Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Les Peurs de l’argent dans la France d’après 1945
- Pages: 9 to 12
- Collection: Cultural History, n° 5
- CLIL theme: 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- EAN: 9782406065753
- ISBN: 978-2-406-06575-3
- ISSN: 2430-8250
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06575-3.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-09-2017
- Language: French
Avant-propos
Au cours de toutes ces années d’écriture de l’histoire, deux thèmes ont attiré mon attention essentiellement. Celui de la grande pauvreté m’a retenu dès l’époque où je rédigeais ma maîtrise d’histoire (1971-1972) et jusqu’à aujourd’hui. Je me suis intéressé ensuite à un autre thème, au moins aussi prégnant, celui de l’argent. J’ai choisi cette thématique en liaison avec la grande pauvreté à commencer dans le cadre de mes deux thèses, l’une en science politique et l’autre ès Lettres, consacrées au Crédit Agricole et au Crédit Mutuel (1977 et 1983)1, banques mutualistes au service, à l’origine, des petits.
Dans une démarche d’histoire totale, j’ai été amené à prendre en compte les circuits financiers afférents. Dans le sillage de ces deux grosses études m’ayant mobilisé près de dix ans, j’ai publié en 2007 mes Mythologies de l’argent2 vouées principalement au xixe siècle. Le livre que l’on va lire, consacré à la deuxième moitié du xxe siècle, s’inscrit d’une certaine façon dans son prolongement.
Ces deux ouvrages ont en commun l’histoire des représentations de l’argent, aussi bien en tant que monnaie que richesse. Les représentations, un concept-valise au sens durkheimien et donc difficile à définir, se sont inscrites à l’origine dans le sillage des mentalités. Elles visent à étudier celles-ci et plus globalement leur mémoire à l’aide de différents supports, tel le langage (du simple échange verbal à la littérature) à l’image (de l’affiche au cinéma). Les enquêtes d’opinion, malgré certains biais, reflètent également les mentalités. Ce sont les trois pistes que j’ai suivies ici, mais d’autres supports auraient pu être utilisés. Psychologie sociale3 des sensi10bilités et connaissance des imaginaires se déduisent de cette histoire. Au travers des représentations, une forme nouvelle d’histoire culturelle s’est substituée à l’histoire des mentalités4.
Que l’historien traque-t-il au travers des représentations de l’argent ? L’histoire économique au sens classique avait ses limites dans la mesure où elle s’est largement appuyée sur un schéma matérialiste. Or, la connaissance de l’histoire culturelle permet de dépasser cette approche. Par les représentations, l’historien réussit à mieux expliciter le réel dans la mesure où les superstructures (le monde des idées en particulier) réagissent sur l’argent en tant que phénomène culturel, et non pas seulement en tant que monnaie au sens de l’économie pure. L’historien Pierre Monnet soutient que la méthode permet d’établir une cohérence entre les représentations et les pratiques sociales5. Il ajoute : « la représentation du monde social est constitutive du social lui-même6 ». Il évoque finalement « un retour au social par le culturel7 ».
Je ne prétends pas, par ce livre, mener une histoire globale intégrant le réel et le culturel. Je me limiterai aux prémices de la démonstration étudiant les représentations (le signifiant) et leur contenu (le signifié) à savoir tant l’expression spirituelle et personnelle que collective.
L’élaboration du présent ouvrage s’est heurtée à trois types de difficultés. Le premier relevait du choix du sujet : les représentations du mauvais argent et les peurs subséquentes. Il nous a fallu d’abord mettre en perspective les deux versants de cet objet : le mauvais et le bon. La prise en compte du bon argent était indispensable pour mieux comprendre ce qu’était le mauvais. Se posait également la question des sources qui renvoyaient à la forme de l’expression de l’argent, perçu en tant que mauvais. J’ai choisi de rendre compte du langage des personnes qui ne sont pas riches. Ils diffèrent de celui des riches qui peuvent avoir une vision négative de l’argent, mais ne relevant pas des mêmes motivations. Il aurait été sans doute possible de mettre les deux en parallèle, mais ceci aurait exigé une recherche plus ample avec une problématique différente.
Le deuxième type de difficultés relève de la pesée de ces représentations. L’histoire quantitative a connu son apogée dans les années 1960-1970 à la 11veille de l’émergence de la méthode des représentations. Moi-même, j’ai fait usage de l’histoire quantitative tant dans mes recherches que dans mon enseignement. C’est peut-être pour ces raisons que les représentations, à leur naissance, me laissèrent, quelque peu dubitatif : mon impression était qu’elles ne reposaient sur aucune rationalité et qu’elles délivraient des considérations subjectives. Ce n’est que petit à petit, compte tenu des résultats auxquels cette méthode parvenait, que j’ai été convaincu de son rôle central dans une histoire en plein renouvellement. Toutefois, pour la mettre en œuvre, j’avais comme objectif la mesure. Mais là, je me suis heurté à un problème quasi insurmontable. En effet, il est difficile de borner le corpus de sources comme on le ferait en histoire économique. En conséquence, toute pesée en termes relatifs devient impossible. Il a donc été nécessaire de relativiser ces représentations sur un mode subjectif voire intuitif. La « scientificité » n’est pas au rendez-vous, même si le sens des résultats convainc le plus souvent et est en accord avec ce que l’on sait de la sphère du réel voire de l’événement. Une dernière série d’embarras se rapporte à l’authenticité des représentations en tant que sources d’histoire. Deux exemples permettront de préciser.
Dans le domaine des représentations tant littéraires que cinématographiques, l’historien est pris entre sa volonté d’authentification et l’exigence fabulatrice de l’auteur de la fiction. Même si celui-ci capte naturellement l’esprit du temps, ses options se portent sur des situations idéales-typiques et construites qui ont pour but de faire sens auprès des lecteurs. C’est la garantie d’une certaine audience. L’auteur de la fiction exprime le singulier, souvent éloigné de sa propre mentalité, bien loin de toute régularité quantitative ou sérielle. Il revient à l’historien de faire la part entre la représentation relevant des mentalités et la représentation instrumentalisée au service d’un objectif immédiat, celui de capter un certain public.
Un deuxième exemple se rapporte aux témoignages qu’il est difficile de rassembler de façon cohérente. Les échanges dans les médias sont utiles même s’ils sont parfois pure comédie. Il est donc difficile de faire la part entre le pur fantasme personnel et une mise en scène destinée à séduire et relevant du travestissement. Quant aux échanges découverts sur la toile sous une forme écrite, rien ne prouve qu’ils soient authentiques. Ils pourraient être pure fabrication. En conséquence, il appartient à l’historien de croiser les sources afin d’approcher une vérité. 12Nonobstant, si cela avait été facile dans le cadre de l’histoire positiviste, cela l’est moins en histoire des représentations où des sources d’origine diverse ont des contenus différents.
Pour conduire une telle histoire, il m’a donc fallu surmonter ces difficultés quand cela était possible. Au lecteur d’apprécier.
Juin 2016
1 A. Gueslin, Les Origines du Crédit Agricole, 1978, 454 p. et du même, Histoire des Crédits Agricoles, Paris, 1984, Tome I : « L’envol des Caisses mutuelles (1910-1960) », 955 p. ; Tome II : « Vers la banque universelle ? (depuis 1960) », 463 p.
2 A. Gueslin, Mythologies de l’argent. Essai sur l’histoire des représentations de la richesse et de la pauvreté dans la France contemporaine (xixe-xxe s.), Paris, 2007, 124 p.
3 On consultera l’entrée approfondie de P. Monnet, « représentations » in C. Gauvard, J.-F. Sirinelli (dir.), Dictionnaire de l’historien, Paris, 2015, p. 597.
4 Ibid., passim.
5 Ibid., p. 597.
6 Ibid., p. 598.
7 Ibid., p. 599.