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Classiques Garnier

Conclusion

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Conclusion

Le Languedoc, province la plus étendue du royaume, pays détats, fort de sa capacité à lever limpôt, se dote au xviiie siècle de sa propre administration des travaux publics. Lors dune phase préliminaire, les États provinciaux ont recours aux ingénieurs du roi. Subséquemment, soucieux de se démarquer du pouvoir royal, ils recrutent leur propre personnel technique.

Pour délimiter et discerner les contours du groupe étudié, en labsence de listes de personnel, la recherche sest fondée sur le principe posé par Carlo Ginzburg et Carlo Poni pour la micro-histoire : « Le fil dAriane qui guide le chercheur dans le labyrinthe des archives est celui qui distingue un individu dun autre dans toutes les sociétés connues : cest le nom1. »

Cela a conduit à la découverte dun ensemble bien plus nombreux que nous ne le pensions au départ, et permis en outre de faire sortir de lanonymat tous ceux qui ont contribué à la politique daménagement, en particulier routier, des États, dont plusieurs témoins ont loué les résultats2. Au-delà des quelques rares figures qui étaient passées à la postérité, cest tout un réseau dinspecteurs qui a œuvré à ces multiples chantiers dans tout le territoire de la province. Leur recrutement est une première spécificité, puisquà la différence des autres pays détats, le choix se porte sur des personnalités locales, sans lien avec le corps des Ponts et Chaussées. À lorigine, les États de Languedoc recourent aux sociétés savantes, notamment à la Société royale des sciences de Montpellier, sœur de lAcadémie royale des sciences de Paris. Des mathématiciens et astronomes se changent alors en ingénieurs. Les effectifs nécessaires augmentant, le vivier doit sélargir, mais les réseaux de sociabilité 184académique conservent un rôle dans la transmission des connaissances, moins toutefois que les relations familiales, qui conduisent à lémergence de dynasties ou de familles dingénieurs.

La recherche orientée par les noms a rendu possible la mise au jour des « trajets qui convergent vers le nom ou qui partent du nom [qui] composent une toile daraignée aux mailles étroites proposant à lobservateur la représentation graphique du réseau des rapports sociaux dans lequel lindividu est pris3. » Ainsi sont découvertes les « structures invisibles 4 » des réseaux qui jouent un rôle clé, même sil est implicite, dans lorganisation de ce corps, dont la deuxième spécificité tient à limportance des liens familiaux ou au sein des sociétés savantes, les deux pouvant coïncider.

Le mode dexercice de leur activité les distingue des corps du Génie et des Ponts et Chaussées. Moins fonctionnaires que « professionnels libéraux », les directeurs doivent disposer de leurs propres locaux, pour y héberger leurs bureaux et ceux du personnel auxiliaire quils emploient. Les jeunes inspecteurs viennent sy former. Si les rémunérations octroyées par les différentes instances provinciales semblent confortables comparées à celles de leurs confrères des Ponts et Chaussées, les revenus des directeurs se trouvent de fait amputés de tous ces frais. En outre, se consacrant exclusivement à la province, ils nont aucune activité annexe qui leur assurerait un gain supplémentaire. Hommes aux multiples facettes, lart occupe une place significative dans la vie de beaucoup dentre eux. Dune intégrité scrupuleuse, si leur travail ne leur permet pas de senrichir, ils bénéficient néanmoins de la gratitude de la province lorsquà la fin de leur carrière, elle leur accorde une pension.

Labsence jusquaux années 1780 dune institution denseignement spécifique aux travaux publics fait reposer la formation des nouveaux ingénieurs sur les relations interpersonnelles, familiales ou non.

Enfin, un autre résultat, inattendu, a surgi de lanalyse suivant les termes de Carlo Ginzburg qui soulignait que l« une des premières expériences de celui qui se risque à lapproche micro-historique est précisément de découvrir la pertinence faible, et parfois nulle, des scansions construites à léchelle macro-historique (et dabord des découpages 185chronologiques)5 ». Dans le cas présent, nous avons pu montrer que les ruptures organisationnelles provoquées au niveau national par la Révolution française ne se retrouvent pas au plan individuel, la plupart des ingénieurs en poste poursuivant leur activité au sein de la nouvelle administration. En outre, un plus grand nombre dingénieurs ont pu accéder à des postes à responsabilité, grâce à des possibilités dévolution favorable, qui ne se seraient jamais présentées dans lorganisation antérieure. Ainsi plusieurs ont été nommés à des postes dingénieurs en chef départementaux (Laupiès, Mercadier, les frères OFarrell, entre autres) voire dinspecteur divisionnaire (Ducros, Saussine).

La deuxième partie permet détudier comment ces ingénieurs ont pu constituer un corpus de connaissances dans le domaine de la construction, tant par les échanges et les réseaux de sociabilité académiques, quau cours des voyages quils ont entrepris, missionnés par la province, et comment les États, soucieux de pérenniser la transmission de ces connaissances pour disposer dun personnel formé et compétent, créent des écoles des ponts et chaussées.

1 Carlo Ginzburg, Carlo Poni, « La micro-histoire », Le Débat 1981/10 (no 17), p. 133-136.
DOI 10.3917/deba.017.0133, https://www.cairn.info/revue-le-debat-1981-10-page-133.htm.

2 Voir entre autres Arthur Young, Voyages en France, Paris, Tallandier, collection Texto, 2009, p. 125.

3 Carlo Ginzburg, Carlo Poni, op. cit., p3.

4 Ibid.,p. 4.

5 Ibid.