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Classiques Garnier

Prologue au lecteur

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Nouvelles exemplaires
  • Pages : 1 à 3
  • Réimpression de l’édition de : 1941
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 387
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
  • EAN : 9782812419362
  • ISBN : 978-2-8124-1936-2
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1936-2.p.0035
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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PROLOGUE AU LECTEUR
Je voudrais, si c'était possible, lecteur bien-aimé, me dispenser d'écrire ce prologue ; car celui que j'ai mis à mon Don Quichotte n'a pas si bien tourné pour moi, qu'il me reste encore l'envie de recommencer avec celui-ciLa faute en est à quelqu'un des nombreux amis que je me suis faits, dans le cours de ma vie, plutôt par mon caractère que par mon esprit. Cet ami aurait bien pu, comme c'est l'usage et la coutume, me faire graver sur la première feuille de ce livre puisque le fameux don Juan de Jauregui 2 lui aurait donné mon portrait. Avec cela, mon ambition eût été satisfaite, ainsi que le désir de quelques personnes qui vou¬ draient savoir quelle figure et quelle mine a celui qui ose paraître avec tant d'inventions au grand jour du monde et à la vue des gens. On aurait mis sous le portrait  : «  Celui que vous voyez ici avec un visage aquilin, les cheveux châtains, le front lisse et découvert, les yeux vifs, le nez courbe, quoique proportionné, la barbe d'argent (il n'y a pas vingt ans qu'elle était d'or), les moustaches grandes, la bouche petite, les dents peu nombreuses, car il n'en a que six sur le devant, encore sont-elles mal condi¬ tionnées et plus mal rangées, puisqu'elles ne correspondent pas les unes aux autres, le corps entre deux extrêmes, ni grand ni petit, le teint clair, plutôt blanc que brun, un peu chargé des épaules et non fort léger des pieds; ce visage, dis-je, est celui de l'auteur de la Galatée, du Don Quichotte de la Manche, du Voyage au Parnasse, qu'il fit à l'imitation de Cesare Caporale de Pérouse 8, et d'autres œuvres qui
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courent les rues, égarées de leur chemin, et peut-être sans le nom de leur maître. On l'appelle communément Miguel de Cervantès Saavedra. Il fut soldat bien des années, et cinq ans et demi captif, pendant lesquels il apprit à avoir patience dans les adversités. A la bataille navale de Lépante4, il perdit la main gauche d'un coup d'arquebuse ; blessure qui peut sembler laide, mais qu'il tient pour belle, parce qu'elle fut reçue dans la plus mémorable rencontre qu'aient vue les siècles passés et qu'espèrent voir les siècles à venir en combattant sous les bannières victorieuses du fils de ce foudre de guerre, Charles-Quint, d'heureuse mémoire.  » Quand même il ne viendrait pas à la pensée de cet ami dont je me plains autres choses à dire de moi que celles que j'ai dites, je me dresserais à moi-même deux douzaines de témoignages, et je lui en ferais part en secret, pour qu'il étende ma renommée et accrédite mon esprit. Penser, en effet, que ces sortes d'éloges disent ponctuellement la vérité, c'est une sottise  : car ni les louanges ni les reproches n'ont de point fixe et déterminé. Enfin, puisque cette occasion s'est perdue, et que je reste en blanc, sans figure, force me sera de me faire valoir par ma langue5, laquelle, quoique bègue, ne le sera pas pour dire des vérités qui se font bien entendre par signes. Je te dis donc une autre fois, lecteur aimable, que de ces Nouvelles que je t'offre, tu ne pourras en aucune façon faire un ragoût d'abatis e, car elles n'ont ni pieds, ni têtes, ni entrailles, ni rien qui y ressemble; je veux dire que les propos d'amour que tu trouveras dans quelques-unes sont si honnêtes, si mesurés sur la raison et le discours chrétien, qu'ils ne pourront donner de mauvaises pensées à celui qui les lira, soit-il sur ses gardes ou pris au dépourvu. Je leur ai donné le nom d'exemplaires  : car, si tu y regardes de près, il n'en est aucune de laquelle on ne puisse tirer un exemple profitable, et, n'était la crainte de trop allon¬ ger ce sujet, je te montrerais peut-être quel fruit savoureux et honnête se pourrait cueillir aussi bien de toutes ensemble que de chacune en particulier. Mon intention a été de mettre sur la place de notre république une table de billard 7, où chacun pût venir s'amuser bagues sauves, je veux dire sans préjudice de l'âme ni du corps, car les exercices hon¬ nêtes et agréables profitent plutôt qu'ils ne nuisent. En effet, on n'est pas toujours agenouillé dans les temples et
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les oratoires, on ne s'occupe pas toujours d'affaires, quelque importantes qu'elles soient ; xi y a des heures de récréation où l'esprit accablé se repose. C'est pour cela qu'on plante les promenades publiques, qu'on recherche les fontaines, qu'on aplanit les montées, que l'on cultive curieusement les jardins. J oserai te dire une chose  : c'est que si je pouvais, par un moyen quelconque, deviner que la lecture de ces Nou¬ velles pût suggérer à celui qui les lira quelque désir coupable ou quelque mauvaise pensée, je me couperais la main qui les écrivit, plutôt que de les livrer au public. Je ne suis plus en âge de jouer avec l'autre vie  : car, à me donner cinquante- cinq ans, j'en gagnerais neuf et quelque chose 8. C'est à cela que s est appliqué mon esprit, c'est là que me porte mon inclination. D'ailleurs, je m'imagine, et il en est ainsi, que je suis le premier qui ait écrit des nouvelles en espagnol  : car celles en grand nombre qui circulent imprimées dans notre langue sont toutes traduites de langues étrangères. Celles-ci, au contraire, sont les miennes propres, non imi¬ tées, ni volées à personne. Mon esprit les engendra, ma plume les mit au jour, et elles grandissent dans les bras de la presse. Après elles, si la vie ne m'abandonne point, je t'offrirai les Travaux de Persilès et de Sigismonde, livre qui ose lutter contre Héliodore, si toutefois, par trop de hardiesse, il ne revient avec les étrivières *. Mais tu verras d'abord, et sous peu de temps, la continuation des exploits de don Quichotte et des gracieusetés de Sancho Panza; puis, après, les Semaines du jardin. Je promets beaucoup, avec des forces aussi chétives que les miennes; mais qui mettra une bride aux désirs  ? Je veux seulement que tu considères que, puisque j'ai eu l'audace d'adresser ces Nouvelles au grand comte de Lémos 10, elles doivent renfermer quelque mys¬ tère caché qui les rehausse. Rien de plus, sinon que Dieu te garde et qu'il me donne assez de patience pour bien supporter le mal11 que vont dire de moi plus de quatre beaux esprits subtils et empesés. Vale.