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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Les Interférences des écoles de pensée antiques dans la littérature de la Renaissance
  • Auteur : Tilson (Edward)
  • Pages : 7 à 17
  • Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 100
  • Série : Perspectives humanistes, n° 6
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812410338
  • ISBN : 978-2-8124-1033-8
  • ISSN : 2114-1096
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1033-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/07/2013
  • Langue : Français
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PRÉFACE


L'époque où l'on étudiait les textes renaissants pour étançonner le récit d'une revivification de l'univers mental antique rompant brutale- ment avec l'héritage médiéval est depuis longtemps révolue. Les travaux récents illustrent à quel point la critique s'est éloignée de la simple recherche de sources comme aussi des approches qui abordent le texte comme un objet autosuffisant ou comme un artéfact mystérieux devant être décodé à l'aide de théories protocolaires. On porte une plus grande attention aux conditions qui président à la transmission des traditions philosophiques de l'Antiquité, à la chronologie de la reconstitution humaniste des corpus bien sûr, mais aussi à l'impact des sélections et des juxtapositions éditoriales comme des paratextes et des gloses qui les présentent. En parallèle, on devient plus sensible aux effets de cette première réception sur la nôtre. Tant il est vrai que nous ne connaissons un texte qu'à travers l'histoire de ses réceptions, les idées que nous nous faisons des figures emblématiques de ces écoles sont en réalité ébauchées par les lectures de nos prédécesseurs renaissants  : de même que l'image (re)transmise pax les premières éditions modernes d'un Lucrèce dangereux pour autrui comme pour lui-même plane maintenant sur nos premières rencontres avec le De rerum natures, le Socrate persifleur qui ramène toute enquête à la connaissance de soi est désormais inextricable du portrait de l'Athénien tracé par Montaigne. Aussi les études de ce volume soulignent-elles la nécessité d'être à l'affût du travail d'exhumation et d'appropriation auquel se livrent déjà les textes renaissants, travail que l'on assimile facilement à notre propre jugement.
Le volume examine aussi bien les assimilations et transformations entre les écoles majeures de l'époque hellénistique — le stoïcisme, le scepticisme et l'épicurisme —que les interférences avec des traditions plus excentriques comme le cynisme et le cyrénaïsme, et les conflits avec des courants de pensée plus établis tels l'aristotélisme, le (médio / néo)
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platonisme et le néo-académisme. S'agissant des discours institutionnels, il s'intéresse également aux interférences entre les philosophies anciennes, les formes littéraires et les savoirs renaissants. Les discours historique, médical, académique et théologique entrent en lice avec les doctrines nouvellement redécouvertes, les introduisant parfois et agissant aussi parfois comme des cribles pour déterminer leur réception. Bien que les objets et les approches en varient, les études ici réunies partagent le but de lire dans les textes ce qu'ils ont de spécifique, et de spécifique- ment renaissant. Qu'il s'agisse de textes canoniques ou moins connus, le choix d'aborder les « interférences  » des traditions antiques comme point d'entrée aux interprétations relève de cette volonté de renouveau. À l'instar de l'historicisme actuel, le volume s'écarte des appropriations fondées sur l'esthétisation du texte ou des sociologismes réducteurs. En même temps, l'attention consacrée aux fonctions dévolues à ces traditions permet de porter un regard critique sur des doxa historiographiques que l'historicisme lui-même laisse le plus souvent en retrait, ou qu'occulte un pointilleux méthodologique poussé à la superstition par crainte de l'anachronisme.

L'essentiel de la pratique qu'illustre ce volume consiste en l'effort de considérer la fonction des éléments d'une école de pensée donnée non pas séparément ou dans leur rapport intertextuel avec le restant qu'un processus de soustraction aurait isolé comme le propre du texte, mais dans leurs interactions avec des éléments venus d'autres écoles et formes de pensée. Ce sont précisément les mécanismes de ce tissage qui appa- raissent alors comme le propre des textes abordés. Plutôt que d'envisager des traditions individuelles comme clefs à interpréter les ouvrages, le volume examine les effets créés par les contaminations, pollinisations croisées, hybridations et synthèses entre écoles diverses ;plutôt que de focaliser sur l'influence du Portique sur la pensée de la Renaissance, il se penche sur les métamorphoses du stoïcisme au fil de ses interactions avec d'autres écoles et au sein d'une écriture aux horizons foncièrement différents. En examinant la transformation subie pax les doctrines philo- sophiques lorsqu'elles sont coulées dans des formes littéraires étrangères aux traditions qui les véhiculent, lorsqu'elles servent de matériaux à un discours qui n'en partage pas la finalité aléthique, ou dont l'idée de la vérité n'est plus la même, ce volume vise aussi à atteindre un équilibre entre les approches littéraires et philosophiques ; en se penchant d'un
9 côté sur le rôle du syncrétisme philosophique dans l'invention et la réception des personae littéraires humanistes, et en s'inclinant de l'autre sur l'effet en retour qu'exerce l'optique « littéraire  »sur notre appréhen- sion des discours philosophiques dans les textes renaissants, il voudrait cerner au plus près la spécificité de ces pratiques textuelles qui battent de nouvelles routes en chevauchant des discours multiples.
Tout en maintenant le point de mire sur les textes individuels, les études du volume évitent de reléguer au statut ancillaire toute réflexion sur le sens de leur participation à l'humanisme et à la Renaissance, à ces concepts qui médiatisent leur rapport avec nous. L'étude des interférences à l'oeuvre entre des pensées diverses montre en effet que bien des idées reçues au sujet de l'humanisme Renaissant seraient à revoir  :les découpes réductrices qui cantonnent le Moyen Âge d'un côté et la Renaissance de l'autre, comme celles qui consignent la Renaissance à un époché, un vague entre-deux ressemblant fort à la fameuse nuit hégélienne dans laquelle toutes les vaches sont brunes, sont liées à des historiographies qui répondent à des critères polémiques bien plus qu'elles ne découlent d'une lecture attentive des textes de cette période. Pax ailleurs, la clarté de la modernité qu'on lui oppose serait sans doute à questionner comme aussi cette tendance qui, par une distorsion de la loi de perspective, ramène le point le plus distant de ces fresques —l'avènement putatif de la modernité —toujours plus proche du spectateur.
Les récits traditionnels assimilaient la modernité à la lente cristal- lisation d'une forme de pensée portée à sa perfection dans le regard du critique et présentaient la Renaissance sous forme d'une galerie d'ancêtres où se distinguaient des traits annonçant et confirmant l'appartenance à une même famille d'esprits —positivistes ou libéraux, aux sensibilités portées au formalisme, à la déconstruction ou aux pluralismes divers. Déjà, ces histoires avaient largement quitté la place devant des récits qui refusaient à l'humanisme toute radicalité génétique, qui insistaient qu'il n'y allait que d'une nostalgie de romanitas ou bien qui cantonnaient l'humanisme à la philologie et exhibaient les intertextes patristiques ou médiévaux comme autant de démonstrations de l'erreur qu'il y aurait à y discerner les prémices d'une pensée moderne. Plus récemment, la critique a ajourné la question en affirmant que la perception d'une modernité relève plus de notre propre mythomanie que des textes dont les véritables préoccupations nous seraient devenues étrangères au point
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de rendre téméraire tout jugement sur leur sens. Or, s'il faut se garder de la tentation de faire de l'histoire rétrospective, il ne faut pas pour autant habiller ces textes de nos propres conceptions ou manquer à les interpréter «  à bien  » sous prétexte qu'ils doivent de nécessité nous rester obscurs. Une telle idée aurait étonné les écrivains ici étudiés ;elle provient peut-être d'une réaction contre des révisions aussi peu nuancées que les appropriations dont elles inversaient les valeurs. Pour autant que la défiance des nouveaux historiens s'impose à cet égard, on peut se demander si leur circonspection ne cautionne pas par contumace un récit tout aussi tranché que ceux qu'ils récusent. À cesser d'attribuer à la modernité une existence indépendante et monologique, et à dégrever la Renaissance de la nostalgie des origines, que celle-ci prenne la forme d'illusions téléologiques ou de la hantise d'une source à jamais insai- sissable, l'étude des interférences permet de tailler sur l'aune des textes une reconnaissance mesurée des innovations humanistes.

Les lectures du volume délaissent les ornières creusées par les polé- miques autour des grands récits tout en évitant autant que possible («  selon qû on peut  »dirait Montaigne) les réductions qui accompagnent inévitablement une lecture qui s'essaie à interpréter son texte. Ainsi, au sujet des seuils de la modernité, Bénédicte Boudou souligne que si Henri Estienne n'a pas conscience de contribuer à un changement d'époque historique (s'il n'a pas conscience de figurer dans nos récits), il est par contre évident qu'il travaille à instaurer ce que l'on pourrait appeler une rupture épistémique dans le domaine qui l'intéresse, celui même de l'historiographie. Àévoquer le récit de la Renaissance comme sécularisation, les nouvelles finalités qui caractérisent l'humanisme se voient clairement dans les textes ici commentés. Comme le distinguo qu'opère Montaigne entre Platon et de Socrate ou son refus des vertus stoïcienne ou chrétienne, le virage cynique, sceptique, voire cyrénaïque qu'illustrent ces études est souvent motivé en partie par des réserves à l'endroit du discours traditionnel sur l'immortalité. Ce recentrement de la finalité philosophique se sert d'aspects prélevés dans les écoles anciennes sans pour autant que les auteurs s'y enrôlent. De même, les critiques de la religion n'impliquent pas que les auteurs se retranchent du christianisme mais signalent plutôt une modulation du lien religieux. Les travaux d'Alain Legros et d'Edward Tilson démontrent dans ce sens la continuité et la transformation de l'héritage religieux dans des essais
11 qui s'en nourrissent mais qui le font entrer en même temps dans une réflexion englobante sur le discours. À rappeler en parallèle le mythe de la Renaissance comme rupture avec la scolastique, Violaine Giacomotto- Charrasouligne que cette nouvelle finalité ne se fonde évidemment pas sur l'évacuation d'un aristotélisme perçu comme barbare. Au contraire, l'aristotélisme continue d'être un fil directeur, qui transforme à travers la grille de lecture qu'il impose encore, et qui est lui-même transformé au contact avec ces autres écoles et par le fait qu'il se coule dans de nou- velles formes d'écriture. Déjà post séculière dans ce sens, la perspective des humanistes reste étrangère aux ruptures abruptes comme aux récits totalisants, s'écartant des grandioses réformes platoniciennes pour se centrer, suivant le conseil du Stagirite, sur les coutumes et la culture (Politiques II, 5, 1263b). D'où l'importance dans les textes abordés de tout ce qui relève de l'éducation, de la formation de l'homme.
Entrepris dans le même esprit, l'examen des textes sous le double éclairage de leur singularité et de l'identité des contenus et même des fonctions qu'ils partagent avec l'Antiquité —comme, le cas échéant, avec le Moyen Âge ou avec nous —permet d'être sensible aux continuités, aux aspects vivants de l'héritage renaissant, sans faire entrer les textes dans un cadre préconçu de « phénomènes de transition  ». Aussi, par rapport à la doxa critique qui associait l'humanisme aux seuls soucis philologiques, l'étude de la pensée à l'oeuvre dans ces textes devra permettre de jeter une nouvelle lumière sur ce que l'historiographie a accoutumé de présenter comme la « crise de l'humanisme  ». À tenir compte de l'effet paradoxal des textes de la Renaissance sur la réception ultérieure de la Renaissance elle-même, l'on se souviendra que l'emploi du mot « humaniste  »pour caractériser un discours dont les buts et les moyens seraient à comprendre à travers une distinction d'avec ceux de la théologie apparaît précisément dans un ouvrage qui condamne la stérilité d'une recherche philologique menée comme un but en soi. La distinction entre un humanisme «  enquêteux  », qui se ressource dans le passé pour mieux s'élancer vers l'avenir, et un humanisme antiquisant désormais identifié au pédantisme s'effectue à la Renaissance, dans les écrits de l'humanisme vulgaire. Convient-il dès lors de parler de la crise de l'humanisme ou bien plutôt de sa maturation, de la réalisation du projet de translation et d'appropriation inscrit dans les prémisses du retour aux lettres antiques  ?Nonobstant les antihumanismes de l'âge
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classique à nos jours, les discours qui brassent les idiomes et les idées reçues pour mieux se jouer des certitudes spécieuses ne sont pas encore à l'agonie. S'il est vrai que l'humanisme renaissant finit par engendrer des courants de pensée dont les ambitions totalisantes se retournèrent contre lui, ne serait-ce pas donner dans une telle ambition que de n'y voir qu'un épisode ponctuel plutôt que d'envisager l'humanisme comme un fil qui interfère en permanence dans une modernité multiple et mutable, elle-même en évolution constante  ?

Le volume s'ouvre avec l'exploration par Violaine Giacomotto-Charra de l'expansion du monde du savoir au-delà des universités. En prenant exemple du domaine de la philosophie naturelle, son étude illustre les effets de miroir entre philosophie professionnelle, philosophie huma- niste et philosophie littéraire. Elle étudie l'éclectisme des aristotéliciens professionnels dont les formes d'écriture se départent du commentaire scolastique standard pour prendre en considération des courants de la pensée physique qui s'écartent eux aussi du canon académique. Si le poème didactique lucrétien, le dialogue philosophique stoïcien, ou la compilation doxographique sont autant de formes que cette littérature savante emprunte aux philosophes antiques, cette étude souligne que la littérature sert aussi à importer jusque dans le corpus de l'aristotélisme officiel des considérations venues des écoles et des formes de pensée véhiculées par l'humanisme. La modernisation de l'aristotélisme passe pax la confrontation autour d'un même objet d'autant d'essais d'écriture différents, confrontation qui suscite à son tour une réflexion sur les modalités propres au discours et une interrogation sur les transformations occasionnées par le passage entre des formes senties comme différentes mais profondément liées.

La réflexion sur les rapports entre les formes de l'écriture et l'appréhension du monde se poursuit dans l'étude de Bénédicte Boudou sur l'historiographie d'Henri Estienne. I :analyse de l'emploi chez Estienne des écoles de pensée redécouvertes, du pyrrhonisme en particulier, ainsi que des textes patristiques nouvellement réactualisés, dont au premier chef la Civitas dei, montre comment l'historien met à mal les critères hérités de la vérité historique. Que la défense des Histoires en soit l'objet ou le prétexte, l'Apologies pro Herodoto convoque et conjugue ces autorités pour étançonner une écriture de la vérité qui ne s'appuie plus sur le
13 crédible, le vraisemblable ou l'opinion, mais sur le recoupement des différents témoignages, tant ceux des poètes que ceux des historiens, et qui décante la vérité à partir des différents discours qui cherchent à la cerner.
L'interprétation des signes et la question des techniques discursives dessinent également le point d'intersection des discours sceptique et médical. En examinant la continuité du renouveau apporté pax le fer- ment humaniste dans le champ de la médecine, Dominique Brancher souligne que le scepticisme a toujours été étroitement lié avec la méde- cine, la démarche des pyrrhoniens comme des médecins méthodiques auxquels Sextus les compare étant d'interroger les signes (ou symp- tômes) sans décider de l'existence de leur référent. La possibilité de cette démarche reposant sur une stratégie énonciative purgée de toute assertivité, D. Brancher étudie dans le Discours sceptique sur le passage du chyle et sur le mouvement du coeur du médecin et traducteur de Sextus, Samuel Sorbière, la manière dont la « mise en rolle  » de rêveries à la fidélité référentielle indécidable traduit l'incertitude de la médecine et produit une forme de «  science-fiction  » qui ne se laisse réduire à aucun de ces deux discours.
S'agissant des rapports entre discours et vérité, les Chronicques pan- tagruélines et les Essais illustrent au mieux le ferment et les croisements de traditions caractéristiques de l'humanisme vulgaire, comme aussi la conférence de cet humanisme et de l'héritage chrétien. Parmi les traditions philosophiques dont se nourrissent ces oeuvres, Sébastien Prat souligne la centralité de la pensée stoïcienne en analysant le rôle structu- rant qu'elle joue dans l'essai « Du repentir  ». Si la critique a certes noté les emprunts de Montaigne aux écoles hellénistiques, et au scepticisme en particulier, les études de cette dernière école se cantonnent souvent à son traitement thématique dans « Apologie pour Raimond Sebond  ». S. Prat constate que le discours pyrrhonien organise également de nom- breux essais aux thématiques en apparence éloignées, que les stratégies sceptiques président à la construction de ces essais lors même que leurs problématiques et leurs objectifs lui sont étrangers. Il remarque dans ce sens qu'une appréciation préalable de la structure antilogique régissant la discussion de prime abord décousue de l'essai «  Du repentir  » est nécessaire pour comprendre le rôle qu'y jouent les références aux autres traditions, et notamment celles au stoïcisme. L'étude dégage ainsi les
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différences qui opposent à l'article de la conscience de nos écarts de conduite la réformation chrétienne et la transformation stoïcienne, et démontre que Montaigne renvoie ces deux doctrines dos à dos, illustrant ainsi toute l'audace d'une réflexion dans laquelle l'interférence des écoles anciennes fournit à une indépendance radicale.
Le problème des rapports dans les Essais entre l'héritage chrétien et le legs philosophique de l'antiquité est abordé de front dans deux études sur le tissage (ou métissage) de ces traditions. Alain Legros explore la question en interrogeant les points d'intersection entre trois traditions — et trois supports —distincts  : au plafond de la librairie, les sentences tirées de la Bible (de saint Paul et de l'Ecclésiaste en particulier), de Lucrèce, et de la tradition sceptique véhiculée pax Sextus Empiricus et Diogène Laërce se croisent comme les poutres et solives où Montaigne les a fait peindre. Dans les marges du Lucrèce annoté, quelques années auparavant, il avait remarqué que le poète épicurien empruntait parfois la manière de penser probabiliste de la Nouvelle Académie, tout en relevant avec soin au moins dix passages où « la religion » est malmenée. Dans les Essais, il arrive plus d'une fois que les trois textes, biblique, lucrétien, épicurien voisinent. I :insistance avec laquelle Montaigne convoque et croise ces trois traditions suggère que l'intégration de ce patrimoine mixte est un des problèmes fondamentaux que Montaigne se donne à penser.

Edward Tilson examine les interférences de ces mêmes traditions telles qu'elles se donnent à lire dans l'apologie montaignienne du théo- logien dont il avait naguères traduit la somme, Raimond Sebond. L'intertextualité accentuée des passages examinés permet de suivre les fils dont se compose l'« Apologie » ainsi que le principe de leur tissage. ) :étude démontre que si les citations des vers lucrétiens sur les rêves animaux minent l'établissement théologique de l'immortalité de l'âme sur l'immatérialité de l'intellection, les péritropes de l'essai les retournent aussi bien contre le matérialisme qu'ils étayaient dans le poème de Lucrèce. L'enracinement des images de la conclusion sur l'universalité de la transformation dans le triple solage de la Théologie naturelle, du De rerum natures et des Hypotyposes pyrrhoniennes illustre son propre propos. Saisies comme termes comparants et comparés et employées comme trame et chaîne de l'essai, les représentations philosophiques et les analogies théologiques se métamorphosent alors pour étoffer une appréhension désormais métaphorique des rapports entre le discours et le monde.
15 Les interférences entre les écoles de pensée antiques et l'écriture moderne sont aussi particulièrement chargées dans le domaine de la poésie, qu'il s'agisse du renouveau du privilège philosophique du langage poétique (revendication qui ne revient pas aux seuls poètes, témoin le Poesis philosophica d'Estienne) ou des nouvelles fonctions dévolues à des formes héritées. Anne-Pascale Pouey-Mounou examine les rapports entre la poésie et la philosophie au sein du monde littéraire en interrogeant les écarts entre la poésie de Ronsard et sa réception dans les commentaires de Muret. À partir d'une distinction entre les interférences où les écoles de pensée sont explicitement convoquées et comparées, et celles qui se tissent avec le cadre de référence implicite que constitue l'univers aris- totélicien contemporain, son étude suit au plus près les interrogations du poète et de son commentateur sur la capacité de la poésie à « phi- losopher » en langue française. Elle examine les effets qui dépendent de l'intégration d'un aristotélisme vulgarisé pour montrer comment l'intervalle entre ce cadre et les références plus hétérodoxes maintient entre eux un jeu et décrit ainsi un espace de liberté. Les commentaires recoupent parfois les conclusions des vulgarisateurs scientifiques, mais l'art de faire converger les systèmes concurrents implique chez le poète un enchaînement dynamique et global. Sans passer par une refonte des philosophies, les saillies de l'éclectisme s'intègrent à un discours poé- tique qui s'arroge le privilège et la puissance de révéler directement les virtualités latentes de la langue française et du monde.
Abordant les engagements idéologiques de la poésie, l'étude de Bernd Renner revient sur l'importance du contexte des guerres de reli- gion comme sur l'inflexion plus sombre impartie au diogénisme pax la Renaissance pour étudier le rapport entre la satire cynique antique, chez Juvénal et Martial en particulier, et les manifestations de cette variante satirique dans les poésies de Marot, Viau et Bèze. Tant le paradoxe cynique, cette coincidentia entre humanité et sagesse, que son registre d'activités et de paroles basses se prêtent à merveille à l'orientation satirique, surtout dans le cadre des Troubles, qui assombrissent la plu- part des textes étudiés. L'analyse fait ressortir la mise à contribution du cynisme pour renforcer une satire désormais destructrice, fort éloignée des objectifs curatifs traditionnels de cette école et proche des connotations modernes du cynisme, et permet de saisir ainsi la contribution décisive de la satire renaissante à cette évolution.
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L'effondrement de l'espoir d'une république bâtie sur la communauté des valeurs humanistes et chrétiennes se répercute de manière différente chez les auteurs des Chronicques et des Essais, occasionnant des réflexions peu riantes chez l'un et des analyses peu sceptiques chez l'autre. Au coeur de ces réflexions est la question de la compatibilité entre l'amour chrétienne et le plaisir humain. Autant la méfiance à l'égard du plai- sir grave profondément la pensée officielle du Moyen Âge, autant le problème de la réintégration à l'humanité des facultés par elle aliénées marque les écrits humanistes. Cette interrogation semble même aller en se creusant, se ressourçant dans les recoins de l'antiquité hellénique et hellénistique avec une insistance qui croît en réponse à la montée des fanatismes et au renforcement d'un pouvoir étatique aux préoccupations bien différentes. Pour des écrits qui oeuvrent à la translation du savoir et de la culture anciens, et à fortiori chez un auteur qui «  crochette  » et «  furette  » tout le magasin antique pour fournir à une conception faisant de la liberté le centre omniprésent de son livre, la problématique du plaisir est primordiale. Derrière la question du Tiers livre, à savoir si Panurge doit se marier ou non, se profile celle de l'intégration des libidos amandi, sciendi et dominandi. Là où Panurge peine à sortir de la dislocation du « phallogocentrisme » hérité, Rabelais ne semble pas «  prognostiquer  » pour sa part une solution à l'amiable au divorce de l'éros humain d'avec la caritas chrétienne. Envisageant la question depuis l'autre côté des Troubles, Montaigne la retourne pour mettre au pied des aspirations « supracelestes » la responsabilité d'un héritage intellectuel qui a défiguré l'humanité en engendrant le mépris de son être animal, social et politique. Le fanatisme apparaît alors comme la fille, non certes de la caritas, mais d'une pulsion quasi thanatique d'abstraction.

L'étude de Bruce Hayes sur le Tiers livre montre le renfrognement du diogénisme rieur de l'humanisme classique dans les écrits d'un humanisme vernaculaire aux prises avec le conflit religieux. Prenant les contradictions relatives à l'identité masculine de Panurge comme un prisme pour examiner la rencontre des paradoxes diogéniques et évangéliques avec l'épéchisme pyrrhonien, l'étude montre que la sus- pension sceptique du jugement n'incite pas plus à suivre les « indications de la vie » que les perplexités du jugement n'acheminent Panurge à l'ataraxie (ou au mariage)  ; au contraire, l'opposition entre Éros et caritas coupe Panurge à la fois de la Nature et de la grâce pour l'enfermer dans
17 une aporie distopique. Si le lecteur « agile » peut encore entrevoir un accommodement entre les philosophies antiques et le christianisme par le biais d'une compréhension de la caritas comme appel à une éthique critique plutôt que comme don de la Rédemption, la perplexité obstinée de Panurge laisse planer un cynisme moderne sur la possibilité d'une telle réception.
Le volume se clôt sur une étude qui fait ressortir les enjeux des interférences tant antiques que modernes dans un discours qui vise bien au-delà de la reconstitution des savoirs dont il s'assemble. Dans sa relec- ture de l'essai « Que philosopher c'est apprendre àmourir » —morceau choisi de l'humanisme renaissant s'il en fût —, Nicola Panichi décortique le jeu des échos et des renvois qui y marquent autant d'étapes dans la réhabilitation montaignienne du plaisir. Elle indique que l'observation qui ouvre l'essai, « que le plaisir est nostre but  », est une référence précise au De voluptate de Lorenzo Valla, mais que là où Valla se moque de la vanité des philosophes qui assourdissent les oreilles avec leurs appels à la vertu, Montaigne essaie à rebours de rompre les tympans des philo- sophes avec le mot de « volupté  », tant est grande son aversion à la vertu stoïcienne et la vigueur avec laquelle il s'engage dans la mêlée autour du sumum bonum. L'essayiste revient sur la volupté, après y avoir ajouté des connotations épicuriennes, pour préciser qu'en tant que «  supreme plaisir et excessif contentement  »elle convient particulièrement à lavertu, une « vertu voluptueuse » aux antipodes de la stoïcienne mais proche de la « virtus rotunda » et liée donc à l'idée du « sensus communis  », d'un sens universellement communicable.


Edward TYLSOIv