Skip to content

Classiques Garnier

Avant-propos

11

AVANT-PROPOS

Consacrer spécifiquement une étude à la milice lyonnaise des pennonages, cest se placer à la croisée de trois problématiques majeures de lhistoire des villes : la sociologie, la gouvernance et la spatialité. Cest dire que la portée de la démarche dépasse largement celle dune pure description institutionnelle qui serait fondée sur la kyrielle des règlements et des ordonnances.

La motivation personnelle dun chercheur conditionne largement sa démarche. Sans tomber dans un narcissisme de bien mauvais aloi, il faut avouer quelle tient à une très longue familiarité avec le sujet. Dès 1979, une enquête sur la vie de quartier menée au Centre Pierre Léon sous limpulsion de Maurice Garden avait été pour moi loccasion de placer ce que lon savait alors des quartiers lyonnais dans une première perspective comparative. À la même époque, la découverte de deux recensements de population dressés pennonage par pennonage avait imposé lobligation daller plus loin dans la connaissance de linstitution (Zeller, 1983). Mais la conception même des sources interdisait tout choix déchelle dobservation qui fût plus fine que celle du quartier. Les mentions odonymiques étaient rarissimes, et les très nombreuses localisations de maisons par le nom de leur propriétaire étaient inexploitables, faute de documents décrivant le parcellaire. Même les limites de quartier antérieures à 1746 étaient souvent floues, car leurs descriptions, purement textuelles, se référaient ordinairement à des noms de maisons ou à des enseignes très difficiles à localiser précisément. La reconstitution du maillage administratif lyonnais était restée, de ce fait, assez approximative ainsi quelle létait dans la plupart des villes pour des raisons analogues (Denys, 2002, p. 368). En fin de thèse, un paragraphe pouvait donc formuler ce qui nétait alors quun vœu pieux : « vers une micro-analyse urbaine ? ». Nul ne parlait encore de spatial turn.

Depuis, le rêve est devenu réalisable. On sourira en se rappelant quau début des années 1980, les comptages seffectuaient en alignant 12patiemment des bâtonnets tandis que la technique utilisée pour réaliser des tris sur des critères multiples consistait à enfiler des aiguilles à tricoter dans les perforations ménagées dans des fiches en bristol, ce qui nétait pas sans évoquer la pratique dominicale des turfistes de lépoque. Les logiciels de gestion de bases de données ont depuis permis dexploiter avec rapidité et sûreté des fichiers de dimensions importantes : ici, trois mille entrées pour celui des officiers, sept mille pour celui des sous-officiers. Linstrument permet non seulement de réaliser instantanément les calculs internes et les statistiques globales avec une fiabilité totale, mais également de tester sur des tris croisés autant de tentatives de corrélation que nécessaire, alors que la lenteur même de leur levée décourageait auparavant la vérification des hypothèses jugées les plus incertaines.

Surtout, les Systèmes dInformation Géographique ont procuré une maîtrise optimale des localisations. Ici, la méthode patiemment mise au point par Bernard Gauthiez sest révélée déterminante. Après un premier recadrage du cadastre napoléonien, il a été possible de procéder de manière régressive en intégrant tout ce que pouvaient révéler les constructions subsistantes et tous les documents graphiques conservés, notamment les atlas terristes. Puis la critique de nombreuses sources purement textuelles et, en particulier, des actes dalignement et des rôles fiscaux a permis de les utiliser pour restituer lorganisation spatiale du bâti (Gauthiez et Zeller, 2009a, 2009b, 2014). La vectorisation des données a ensuite rendu possible la fabrication de cartes dune très grande précision, ce qui a levé lhypothèque qui pesait sur la connaissance des aspects spatiaux de lhistoire des pennonages. Il sagissait là dun enjeu primordial, puisquil était à la base dune véritable géopolitique urbaine.

Dès lors, la construction de cette étude a pu répondre à cinq partis pris méthodologiques. Le premier a consisté à reconstituer la cartographie chaque fois que possible. Une curiosité vouée par ailleurs au micro-urbanisme et à lédilité a permis dappréhender limportance locale des aménagements de lespace, tant à légard de la répartition des flux de circulation et de la localisation des boutiques et des marchés quà celui des questions daccès à leau publique ou de qualité de la viabilité. La géographie des pennonages sest trouvée liée à la fois à ces aspects matériels et à des stratégies de ségrégation sociale.

Le deuxième choix a consisté à recourir à la mesure chaque fois que possible. Certes, il est aujourdhui de bon ton de dauber sur le 13quantitativisme en affectant de nen considérer que les excès. Mais toute production historique qui ne se fonde que sur du discours, si séduisante puisse-t-elle être, reste floue, pratiquement invérifiable et, surtout, se refuse à toute véritable démarche comparative. Au demeurant, il a paru expédient de ne pas concevoir exclusivement les analyses suivant le canevas thématique qui répond à la diversité des problématiques ; ponctuellement, il a fallu accorder une place à la simple chronologie des événements lorsque les évolutions saffirmaient dans le temps court, comme durant les guerres de religion et la crise prérévolutionnaire.

La troisième option a commandé de dépasser la simple approche institutionnelle et daccorder une importance spéciale à la description des pratiques sociales et des comportements. Il ne sagit pas seulement de sabandonner au « goût de larchive », selon la jolie formule dArlette Farge. Il sagit de restituer la parole des acteurs chaque fois quelle a été conservée, même si lon sait que ce ne fut quau prix dune inéluctable mise en forme. Les textes officiels eux-mêmes ont été très souvent cités. Leur logique interne et leurs choix de vocabulaire sont intrinsèquement porteurs de sens, et nen retenir que les apports factuels aurait été un regrettable appauvrissement : les progrès dun style administratif concrétisent lévolution institutionnelle. Plus subjectivement, le parfum des mots témoigne souvent des catégories mentales dAncien Régime.

Un quatrième principe a commandé de rapprocher, chaque fois que possible, les textes littéraires des documents historiques traditionnels. Certes, nul naurait la naïveté des les considérer comme des sources primaires. Mais que lactivité des gens de plume ait travaillé à lapologie ou à la satire, elle nen a pas moins contribué à conserver la mémoire du regard porté sur le réel par des contemporains. Les emplois du vocabulaire, les processus de valorisation, la référence mentale des traits dironie, la description du contexte spatial, le simple choix des objets dignes dêtre considérés : autant dindices qui peuvent être intégrés à la construction dune analyse historique dans la mesure où ils témoignent de représentations ou de sensibilités particulières. La démonstration, semble-t-il, nest plus à faire.

Enfin, une dernière préoccupation a consisté à relever tous les éléments de vexillologie, duniformologie et de connaissance de larmement ancien. Alors quils sont constitutifs de ce que lon pourrait nommer, même si le terme est suranné, des « disciplines auxiliaires de lhistoire », 14ils ne retiennent guère que lattention des collectionneurs. Pourtant, ils justifient pleinement une analyse symbolique, ne fût-ce que celle des couleurs. Ils témoignent de la circulation des modèles, et sont porteurs dun langage politique non écrit. Quant aux armes, si leur nature est liée à la doctrine demploi des troupes, leur apparence signifie clairement les hiérarchies. Évidemment, il a suffi de se reporter aux travaux de Jean Tricou pour recueillir les apports de la numismatique.

La réalisation dune étude monographique est comparable au travail du soutier, modeste mais indispensable. Tenter daméliorer la connaissance de la société lyonnaise dAncien Régime nest ici quun objectif immédiat. Il sagit surtout de mettre à la disposition des réalisateurs dune future synthèse un élément utile à une véritable démarche comparatiste. À titre provisoire, il na été possible que de mettre les réalités lyonnaises en regard de ce que lon sait de soixante-dix villes françaises, fût-ce de manière sporadique, les séries EE des archives municipales étant de consistance éminemment variable et leurs inventaires se prêtant peu à lanalyse sociale.

Dans le champ des études françaises, la démarche croisera sans doute surtout le riche et actif mouvement dintérêt envers les pratiques policières (Perréon, 2006, p. 151-167, Rosania, 2016, Cicchini, 2014, Vidoni, 2018). Pour linstant, lhistoire des milices urbaines nest abordée que latéralement, au service dautres curiosités. Quand, en 1919, Louis Guéneau décrivit la milice de Nevers, il ne sagissait pour lui que de contribuer à une description institutionnelle et économique (Guéneau, 1919, p. 498). Chez Maurice Garden, la décadence de la milice lyonnaise des pennonages au xviiie siècle a surtout été considérée comme révélatrice de lévolution des rapports sociaux (Garden, 1970, p. 522-528), dans une perspective analogue à celle quavait parcourue Pierre Deyon à propos dAmiens (Deyon, 1967). Seul Jacques Maillard a décrit lorganisation administrative et territoriale de la milice dAngers, ainsi que la sociologie de ses officiers et sous-officiers (Maillard, 1984, p. 80-91). Significativement, il y a vraiment très peu à grappiller dans la collection dhistoire des villes de France publiée chez Privat, si ce nest dans le volume consacré à Pau où Christian Desplat montre la milice bourgeoise se doubler ob causam dune unité populaire afin de se décharger sur elle du fardeau des factions nocturnes imposées lors de lépizootie de 1744. Bien des travaux existants sont dus à des érudits 15du xixe siècle ; seule la « littérature grise » des travaux universitaires semble témoigner dun regain dintérêt pour les milices, ne fût-ce que pour les comparer aux gardes nationales de la Révolution (Husson, 1971, Roux, 1998, Losson, 2000).

Létat de la question que Laurent Coste a pu brosser en 2007 montre bien la minceur de la bibliographie (Coste, 2007). Pourtant, les stimulantes questions de Guy Saupin réclament des réponses (Saupin, 2006), et le chapitre quil a consacré à la milice nantaise offre dintéressantes opportunités de comparaison (Saupin, 1996). Depuis, seuls quelques travaux menés avec précision ont enrichi le corpus des études françaises, en particulier sous la plume de Gauthier Aubert et de Béatrice Baumier (Aubert, 2006, Baumier, 2006). Plus récemment, un atelier a été consacré aux « milices urbaines durant la première modernité » lors du congrès annuel du Comité des Sociétés Historiques et Scientifiques à Perpignan en 2011. À léchelle européenne, cette étude sintégrera sans doute plus directement dans une historiographie spécialisée qui est beaucoup plus avancée à légard de la période moderne quelle ne lest en France (Prak, 2015). Puisse-t-elle ainsi servir ; car elle na dautre ambition.

Belmont de la Loire, mars 2020

Je remercie vivement Éric de Varax, Rosemonde Letricot et Michel Lestrade, libraire d ancien à Toulouse. J ai alourdi ma dette de reconnaissance envers Bernard Gauthiez, qui a réalisé la totalité des cartes présentées ici grâce au Système d Information Géographique et Historique qu il a construit par recoupement de nombreuses sources graphiques et textuelles.