à part entière, dignes dune appréciation qualitative. Cet équilibre herméneutique permet à létude ainsi dosée de rendre tout au long de ses analyses le meilleur compte possible et le plus juste de ces poèmes de seuil, tendus entre les deux pôles de la convention et de linvention. Le recours à limaginaire de lamitié couronne impeccablement lanalyse, en montrant que leur qualité littéraire propre procède lui aussi de cet équilibre, voire de cette superposition, en tout cas de ce partage indécis entre la dictée de lusage et lenvolée de linspiration authentique, telles que lamitié justement en incarne lalternative et peut-être aussi la conjonction, la combinaison, parfois même la fusion dans son creuset accueillant.

En somme, Frédéric Martin aura opéré, en symbiose avec lobjet ambigu dont il rendait compte, un travail déquilibriste virtuose, appuyé sur un socle de savoir aussi large que solide et profond : peut-être est-ce là le secret dune réussite qui nous offre dans les pages qui suivent la résurrection dun pan, si mince soit-il, de la création poétique dautrefois, un pan de lédifice littéraire ancien jusquici ignoré ou méconnu, et avec lequel, grâces en soient rendues à son archéologue, il faudra désormais compter.

Patrick Dandrey