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Classiques Garnier

Conclusion

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Conclusion

Létude des activités intellectuelles des ingénieurs languedociens et de leur contribution à la constitution, à la consolidation et à la transmission dun corpus de savoirs, tant théoriques que pratiques dans lensemble des disciplines qui relèvent de la construction, montre quils ont été plutôt des passeurs que des novateurs.

Lanalyse des sources, notamment celles des académies des sciences auxquelles appartiennent plusieurs directeurs, révèle des travaux partagés entre captation de savoirs vernaculaires et diffusion dun savoir mathématique hors de portée des praticiens, fussent-ils ingénieurs. Si les directeurs semblent instruits des développements de la science moderne, spécialement du newtonisme, démontrant une bonne maîtrise des mathématiques et de la physique théorique, ces connaissances restent peu opérantes sur le plan pratique. Leurs communications nont pas fait progresser de manière significative le niveau technique des ingénieurs languedociens, les traités de Bélidor demeurent la référence commune.

Les États, manifestant une volonté douverture, envoient à plusieurs reprises des ingénieurs en mission détude dans dautres régions de France et à létranger. Reflet de la prégnance dans la province des questions darchitecture hydraulique (ports, canaux, marais), les destinations privilégiées sont les côtes de France et la Hollande. La réputation de ce pays est établie en Europe en général et en France en particulier depuis le xvie siècle. Les Languedociens sont donc à la recherche de solutions éprouvées plutôt que dinnovations. Les résultats se révèlent contrastés, seul aurait pu être profitable le dernier voyage, conduit par un ingénieur expérimenté ayant déjà été confronté à la résolution de divers problèmes. Ceci apparaît comme une condition nécessaire, car comme la souligné Gaston Bachelard « toute connaissance est 308réponse à une question. Sil ny a pas de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique1. »

Hormis les tentatives de Jean Baptiste Mercadier pour se faire apprécier des sociétés savantes, il est en outre remarquable que les ingénieurs languedociens naient apparemment pas cherché à publier ni leurs travaux académiques ou personnels ni leurs comptes-rendus de voyages. À la différence de leur devancier Henri Gautier, ils nont jamais pensé à faire reconnaître leurs compétences ou leurs connaissances par lécriture2. Au demeurant, alors que leur continuateur Delaistre déclare en introduction de son Encyclopédie de lingénieur nattendre « ni gloire ni fortune : je me croirai trop récompensé si je me suis rendu utile 3 », ils nont pas, par excès de modestie ou volonté de se protéger, ressenti lintérêt ou le besoin de compiler leurs savoirs dans des publications.

Le partage et la transmission de ces savoirs sont devenus toutefois une nécessité. Au cours de la décennie 1780, les États ont pris ainsi des dispositions fructueuses. Semparant de linitiative toulousaine de création dune école du génie, ils létendent à lautre grande capitale provinciale, dès lors ils rationalisent et modernisent la formation de leur personnel des travaux publics. Ces établissements prometteurs voient leur élan interrompu par la Révolution française, et la fusion avec le corps des Ponts et Chaussées. Avant de sy résigner, la direction des travaux publics du Languedoc sest opposée à cette disparition, recourant à un argumentaire qui illustre le dilemme des relations entre la province et la capitale : aspiration à la reconnaissance de ses talents, mais aussi ambition de leur offrir la possibilité de sépanouir sans sexiler.

Ces actions volontaristes des États pour encourager lacquisition et le maintien de savoirs et de compétences dans la province sont néanmoins trop tardives pour produire des effets concrets. De fait, les grands chantiers ayant été lancés au milieu du siècle, ces initiatives nont pas trouvé doccasion de se déployer dans la conception de nouveaux ouvrages.

1 Gaston Bachelard, La Formation de lesprit scientifique, Paris, Vrin, 1938, édition de poche, Paris, Vrin, 1993, p. 14.

2 Michèle Virol, « La Gloire dun ingénieur… » , op. cit., p. 253-282.

3 Jean Henry Delaistre, op. cit., p. vij.