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Classiques Garnier

Au préalable Circulations – Lumières – Antilles

  • Publication type: Article from a collective work
  • Collective work: Les Lumières dans les Caraïbes françaises et la circulation transatlantique des idées
  • Authors: Ludwig (Ralph), Ueckmann (Natascha), Febel (Gisela)
  • Abstract: Les Lumières, comprises comme vaste processus de circulation transatlantique, permettent de cerner comment les Amériques et les Antilles deviennent un moteur d’idées original et irremplaçable. Celles-ci ouvrent un champ dialectique qui élargit, transforme, concrétise et défie les conceptions universalistes de cette époque.
  • Pages: 7 to 12
  • Collection: Encounters, n° 608
  • Series: The eighteenth century, n° 44
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406158387
  • ISBN: 978-2-406-15838-7
  • ISSN: 2261-1851
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15838-7.p.0007
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-14-2024
  • Language: French
  • Keyword: Esprit, autonomie du sujet, commerce triangulaire, raison, tolérance, encyclopédisme, Europe, Amériques, Afrique
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Au préalable

Circulations – Lumières – Antilles

Les idées, qui permettent aux sociétés humaines de construire des structures et de progresser, sémancipent de ceux qui les ont formulées à un moment historique donné. Elles nappartiennent à personne, elles sont en mouvement, circulent et se transforment. Il arrive même quelles se retournent contre leurs auteurs dorigine, parfois à juste titre. Enfin, elles sadaptent continuellement à de nouvelles conditions. Cette constatation vaut pour les idées des Lumières, dans leurs circulations impliquant lEurope, la Caraïbe et lensemble des Amériques, ainsi que les autres continents.

Quoi quil en soit, les idées des Lumières sont plurielles dès le départ, leur ramification constituant un aspect fondamental de ces mouvements. Elles ne cessent de se croiser, se différencier et sopposer : du matérialisme au sensualisme, du libéralisme anglais à la pensée libertine, des différents concepts de religion naturelle ou révélée au déisme ou à lathéisme, du droit naturel au droit du plus fort, de la citoyenneté à lidée de paix éternelle, du républicanisme au cosmopolitisme, et on pourrait citer bien dautres champs de dissension.

Ce caractère ouvert est la première qualité des Lumières explicitée par Tzvetan Todorov en 2006 dans son livre intitulé Lesprit des Lumières. Elle lui paraît essentielle pour le triomphe de la pensée rationnelle sur le dogme suivant : « Les Lumières ont été une époque de débat plutôt que de consensus » (ibid., p. 10).

La seconde caractéristique des Lumières, daprès Todorov, est lautonomie du sujet, et plus précisément lautonomie de lesprit ou la liberté de la pensée ; elle savère cependant être une revendication partagée par tous les intellectuels des Lumières, indépendamment de leur orientation philosophique ou théologique. Ainsi, Jean-Jacques Rousseau exige du bon citoyen quil sache « agir selon les maximes de son propre jugement » (Rousseau, 1820, p. 133 ; Todorov, ibid., p. 37), et Denis Diderot esquisse le sujet idéal comme étant « un philosophe qui, foulant aux pieds le préjugé, la tradition, lancienneté, 8le consentement universel, lautorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même » (Diderot, 1778, p. 161 ; Todorov, ibid., p. 37). Selon la célèbre formule dEmmanuel Kant, « Les Lumières sont ce qui fait sortir lhomme de la minorité quil doit simputer à lui-même1 ».

Ces idées – ainsi que dautres énumérées par Todorov – entrent dans de vastes processus de circulation. Les Lumières ont été, depuis le début, un mouvement global, et lon a, ces derniers temps, souligné de plus en plus la dimension transatlantique de cette globalité2.

Dans les flux transatlantiques – ceux des personnes comme ceux des idées –, le bateau a joué un rôle-clé, portant à son bord femmes et hommes, lettres, livres, et marchandises dun rivage à lautre. Il en débarque celles et ceux qui senfuient, découvrent lailleurs, y cherchent fortune, allant jusquà commettre des crimes pour senrichir, sy installent, parlent et – pour autant que leur éducation le leur permette – écrivent : voyageurs, colonisateurs, scientifiques, écrivains, missionnaires, marchands ou victimes, les esclaves dégradés au rang de marchandises. Le commerce triangulaire arrachera 12,5 millions dAfricaines et dAfricains à leur terre natale3. Dans leur cas, le mouvement migratoire prend la forme dune déportation ; celle-ci constitue un défi majeur pour les Lumières et une contradiction flagrante de leurs principes.

Ceux qui croupissent dans la cale apportent des bribes de mots. Dautres racontent par fragments, certains transfèrent dune manière ou dune autre des idées, dont celles des Lumières, quelques-uns les explicitent et les propagent, dun côté et de lautre de lAtlantique. Les esclaves antillais absorbent, chuchotent ou, à certains moments, crient des mots de liberté comme ils les entendent.

Cette circulation est non seulement multiforme, mais aussi multidirectionnelle. Elle va de lEurope aux Amériques, des Amériques vers lEurope, elle transite par lAfrique, sétend à dautres continents encore, elle va dîle en île. Elle peut être directe et triangulaire, ou carrément prendre la forme dune errance, telle que celle des flibustiers. Les idées des Lumières 9circulent en sexprimant dabord dans un discours polyphonique. Il est donc essentiel, pour nos recherches, de cerner, à lintérieur de ce discours transcontinental et global, quelques voies de transmission particulièrement révélatrices : certains agents (auteurs, politiques, révoltés…), certains médias (livres, correspondances, théâtre, poésie…), et certaines manifestations (constitutions, manifestes…). Plus concrètement, les Lumières, vues au travers du prisme de la circulation coloniale et décoloniale, sont – au moins doublement – en mouvement (cf. Carey & Festa, 2009 ; Dhawan, 2014).

Considérées comme un courant du xviiie siècle (et des années charnières), elles sont – pour lessentiel de leur formulation de certains principes universels et humanitaires – inconséquentes. Ainsi, en dépit de leurs efforts, elles ne parviennent pas à appréhender, et encore moins à engendrer, la reconnaissance inconditionnelle de légalité de tous les hommes entre eux. Certains penseurs ont même du mal à admettre que lhomme noir doive être reconnu comme être humain. Kant, apôtre de lautonomie du sujet, méprise lhomme noir (cf. Calixte, dans ce volume).

Ces grands principes humanitaires – thématisés notamment par la Révolution française – sont ainsi restés inachevés. Et cest ce potentiel dinachevé – voisin du terme « fragmentaire » quon trouve chez le philosophe Ernst Bloch (1976) – qui constitue leur valeur aujourdhui.

Les Lumières doivent une partie essentielle de leur message à la circulation transatlantique, et une vision des Lumières selon laquelle elles auraient pris leur source exclusivement en Europe serait, au minimum, incomplète. Une part fondamentale de leur élan est en effet due à léchange avec les Amériques et lAfrique. La conceptualisation de « lun » européen na été possible que par léchange avec « lautre » non européen. Un exemple : la guerre dIndépendance de lAmérique du Nord, où se battirent côte à côte, au siège de Savannah en 1779, soldats français, nord-américains, gens de couleur libres de Saint-Domingue (dont Jean-Baptiste Belley) et futurs libérateurs dHaïti. Ce brassage se reproduit sur le plan des idées des Lumières, dans ses différents processus de circulation4.

Lencyclopédisme et le nouveau mouvement de classification objective des phénomènes naturels se développe à partir de celle de Linné et de son Systema naturæ de 1735, laquelle met de lordre dans lapparente confusion de la nature en divisant minéraux, végétaux et animaux en 10classes, ordres, genres, espèces et variétés. Diderot précise qu« encyclopédie » signifie « enchaînement de connaissances » ; il sagit de « rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre » et den exposer aux hommes « le système général ». Mais ces idées seraient impensables sans léchange avec les autres parties du monde, ainsi que le soulignent aujourdhui les théories postcoloniale et décoloniale, formulées par Homi K. Bhabha, Edward W. Said, Gayatri Chakravorty Spivak dune part et Enrique Dussel, Aníbal Quijano, Walter Mignolo dautre part, ainsi que bien dautres encore (cf. Lander, 2000 ; Castro-Gómez & Grosfoguel, 2007).

Il arrive que cet échange prenne la forme dune dialectique conflictuelle. Si lentendement – ou, selon Kant la raison – constitue un autre concept central des Lumières, en lien avec la dimension de la laïcité, ces idées peuvent se heurter, aux Antilles, à un grand nombre de pratiques religieuses dantan et daujourdhui. Les Caraïbes présentent un paysage dorientations religieuses très diverses dès lépoque de la traite jusquà nos jours : certains vestiges de croyances autochtones se mêlent à des rites et croyances dorigine africaine et à ceux, arrivés plus tardivement, dorigine indienne. Dans la culture populaire, ces éléments furent sauvegardés et transformés par le temps. Leur confrontation aux religions chrétiennes importées, souvent octroyées par la force, mais aussi par le biais de léducation et de « missions civilisatrices » a fait surgir toute une richesse de croyances syncrétiques et de pratiques parallèles.

Même si lidée de la tolérance au xviiie siècle a pu sembler faire parfois fonction de principe harmonisant, ce conflit avec les idées des Lumières rejaillit dans leurs circulations actuelles. Le roman Lange du patriarche de lHaïtienne Kettly Mars (2018) en est le tableau cruel, et Dautres vies sous la tienne de la Martiniquaise Mérine Céco (2019), le procès. Ces romans peuvent être lus comme une nouvelle interrogation critique des idées rationnelles et encyclopédiques des Lumières. Et cette ramification de la circulation contemporaine des idées des Lumières dépasse les Antilles5, ainsi que lexprime Salman Rushdie en 2006 :

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Jai beaucoup relu récemment les auteurs des Lumières. Le grand combat du xviiie siècle ne se livrait pas contre lÉtat mais contre lÉglise. [] Je ne suis pas croyant, et entre la raison et la foi je choisirais toujours la raison. Mais la raison pose problème, y compris à un adepte de la pensée rationnelle : que nous soyons croyants ou athées, nous ne pouvons pas nous contenter dune vision de lhomme comme créature rationnelle. Nous sommes aussi des rêveurs, ce qui ouvre sur une autre dimension. [] En ces jours sombres dobscurantisme, un peu de lumière ne ferait pas de mal ! Mais en tant quécrivain je suis forcément attiré par les ténèbres. (Rushdie, 2006, s. p.)

Sonder au présent le potentiel dinachevé des Lumières, à savoir la complexité moderne des « Lumières transhistoriques », oblige à partir des Lumières historiques, et à reconnaître non seulement leurs richesses, mais aussi les insuffisances et inconséquences de la réflexion du xviiie siècle. Ainsi souvre un champ de tensions, et cest dans ce cadre que sinscrit notre ouvrage, en se penchant sur les différents aspects de ces circulations – complexes, souvent contradictoires, transatlantiques – qui commencent à sesquisser dès la fin du xviie siècle et sétendent jusquaujourdhui. Lobjectif consiste, en focalisant les étapes historiques, à mettre au jour lincidence des Lumières transhistoriques sur la réflexion antillaise contemporaine, et vice versa. La littérature – au centre de lintérêt, mais de manière non exclusive – est un lieu privilégié de cette exploration ; plus que la réflexion théorique, elle peut non seulement penser, mais aussi imaginer, vivre, flairer, embrasser et sélectionner, accueillir ou au contraire rejeter les différents flux des divers canaux et niveaux de circulation.

Ralph Ludwig

Université-Martin-Luther

Halle-Wittenberg

Natascha Ueckmann

Université-Martin-Luther

Halle-Wittenberg

Gisela Febel

Université de Brême

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Sources

Bandau, Anja, Dorigny, Marcel et Von Mallinckrodt, Rebekka (dir.), Les mondes coloniaux à Paris au xviiie siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs, Paris, Karthala, 2010.

Bloch, Ernst, Le principe espérance, vol. i, Paris, Gallimard, 1976.

Carey, Daniel et Festa, Lynn (dir.), The Postcolonial Enlightenment : Eighteenth-Century Colonialism and Postcolonial Theory, Oxford, Oxford University Press, 2009.

Castro-Gómez, Santiago et Grosfoguel, Ramón (dir.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Bogotá, Siglo del Hombre Editores, 2007.

Ceco, Mérine, Dautres vies sous la tienne, Paris, Écriture, 2019.

Davis, David Brion, « Foreword », Atlas of the transatlantic slave trade, Eltis, David et Richardson, David (dir.), New Haven & Londres, Yale University Press, 2010, p. xvii-xxii.

Delon, Michel (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, Presses Universitaires de France, [1997] 2010.

Dhawan, Nikita (dir.), Decolonizing Enlightenment : Transnational Justice, Human Rights and Democracy in a Postcolonial World, Opladen, Budrich, 2014.

Diderot, Denis, « Opinions des anciens philosophes », t. 1, Œuvres, t. 5, publiées, sur manuscrits de lauteur, par Jacques-André Naigeon, Paris, Desray & Déterville, an vi – 1798.

Kant, Immanuel, « Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ? », Berlinische Monatsschrift, Heft 12, 1784, p. 481-494. Traduction française par Jules Barni, Kant, Emmanuel, « Réponse à cette question : Quest-ce que les Lumières ? », Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, Paris, Auguste Durand, 1853, p. 281-288.

Lander, Edgardo (dir.), La colonialidad del saber : eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas, Buenos Aires, CLASCO, 2000.

Mars, Kettly, Lange du patriarche, Paris, Mercure de France, 2018.

Pellerin, Pascale (dir.), Les Lumières, lesclavage et lidéologie coloniale. xviiie-xxe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2020.

Rousseau, Jean-Jacques, Pensées et maximes, vol. 1, Paris, Roret & Roussel, 1820.

Rushdie, Salman, « Mes Lumières », Le Nouvel Observateur, 21 décembre 2006, édition en ligne, s. p.

Todorov, Tzvetan, Lesprit des Lumières, Paris, Laffont, 2006.

1 « Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus der selbst verschuldeten Unmündigkeit », Kant, 1784, p. 481, en français : 1853, p. 281.

2 Nous renvoyons, à titre dexemple, aux travaux pionniers de Hans-Jürgen Lüsebrink (cf. la bibliographie de Lüsebrink, dans ce volume), et, dernièrement, au tour dhorizon de Pellerin (2020).

3 « The transatlantic slave trade, which persisted for 366 years and resulted in the forced deportation of 12,5 million Africans to the New World, ranks as one of historys greatest crimes against humanity» (Davis, 2010, p. xvii).

4 La multidirectionnalité ainsi que le caractère composite et transitif de ce mouvement sont soulignés relativement tôt par Bandau, Dorigny & von Mallinckrodt (2010).

5 Cest cette approche moderne des Lumières que vise Michel Delon lorsquil formule sa quatrième définition des Lumières : « Les Lumières désignent à la fois un mouvement de pensée historiquement situé, lépoque où celui-ci sest affirmé mais où il na pas toujours été majoritaire dun point de vue quantitatif ni même parfois qualitatif, la problématique que nous en avons héritée, enfin un système de valeurs qui reste ou qui redevient aujourdhui lenjeu de débats. Ces quatre définitions sont conjointes, souvent concurrentes, parfois contradictoires. » (Delon, 2010, p. vii).