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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE



La publication des Objets désuets remonte au mois de décembre 2010 ;dix-sept ans la séparent de l'édition italienne, quatre de la traduction américaine, quelques mois seulement de la mort de l'auteur. Francesco Orlando ne put assister à la parution de cette traduction française à laquelle il attribuait une importance parti- culière :c'était une évidence pour quelqu'un qui avait, comme lui, consacré sa vie à l'étude de la littérature française. Mais de façon plus générale, Orlando espérait que l'attention du public international puisse favoriser la reconnaissance de son oeuvre en Italie, reconnaissance qui, à son sens, lui avait fait défaut. Il est certain que l'accueil italien n'avait pas été à la hauteur d'une réflexion théorique et critique comme la sienne, originale, auda- cieuse, indifférente aux modes'. La réédition de la version française des Objets désuets me permet de reprendre - malheureusement de manière unilatérale - le fil d'une discussion qui a marqué notre amitié pendant plus de cinquante ans.
1. «A la mémoire / de mes parents / et de leur maison» :telle est la dédicace qui ouvre le livre, pour signaler discrètement au lecteur que le thème abordé a des résonances autobiographiques, dont les racines plongent dans les souvenirs d'enfance de l'auteur. Cet élément paratextuel n'est pas dépourvu d'importance. Orlando était fermement convaincu que la littérature entre en relation avec la réalité vécue, d'une part, et que la littérature possède une autonomie relative par rapport à la réalité vécue, d'autre part.
1 Comme l'observa F. Fortini, «Analisi del desueto », Rivista dei libri, 1991, n. 5,
p. 41.
12 La première affirmation s'opposait à ceux qui estiment que la littérature est un monde en soi, purement autoréférentiel'. La seconde s'opposait à ceux qui cherchent dans la réalité vécue — dans le contexte et en particulier dans la biographie de celui qui écrit —l'explication d'une oeuvre. Dans ce dernier cas, la polémique contre le biographisme s'inspirait explicitement de la fameuse critique adressée par Proust àSainte-Beuve. Mais cette critique avait déjà été réélaborée, et de fait dépassée, dans les extraordinaires pages de la Recherche consacrées à l'enfance de Bergotte comme clé permettant de comprendre son oeuvre. Orlando lui-même finit par admettre qu'entre la vie et l'oeuvre d'un poète ou d'un romancier (fictif ou réel), il existe un rapport mystérieux, non littéral, qui devra être déchiffré au cas par case.
Un rapport analogue existe dans le cas du critique, de celui qui parle de littérature :cet «irréel lieu achronique, vrai sans l'être, [...] le seul paradis où nous puissions encore nous rencontrer», comme l'écrivit Orlando, s'adressant idéalement à son maître, Lampedusa3. L'expression «vrai tout en ne l'étant pas» rappelle Coleridge et la willing suspension of dubelief. Mais le lieu depuis lequel le critique parle de littérature appartient à un cadre qui est bel et bien celui de la vérité —une vérité humaine, donc potentiellement falsifiable.
C'est une précision qu'Orlando, je crois, aurait acceptée. Son travail théorique et critique se rattachait à une identification obsti- née et polémique avec la tradition des Lumières, dont il voyait un prolongement dans l'oeuvre de Marx et de Freud4. Les trois termes
1 Voir à ce propos l'opposition entre le «relativisme critique» de Stendhal et «le rela- tivisme au nom duquel, depuis quelque temps, nous entendons soutenir que, en fait de vérité, n'importe quel récit en vaut un autre» (F. Orlando, Infanzia, memoria e storia daRousseau ai romantici [1966], préface à la réédition, Pise, Pacini, 2007, p. 11).
2 M. Proust,l] l'ombre des jeunes filles enfieur, in À la Red~ercbe du temps perdu, texte établi sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Gallimazd,1999, p. 440-442 ; F. Orlando, Un souvenir de Lampedusa suivi de À distances multiples, Pazis, L'Inventaire, 1996, p. 90.
3 F. Orlando, Un souvenir de Lampedusa, cit., p. 105 (et plus haut p. 86).
4 «C'est toujours la même bataille, disait Francesco :celle de Voltaire, celle de Marx, celle de Freud» :une phrase rappelée paz ses élèves à son enterrement (Per Francesco Orlando. Testimonianze e ricordi, éd. D. Ragone, Pise, Edizioni ETS, 2012,
13 sous lesquels, à la fin des années 90, Orlando voulut rassembler ses essais freudiens —Littérature, raison et réyrimé —définissent aussi Les Objets désuets, qui constituent tout à la fois le prolongement de ces essais et un tournant dans une direction nouvelle.
2. Ce livre avait des racines anciennes. Orlando lui-même les évoqua rétrospectivement, sans s'épancher sur sa propre enfance, mais en faisant allusion au «château vacant» de Chateaubriand, analysé dans Infanzia, memoria e storia, et aux souvenirs d'enfance de Lampedusa, son maître, qu'il avait rencontré pour la première fois «dans son appartement du palais de la via Butera, dans un quartier solennel et abandonné près de la mer' ». Dans ces deux adjectifs, nous voyons se profiler l'annonce de l'un des thèmes des Objets désuets. Dans la perspective de la mémoire, les souvenirs d'enfance sont inévitablement nimbés de solennité et de prestige, même lorsqu'ils ne sont pas associés objectivement au prestige social. Toutefois, aux yeux de l'adulte qui a laissé son enfance derrière lui, cette solennité se mêle à un sentiment d'abandon irrévocable.
Tout cela renvoie au terrain privilégié de la psychanalyse : la mémoire individuelle, consciente et inconsciente. La théorie littéraire élaborée par Orlando, qui a été définie comme «freu- dienne mais non psychanalytique », relit Freud en se concentrant non pas sur ses écrits sur l'art et la littérature, mais sur son livre sur le trait d'esprit (Witz), sur son essai sur la négation, sur son essai sur l'étrange (unheimlich)2. En s'inspirant de la réinterpré- tation de Freud proposée par le psychanalyste chilien Ignacio Matte Blanco, Orlando analyse la littérature comme formation
p. 37). Il s'agissait, avec l'ajout décisif de Marx, d'une reprise de la phrase de Lacan placée en épigraphe dans le premier essai de IAuminismo, barocco e retoricafreudiana, nouvelle édition augmentée, Turin, Einaudi, 1997, p. 3.
1 F. Orlando, Un souvenir de Lampedusa, cit., p. 10 (c'est moi qui souligne).
2 F. Orlando, Per una teoria freudiana della letteratura, Turin, Einaudi, 1973 ; Id., lUuminismo..., cit. Voir aussi Th. Aron, «Présentation de Francesco Orlando. Une approche freudienne non psychanalytique de la littérature », Semen, I, 1983.
14 de compromis entre la logique et une antilogique ou logique symétrique, caractéristique du système inconscient, dans lequel les analogies sont traitées comme des identités. Le thème qui est au coeur des Objets désuets — le retour du refoulé —présuppose cette élaboration théorique. Mais l'essai n'use qu'avec parcimonie des catégories freudiennes.
Le livre analyse un ensemble extrêmement vaste de frag- ments textuels dont la très grande majorité se situe au sein d'un «tournant historique» survenu entre la fin du xvrrre siècle et le début du x>xe siècle'. Ce tournant fizt caractérisé par la rencontre concomitante de la révolution culturelle, représentée par les Lumières, en France et en Angleterre, avec la révolution industrielle entamée en Angleterre et la révolution politique à l'oeuvre à la fin du siècle en France. C'est dans ce contexte que prit forme le retour du refoulé, à travers des lieux et des objets, dans des images littéraires agencées de façon variable. Ce phénomène supposait d'un côté la polémique menée par les philosophes des Lumières, au nom de la raison adulte, contre des traditions religieuses et politiques bien ancrées; de l'autre, l'augmentation considérable de la production d'objets fonctionnels2.
Cette délimitation historico-chronologique comporte une dose d'arbitraire. D'une part, la tension entre raison et littérature est plus ancienne que les Lumières au sens strict :sur ce point Orlando, quelques années plus tard, adoptera, tout en lui donnant un sens opposé, la perspective de Nietzsche, qui avait combattu en Socrate (et en Euripide, son disciple littéraire) les ancêtres des Lumières3. D'autre part, dans Les Objets désuets, Orlando rappelle, en citant Lévi-Strauss, qu'une révolution dans le rapport entre l'homme et les choses n'a eu lieu que «deux fois, et deux fois
1 F. Orlando, Les Objets désuets dans l'imagination littéraire, Paris, Classiques Gaznier, 2010, p. 102 et passim.
2 L'identification de l'Aufklürung avec la raison devenue adulte est, on le sait, au centre du célèbre écrit de Kant .Qu ést-ce que les LumiPres ?.
3 F. Orlando, IAuminismo... , cit., premier appendice, p.231-234 («Contre une célèbre thèse de Nietzsche»).
15 seulement, dans l'histoire de l'humanité» : au néolithique et dans l'Angleterre du xvrrre siècle. Par rapport à cette périodisation très longue, «le tournant historique », écrit Orlando, «est un moment de vérité et non de genèse' ». Les lecteurs qui voudraient appro- fondir ce point trouveront des éléments de réflexion dans l'essai fondamental dans lequel Krzysztof Pomian opposa les objets fonctionnels et visibles aux objets défonctionnalisés etinvisibles, parce que relégués dans les tombes, très lointains ancêtres des collections et des musées2. De tels objets défonctionnalisés (que Pomian définit de façon pertinente comme des «sémiophores») précédèrent de beaucoup les images verbales correspondantes transmises par la littérature, d'abord orale, puis écrite. Le «tour- nant historique» s'inscrit donc dans une préhistoire très longue qui s'articule autour non pas de la mort, mais de son élaboration culturelle : la sépulture3.
3. Ces observations préliminaires éclairent les grandes ambitions intellectuelles de ce livre, dans lequel l'analyse de la littérature présuppose un dialogue serré entre histoire et anthropologie. On peut parler, comme le fait Orlando lui-même, de «critique thématique », à condition de souligner qu'ici le thème n'est pas choisi de manière irréfléchie (comme cela arrive trop souvent), mais qu'il est bien construit et reconstruit. C'est là que nous entrons véritablement au coeur des Objets désuets.
Le point commun que partagent les centaines d'extraits cités par l'auteur, c'est l'absence de trame narrative : il s'agit de des- criptions ou de listes qui associent des objets disparates. Mais la
1 F. Orlando, Les Objeu désueu..., cit., p. 102.
2 R Pomian, «Entre l'invisible et le visible : la coAection»,Libre. Politique Anthropologie- Philosophie, 3,1978, p. 3-56.On retrouve cet essai dans K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris-Venise, xvF xvtt~ siPcles, Pazis, Gallimazd, 1987. L'allusion à des «musées publics» et à des «collections privées» (Les Objets désuets..., p. 102) renvoie au «tournant historique» du xvrrr° siècle.
3 Orlando refuse explicitement toute perspective thanatocentrique, cf. Les Objets désuets..., cit., p. 19.
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trame, absente des unités prises individuellement, triomphe au niveau supérieur, là où est exposée la trajectoire de la recherche. Celui qui la conduit en discute pas à pas les étapes, soulevant des objections et des contre-objections destinées à en éclairer les implications. Exemple après exemple, analyse après analyse, nous voyons émerger les ramifications de l'«arbre sémantique» dans lequel les douze catégories du retour de l'antifonctionnel trouvent peu à peu leur place. Dans cette volonté de partage avec le lecteur, on reconnaît aisément la passion pour la rationalité et le refizs de la démagogie qui nourrissaient l'activité pédagogique (et, au sens large, politique) de Francesco Orlando. Dans ce qu'il présente par deux fois, avec une nuance auto-ironique, comme un «exercice structuraliste tardif», rien ne devait être donné pour allant de soi'. C'était un exercice qui mettait résolument entre parenthèses la chronologie : un sacrifice de taille pour quelqu'un qui avait organisé sa propre collection de livres, de partitions et de disques selon l'année de naissance des auteurs respectifs et qui s'amusait à signaler certaines contiguïtés inattendues (Lénine 1870, Proust 1871, etc.)2.
Je dois à présent ouvrir une parenthèse. Je vois dans le dialogue de Francesco Orlando avec le structuralisme un phénomène propre à notre génération. J'ai moi-même consacré de nombreuses années à un projet qui cherchait à régler des comptes, en croisant la morphologie et l'histoire, avec les implications d'un livre de jeunesse (I benandanti, publié, comme Infanzia, memoria e storia, en 1966)3. Mais l'usage de la morphologie dans Storia notturrza
1 Ibid., p. 122 et p. 327.
2 Voir «Date di nascita. Incontro con Francesco Orlando», éd. F. Borrelli, Linea d'ombra, n. 82 (mai 1993), p. 69-72, en pazticulier p. 72.
3 Je me réfere à I benandanti. Stregoneria e culti agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin, Einaudi, 1966 [trad. fr.: Les BataiAes nocturnes. Sorcelleries et rituels agraires en Frioul aux xvF et xvtF siPcles, Pazis, Flammazion, 1984] ; Storia nottuma. Una decifrazione del sabba, Turin, Einaudi, 1989 [trad. fr.: Le Sabbat des sorciPres, Pazis, Gdllimazd, 1992]. Entre les deux : Miti emblemi spie. Morfologia e storia, Turin, Einaudi, 1986 [trad. fr.: Mythes, emblPmes, traces. Morphologie et histoire, Pazis, Flammarion, 1989].
17 (1989) et dans Les Objets désuets (1993) est très différent. Pour deux raisons : la première est, disons, pour simplifier, liée à nos personnalités ; la seconde, objective'. Contrairement à Francesco Orlando, je n'avais pas à me mesurer à un corpus —très vaste mais malgré tout délimité —comme la tradition littéraire occi- dentale2. C'est pourquoi j'avais choisi d'utiliser la morphologie comme un instrument :une sonde qui pouvait mettre au jour des connexions historiques peu documentées, et parfois oubliées. Pour Orlando, en revanche, l'«arbre sémantique », construit à partir d'oppositions morphologiques, semble se configurer non pas comme un moyen mais comme une fin. Le fait que la construction de l'arbre occupe le chapitre le plus long du livre, le quatrième, ne peut être dû au hasard.
Cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Pour Orlando aussi, l'«exercice structuraliste» afonctionné, malgré tout, comme un instrumenta. Ce n'est pas pour rien que les catégories construites et reconstruites sont définies comme «arbitraires et stratégiques », en tant qu'elles sont «suggéré[es] par la connaissance préalable du corpus des textes.» Il s'ensuit une nouvelle précision : «Il est superflu de souligner combien les choix lexicaux qui permettent de nommer chacun des éléments sont arbitraires et stratégiques4 ». Plus loin, il est dit que les catégories autour desquelles s'articule l'arbre généalogique (le «monitoire-solennel», le «fruste-gro-
1 S'opposant à Carmelo Samonà, à qui il était lié paz une profonde amitié, Francesco Orlando écrivit : «On pourrait dire que tandis qu'il ne m'est possible de saisir le sens des pazties qu'à l'intérieur d'un tout, pour lui c'était la valeur du tout qui ne pouvait passer qu'à travers celle des pazties » (« Pazole dette ai funerali di Carmelo Samonà», Belfago , XLV (1990), p. 307-310, p. 309). C'est dans le second versant de la dichotomie que je me reconnais moi aussi.
2 «... si ce travail s'étendait à des auteurs mineurs et allait fouiller parmi des textes oubliés -c'est-à-dire si ce livre était nourri de recherche, au lieu d'être construit comme un essai» (Les Objeu désueu, cit., p. 424-425) :une déclazation qu'il ne faut pas prendre à la lettre, mais qui reste significative.
3 «Je fonde l'espoir que ma classification soit purement instrumentale, qu'elle serve pour parvenir à des résultats» («Date di nascita... », cit., p. 70).
4 F. Orlando, Z,es Objeu désueu..., cit., p. 122.
18 tesque », le «vénérable-régressif», etc.) sont, «sinon les seules per- tinentes, du moins les plus pertinentes par rapport au corpus des textes' ». Ces déclarations impliquent une prise de distance très claire par rapport à l'inspiration platonisante du structuralisme le plus radical :nous nous trouvons ici dans un cadre proche de la rhétorique d'Aristote et de ses connexions non nécessaires mais valables epi to polo, dans la plupart des case.
Nous voilà donc, en somme, dans le cadre de l'histoire. Et en effet, le chapitre rv, qui implique le lecteur dans la construction/ reconstruction des douze catégories qui constituent l'arbre séman- tique, est suivi par un chapitre qui reprend ces catégories dans une perspective non plus morphologique mais historique. La chronologie, que l'expérience morphologique avait mise entre parenthèses, émerge à nouveau, et avec elle l'acceptation de fait des hybrides, annoncée dans le titre du chapitre : «Douze caté- gories à ne pas trop distinguer». Et c'est aux «contaminations» entre des catégories différentes qu'est consacré le chapitre vr, sur le roman du xxe siècle. Il ne s'agit pas d'un désaveu, mais d'une relativisation du procédé suivi jusque-là : «une analyse ne reste possible que grâce aux mêmes catégories que les résultats altèrent et compromettent ensuite3 ». Le rythme ralentit, la lecture se fait plus rapprochée. Puis arrive la conclusion, qui renverse soudain la perspective, en prenant en examen non pas le retour du refoulé, mais l'ambivalence littéraire envers ce qui est fonctionnel.
Un livre étrange et grandiose : un parcours semé d'obstacles auto-imposés, balayés par le vent inquiet de l'intelligence.


Câr10 GINZBURG
1 Ibid., p. 350.
2 Je renvoie à mon essai intitulé Rapporti diforza. Storia, retoricq prova, Milan, Feltrinelli, 2000 [trad. fr.: Rapports deforce. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard, 2003].
3 F. Orlando, Les Objeu désueu..., cit., p. 620.