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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Illustres Françaises
  • Pages : 83 à 90
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 643
  • Série : Littératures francophones
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812446627
  • ISBN : 978-2-8124-4662-7
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4662-7.p.0083
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/12/2015
  • Langue : Français
83 PRÉFACE
J'avertis les curieux qui voudront déterrer4 les noms de mes héros, et de mes héroïnes, qu'ils prendront une peine fort inutile, et que je ne sais pas moi-même quels ils étaient, ou quels ils sont ; ceci n'étant que des histoires différentes que j'ai entendu raconter en différents temps, et que j'ai mis[es] par écrit à mes heures perdues. À l'égard des noms que je leur ai donné [s], j'ai cru les leur devoir donner français, parce qu'en effet ce sont des Français que je produisb, et non pas des étrangers. Quoique je pose la scène de toutes les histoires à Paris, elles ne s'y sont pas toutes passées, les provinces m'en ont fourni la plupart. Presque tous les romans ne tendent qu'à faire voir par des fictions, que la vertu est toujours persécutée, mais qu'enfin elle triomphe de ses ennemis'  ; en supposant*1 néanmoins, comme eux, que la résis¬ tance que leurs héros ou leurs héroïnes apportent à la volonté de leurs parents, en faveur de leurs maîtresses ou de leurs amants", soit en effetf une action de vertu. Mon roman et mes histoires1, comme on voudra les appeler, tendent à une morale plus naturelle, et plus chrétienne8, puisque par des faits certains, on y voit établi une partie du commerce11 de la vie. L'histoire de Des Ronais fait voir, que si tous les pères et mères en agissaient à l'égard de leurs enfants, comme Du Puis en agit à l'égard de
a Déterrer  : «  découvrir une chose cachée  » {Fur). b Produire  : «  faire connaître quelqu'un dans le monde  » (Fur), ici «  mettre en scène ses personnages  ». c Voir p. 21 b et c ; voir aussi Jean Goldzink, art. cité, p. 89-96. d Supposer  : «  admettre  » (Rich). e Amant  : «  celui qui aime une dame et qui en est aimé  » (Rich). f En effet  : «  en réalité, effectivement  » (Fur). g Voir p. 22 a. h Commerce de la vie  : «  commerce du monde, en parlant des manières d'agir qui s'observent dans le monde  » (Fur).
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sa fille, ils en seraient toujours honorés et respectés, et qu'on ne verrait point dans la misère des vieillards, qui s'y sont mis en faveur d'enfants assez dénaturés pour se moquer d'eux, dans la jouissance des biens dont ils se sont dépouillés en leur faveur. Celle de Contamine fait voir qu'une fille sage et vertueuse peut pré¬ tendre à toutes sortes d'établissements®, malgré la bassesse de sa fortune. Celle de Terny fait connaître le tort qu'ont les pères et mères en vio¬ lentant leurs enfants ; et leur fait voir, qu'ils peuvent bien les empêcher de se choisir un parti à leur fantaisie, mais qu'ils ne doivent point les contraindre à en embrasser un malgré eux15, surtout lorsqu'ils connaissent leurs enfants d'un génie hardi et entreprenant. Celle de Jussy fait voir, qu'une fille qui a eu de la faiblesse pour un amant, doit pour son honneur soutenir son engagement toute sa vie ; n'y ayant que sa constance qui puisse faire oublier sa fragilité. Celle de Des Prez fait voir à quels malheurs une passion trop écoutée aboutit. Elle fait voir aussi, qu'une femme ne doit compter que sur son époux ; et que lorsqu'il n'est plus en état de la soutenir, elle est aban¬ donnée de tout le monde  : elle fait voir en même temps, qu'une femme intéressée sacrifie tout à ses intérêts. Celle de Des Frans fait connaître, que quelque fond qu'une femme puisse faite sur sa propre vertu, elle doit être toujours en garde, et cela avec d'autant plus de soin, qu'elle a de beauté et de mérite  ; parce que c'est ce qui est cause qu'on l'attaque plus opiniâtrement  ; et que tôt ou tard elle peut être la dupe de sa propre confiance  : elle fait voir aussi à quelle extrémité2 un amour outragé peut se porter. Et enfin l'histoire3 de Du Puis fait voir qu'un libertin se retire de son libertinage, lorsqu'il s'attache à une femme de vertu  : on y voit tout l'excès d'un amour au désespoir, tant par ce qu'il dit de lui-même, que par4 ce qu'il dit de Gallouin en justifiant Silvie  ; et ce qu'il dit de Gallouin montre, que si un homme est capable de tout pour ses plaisirs, lorsqu'il se livre à des réflexions chrétiennes, il n'en fait que de bonnes et de profitables5.
a Établissement  : «  fortune  » (F« r.), ici «  réussite sociale  ». b Dans la Continuation de Don Quichotte (p. 377, n. 2), la marquise conclut déjà son récit du «  Mari prudent  » par ces mots  : «  les pères et mères devraient consulter l'inclination de leurs enfants avant que de les engager pour toute leur vie dans un état tel que celui du mariage  ».
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Voilà, je crois, une bonne partie des rencontres® qui se trouvent ordi¬ nairement dans le monde, et la morale qu'on peut en tirer est d'autant plus sensible, qu'elle est fondée sur des faits certains. J'ai fait exprès des fautes d'anachronisme  : je n'en citerai qu'une. Je fais chanter à Silvie sur le boulevard de la Porte Saint-Antoine un air de l'opéra de Proserpineb, et je pose la scène à Paris plus de dix ans après  : cependant je dis que le quai Pelletier' n'était point encore bâti. Je l'ai fait afin de détourner d'autant plus les curieux des idées que la lecture de ces histoires pourrait leur donner. Les vers de Du Puis mourant, les lettres de sa fille, celles de Madame de Terny et celles de Silvie, ces deux dernières dans un couvent, ne sont point de ma façon, et sont en effet des gens dont je veux parler. Il y aura peut-être quelque curieux qui les aura déjà vusd. On ne verra point ici de brave à toute épreuve, ni d'incidents surprenants ; et cela parce que tout, en étant vrai, ne peut être que naturel. J'ai affecté" la simple vérité  ; si j'avais voulu, j'aurais embelli le tout par des aventures de commande ; mais je n'ai rien voulu dire qui ne fût vrai ; et s'il y a quelque chose qui puisse paraître fabuleux, ce sera l'action de Du Puis qui se perce le corps dans la chambre de Madame de Londé ; cependant je n'ai pas dû la taire puisqu'elle est vraief.
a Rencontre  : «  cas  ». b Proserpine, opéra de Quinault et Lully (1680), voir p. 354 b. c Germain Brice observe  : «  Pour rendre l'entrée de la Grève plus commode et plus aisée qu'elle n'était autrefois, on a percé une route du pont Notre-Dame à cette place le long de la rivière, qui a été revêtue d'un très beau quai de pierres de taille, où l'on a fait une banquette de six pieds de large, presque toute portée sur une voussure d'une hardiesse tout à fait surprenante [...]. C'est sous la prévôté de Claude Le Pelletier [...] que ce grand ouvrage a été entrepris. [...] aussi le peuple pour lui marquer sa reconnaissance l'a nommé le Quai Pelletier, quoique par modération il hait jamais voulu que son nom parût sur les ouvrages construits par ses ordres  » (Description de la ville de Paris, Amsterdam, Michel Charles Le Cène, 1718, septième édition, t. Π, p. 13). d En 1713, on lit «  vues  » ; Challe fait l'accord avec «  les lettres  », dernier complément. - Après avoir revendiqué la liberté de l'imaginaire, Challe joue avec la réalité qu'il introduit dans sa fiction. Plusieurs éléments qu'il exploite dans son roman ont pu être retrouvés, par exemple les vers de Du Puis avant sa mort, voir ci-dessous p. 138-139· e Affecter  : «  tâcher avec un soin particulier d'avoir  » (.Rich.), ici, «  rechercher, chercher avec soin  ». f Dans sa Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais, de l'origine des romans (1670), Pierre- Daniel Huet parle des «  romans [qui] sont des fictions de choses qui ont pu être, & qui n'ont point été  » pour les distinguer «  des Histoires véritables  ».
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On ne trouvera rien non plus d'emprunté d'ailleurs. Tous les incidents en sont nouveaux, et de source  : du moins il ne m'a point paru qu'ils aient été touchés® par personne. Quelques lecteurs, de ceux qui ne lisent que pour chicaner un auteur sur un mot mal à propos mis, ou qui ne sera pas de leur goût, en trouveront sans doute ici qui leur feront condamner tout l'ouvrage  ; mais la naïveté de l'histoire a voulu cela pour la plus grande partie, aussi bien que quelques phrases qui paraîtront embarrasséesb. Si j'avais écrit des fables, j'aurais été maître des incidents que j'aurais tournéjs] comme j'aurais voulu  ; mais ce sont des vérités qui ont leurs règles toutes contraires à celles des romans. J'ai écrit comme j'aurais parlé à mes amis dans un style purement naturel et familier ; néanmoins j'espère qu'il n'écorchera pas les oreilles délicates, et qu'il n'ennuiera pas le lecteur. J'ai vu quelques femmes qui se sont déchaînées contre ce que la veuve dit à sa soeur1, dont Du Puis rapporte la conversation dans son histoire. J'en ai vu d'autres qui ont trouvé que cet endroit était le plus sensible et le mieux touché de tout l'ouvrage, et qui m'ont avoué même, qu'il rapportait les vrais sentiments de la plus grande partie de leur sexe. Les unes et les autres sont ce qu'on appelle des femmes de vertu  ; d'où vient donc leur contrariété11  ? C'est que chacune a son goût, et plus ou moins de sincérité, suivant son humeur et son tempérament. Si ce premier effort de ma plume" est bien reçu du public, j'en pourrai donner un autre, où on verra quelque chose qui ne déplaira peut-être pas. L'histoire de Rouvière, celle de Querville, et celles qui soutiendront a Toucher  : «  aborder, traiter une matière  » (Fur.). b Challe revendique un style naturel, proche de la langue parlée et aux antipodes de la langue que les doctes de son temps veulent imposer, c Challe attire l'attention de ses lectrices dès la préface sur un des éléments provocants de son roman. Il les invite même à rechercher ce passage «  le plus sensible et le mieux touché  », voir ci-dessous p. 515-521. d Contrariété  : «  opposition, contradiction  » (Fur). e Challe avait déjà composé avant septembre 1702 la Continuation de Don Quichotte qui ne devait paraître qu'au début de 1713, sans que l'auteur en fut averti. Il avait en outre essayé de faire éditer, le 26 février 1705, L'Heureuse Rencontre, nouvelle galante, ouvrage refusé le 19 mars. Le 23 avril 1705, il avait soumis aux services de Pontchartrain une demande de publication pour l'Histoire secrète d'Henry second dit Plantagenét, Roy d'Angleterre, et le 7 mai suivant, il avait déposé le manuscrit de La Constance ou les Amours de Pétrarque et de Laure, tous récits qui n'ont pu obtenir la «  permission simple  » demandée et qui n'ont pas été retrouvés.
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le paradoxe que je fais avancer à Des Ronais, qu'il est plus avantageux à un honnête homme d'épouser une femme vertueuse, dont il est aimé et qu'il n'aime pas, que d'en épouser une qu'il aime et dont il n'est point aimé, offrent quelque chose digne de curiosité®. Quoi qu'il en soit, le destin de celui-ci réglera le destin de l'autre  ; je le donne au public de bonne volonté sans y être forcé par personne. Je le déclare, afin qu'on m'en ait l'obligation si le présent le mérite, ou que je ne songe plus à la suite, si le public n'est pas satisfait6. Il ne me teste qu'un mot à dire, qui est que le commencement ou l'entrée de mon histoire est un peu embrouilléb pendant quatre ou cinq feuillets  : c'est que j'ai suivi, pour la liaison de mes histoires, la première idée qui m'est venue dans l'esprit, sans m'appliquer à inventer une économie' de roman  ; mais l'obscurité qui peut en provenir n'est pas essentielle, et ne se répand point sur les histoires qui n'ont rien d'obscur, ni d'embrouillé, parce que tout s'y suit. Comme je n'ai interrompu le récit d'aucune, n'ayant voulu laisser au lecteur aucune impatience de trouver la fin d'un récit, après en avoir vu le commencement, il y a eu des gens qui ont trouvé mauvais que j'aie reculé la justification de Silvie, jusques à ce que Du Puis racontât ses aventures. Il faut remarquer là-dessus, que Des Frans raconte son histoire en présence de Madame de Londé, et que Du Puis aurait eu mauvaise grâce de dite en sa présence7, que le frère de cette dame8 se serait servi des secrets de la magie la plus noire pour triompher de Silvie. Il fallait, dit-on, que cette veuve n'eût pas été présente au récit de Des Frans ; et Du Puis, qui n'aurait pas eu lieu de ménager9 la vérité, aurait rendu justice à son frère. J'en tombe d'accord  ; mais pourquoi bannir cette dame de la société puisqu'elle y était en effet  ? Et qu'outre cela le récit qu'elle entend faire à Des Frans lui donne sujet d'en faire un autre, qui sera compris dans la suite de cet ouvrage, si je le continue  ?
a Les suites qui ont paru après la mort de Challe ne sont pas de lui et ne correspondent pas à ce qu'il annonçait ici  : voir Jacques Cormier, Les Illustres Françaises apocryphes, op. cit. b En effet, les premières pages, faisant allusion à des épisodes qui ne seront révélés que progressivement dans la suite du roman, peuvent donner une impression de confusion. Mais tout s'éclaire lorsqu'on se plonge dans les différentes histoires, c Économie  : «  bel ordre de disposition des choses ; c'est ainsi qu'on parle de l'économie d'un bâtiment  » (Fur.).
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Car quoique dans les deux premiers tomes", je donne à cette dame toute l'austérité et tout le sérieux qu'une femme puisse avoir, il faut observer que ce n'est qu'un caractère contraint, que son second mariage avec Du Puis remit dans son naturel, qui n'était point ennemi de la joie. Il ne me teste qu'un mot à dire, au sujet des noms dérivés de ceux de baptême que j'ai donnés à mes héroïnes, tels que Manon, Babet, et d'autres. J'ai suivi en cela l'usage qu'on suivait lorsque les choses que je raconte se sont passées, où l'on voyait des filles de distinction et de qualité nommées comme je les nomme. La corruption du siècle n'avait point été portée jusques à défigurer tellement les noms, qu'on ne sait à présent quel est le père10 d'une fille, lorsqu'on parle d'elleb. Ce mauvais usage est venu des provinces, où un simple bourgeois qui n'aura qu'une chaumière, en fera, à l'exemple de la pauvre noblesse, autant de noms différents qu'il aura d'enfants  ; et ces noms, qui dans leur enfance ne sont que des sobriquets, par la suite des temps deviennent des noms usités, qui font oublier celui du pète. Cet abus a infecté Paris, où nous voyons, à la honte de notre siècle, autant de différents noms qu'il y a d'enfants dans une famille, tant garçons que filles. Cela est commode pour les mères qui s'aiment, et qui voudraient que leurs enfants restassent toujours au berceau ; parce qu'elles voudraient bien se cacher à elles-mêmes leur âge, comme elles tâchent de le cacher au public. Ce qui est une juste matière de risée pour les gens qui connaissent le domestique'. En effet, y a-t-il rien de plus plaisant, que de voir une marchande prête à se mettre à table, dire d'un ton plaignant à une servante  : Eh mon Dieu, où est donc Mademoiselle une telle  ? Allez lui dire, Toinette, que nous l'attendons pour dîner. Cette marchande ne veut-elle pas cacher que Mademoiselle telle est sa fille  ? Les gens dont je parle vivaient dans un temps, où on observait un niveau plus juste. On n'y voyait point de femmes de secrétaires, de procureurs, de notaires, ou de marchands un peu aisés, se faire nommer Madamed. Les gens de bon sens voudraient bien savoir, si ces femmes a L'édition de 1713 comporte effectivement deux tomes. b Molière dénonçait déjà la même attitude  : «  Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères / Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères  ! / De la plupart des gens c'est la démangeaison  », LÉcole des femmes (vers 175). c Le domestique  : «  ce qui est dans une maison, sous le même chef de famille  » (Fur.). d On les nommait «  Mademoiselle  » et non «  Madame  », appellation réservée aux femmes d'un rang social supérieur.
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prétendent être Madame à carreau®, ou Madame à chaperonb  ? Ce n'est pourtant pas là ce qui surprend, parce que la vanité et l'ambition ridi¬ cule ont toujours été propres aux femmes ; mais ce qui étonne, c'est la sotte complaisance de leurs maris de le souffrir, et de payer souvent cet excès bien cher.
a Carreau  : «  coussin  ». Dame à carreau désignait les dames de qualité qui faisaient usage de ces coussins à l'église  : «  les femmes des gens d'épée ont des carreaux avec des galons d'argent. Celles des gens de robe en ont seulement avec des broderies de soie  » {Fur). b Bien que l'usage du chaperon eût disparu à l'époque de Challe, l'expression Femme à chaperon subsistait pour qualifier «  une femme du peuple, une simple bourgeoise  » (Fur).
90 III. 3 - Robert Challe, Les Illustres Françaises, illustration du prologue, Utrecht, Etienne Neaulme, 1737.