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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Les Héritages littéraires dans la littérature française (xvie-xxe siècle)
  • Auteur : Meier (Franziska)
  • Pages : 7 à 16
  • Collection : Rencontres, n° 83
  • Série : Civilisation médiévale, n° 10
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812429262
  • ISBN : 978-2-8124-2926-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2926-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/11/2014
  • Langue : Français
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Avant-propos

« Un métier bien appris vaut mieux quun gros héritage. » – ceci nest quun des nombreux proverbes de la langue française qui mettent en garde contre les risques courus par les jeunes qui ont grandi dans lattente dun héritage. Celle-ci pourrait les pousser à la passivité, ce qui mène souvent au vice et au gaspillage, à la perte de soi. Il est vrai que le proverbe sentend dans une perspective plutôt bourgeoise vu quil se concentre sur le bien matériel et le rôle dévolu au propriétaire. Mais, pour autant, il nest pas si différent de lapproche aristocratique telle quelle se reflète par exemple dans les débats médiévaux où lon se demandait ce qui dans la définition de la noblesse était déterminant, de lappartenance à un lignage ou du mérite personnel, en dautres termes si lindividu se définit par ce qui lui vient du passé ou par ce quil est, ce quil a fait par lui-même. Quelque marquées que soient les différences entre le proverbe cité et les débats sur la noblesse, une tension similaire sy manifeste. Selon les cas cest tantôt le point de vue de lindividu vivant, tantôt celui des pères ou des ancêtres, qui lui dictent leur volonté, qui est privilégié.

De cette tension, quoique avec des nuances diverses, témoignent aussi dautres adages qui mettent laccent sur la discorde que lattente dun héritage sème au cœur des familles. Dans ce sens le moraliste Jean de la Bruyère retient que « Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs parents, et réciproquement les pères à leurs enfants, sans le titre dhéritiers1 ». De fait, lidée de lhéritage rappelle les uns et les autres à la loi du temps : les enfants simpatientent de recevoir ce qui leur semble dû, le patriarche doit se résigner à lidée de sa propre finitude, de linévitabilité de transmettre ses biens. Si nous ajoutons foi aux proverbes et aux observations moralistes, il en découle quune civilisation

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fortement basée sur le respect inconditionnel envers les traditions et les biens matériels ou spirituels accumulés par les ancêtres peut avoir aussi un impact fâcheux sur la formation des jeunes ou même sur le présent en général : que lhéritage, qui commande le passage dune génération à lautre, et à ce titre le fonctionnement de la société, est toujours perçu avec ses obligations et ses risques.

Si notre volume « Les héritages littéraires » entend contribuer à lexploration du phénomène dhéritage qui na pas cessé de caractériser fortement notre civilisation jusquà nos jours, il le fait en déplaçant laccent. Celui-ci ne sera plus mis sur les pratiques de transmission respectivement en vigueur mais sur lhéritier et le rôle quil peut jouer dans la succession des biens matériels et spirituels établie davance. Bref, nous abordons la culture de lhéritage par le côté de celui qui reçoit. Nous voulons porter lintérêt sur la gamme de réactions possibles qui varient selon les époques et se placent entre les deux extrêmes : accepter lhéritage sans condition ou le refuser catégoriquement. Nous entendons réfléchir sur les différents procédés et degrés dadoption de lhéritage ou même de son appropriation par le sujet. Le phénomène dhéritage étant considéré sous cet angle, les articles réunis visent à apporter du nouveau aux recherches anthropologiques et historiques à propos des façons de penser et de pratiquer lhéritage.

Contrairement aux historiens et anthropologues qui se consacrent aux pratiques juridiques et sociales, ce volume prend comme point de départ la littérature française en tant que miroir réfléchissant avec une remarquable acuité les façons de penser et de traiter lhéritage. À travers une sélection de textes qui vont du xvie au xxe siècle nous poserons quelques jalons concernant lévolution des attitudes assumées par lhéritier tout au long des siècles, tout en mettant en relief le changement profond qui se prépare au cours du xviiie siècle et la coupure majeure que représente la Révolution française. Cela dit, les articles entendent contribuer indirectement au débat en cours sur lhéritage et le patrimoine. Et ceci nous paraît dautant plus urgent que de nos jours le concept dhéritage, sous leffet des progrès accomplis par la médecine génétique, semble de nouveau être sur le point de basculer et de se transformer2.

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Le regard vers le passé pourrait apporter des connaissances utiles pour nous réorienter au milieu de la crise dans laquelle notre rapport avec le passé aussi bien que notre vision de nous-mêmes en tant quindividus – libres ou prédéterminés – nous ont précipités.

De prime abord, et surtout dun point de vue anthropologique et psychologique, lintérêt que nous portons au « comment recevoir » ou plus précisément : « comment penser la réception de lhéritage au fil des siècles » pourrait sembler peu prometteur. Ne sagit-il pas dun phénomène quasi intemporel dont lissue est prévisible ? De fait, dès le début de la civilisation, cest-à-dire dès le moment où les hommes ont commencé à produire plus quil ne leur fallait pour satisfaire leurs besoins et à léguer ce surplus à leurs enfants, il y eut des héritiers et parmi eux, bien sûr, il y en eut quelques-uns qui refusèrent le don de leurs pères. Toutefois, en regardant les modalités de réception de plus près, on se rend bientôt compte quil y a des nuances et des différences qui méritent dêtre approfondies. En fait, il nous semble que grâce à elles on peut retracer un développement complémentaire à lévolution du concept dhéritage. Si on prend lexemple du refus dhéritage, la qualité de ce geste radical varie selon quil se produit avant ou après le xviiie siècle. Le refus dun héritage au Moyen Âge était le plus souvent leffet dune conversion. Il sagissait dun passage des richesses du monde à la pauvreté évangélique, tel que lillustre lanecdote de François dAssise ôtant tous les somptueux vêtements donnés par son père pour se réfugier nu auprès de lévêque qui le couvre de sa cape. À la Réforme, les cas de refus de lhéritage sont encore plus nombreux. En faisant abstraction des particularités et détails, le refus dun héritage sappuie alors sur le recours à un autre héritage : par exemple, lhéritage religieux plutôt que lhéritage séculier ou bien lhéritage des Écritures (sola scriptura) plutôt que celui de la tradition. Malgré son intérêt nous avons renoncé à faire place à laspect religieux de lhéritage qui fait déjà lobjet de très nombreuses études spécifiques dans le cadre des disciplines concernées.

Dans une telle vision du monde le rôle dhéritier est inextricablement ancré dans le respect du passé et dans la succession des biens matériels ou spirituels. En effet, on a du mal à distinguer la notion dhéritage de celle de tradition. Certes, dès la Renaissance il se dessine aussi, et de façon de plus en plus marquée, une reprise critique des traditions, toutefois il faut attendre le xviiie siècle pour que la signification dhéritage

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commence à sen écarter et à se modifier dune façon plus évidente. Tout en craignant les simplifications terribles pour employer le terme de Jacob Burckhardt, nous aimerions suivre la piste de recherche ouverte par lAllemand Günter Oesterle. Daprès lui les modifications sémantiques du terme « héritage » ne pouvaient surgir tant que la société considérait ses traditions comme allant de soi3. Au moment où celles-ci devenaient fragiles et incertaines, le phénomène dhéritage se compliquait. Dès lors le terme ne désignait plus une pratique juridique ou spirituelle quelconque qui sanctionnait la volonté des pères, mais se convertissait en notion problématique signalant une crise concernant la façon de penser le rapport aux traditions4. Désormais ce nest plus celui qui lègue qui se trouve au centre de lattention, mais celui qui hérite et qui remet en question ce qui lui est transmis, ou bien : celui qui attire bruyamment notre attention sur son geste. Cest maintenant à lhéritier de décider de quelle manière il entend pratiquer la transmission des biens matériels, spirituels ainsi que celle des traditions. Au cours du xviiie siècle il est pour ainsi dire élevé du statut dobjet à celui de sujet dont, comme cela arrive souvent, larbitraire se trouve bientôt limité. Par conséquent, ce qui dans une culture dhéritage auto-évidente a lair dune thématique gratuite simpose en problématique manifeste à la fin du xviiie siècle lorsque lOccident, en particulier la France révolutionnaire, commence à se glorifier davoir rompu avec le passé5. Par ailleurs, en 1790 déjà

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Edmund Burke, dans sa critique de la Révolution française, sen est aperçu. Pour autant il exhorte les Français à ne pas séloigner de la transmission naturelle de lhéritage parce que tout ce que nous possédons nous vient des ancêtres. Sa formulation, toutefois, laisse transparaître quil ne sagit plus que dun souhait6. Les révolutionnaires français, dans lespoir de pouvoir créer de nouvelles formes politiques et sociales plus justes, avaient délibérément refusé le monde reçu en héritage et par là déclenché un processus incontrôlable.

Si nous appliquons la problématique dhéritage à des textes littéraires davant le xviiie siècle, cest pour préciser la différence quelque nuancée quelle soit qui sépare la façon de penser lhéritage dans les temps prérévolutionnaires de celle spécifique à la modernité. Avant le xviiie siècle lindividu-héritier navait pas de grandes marges daction, dautant plus quil se gardait bien de les afficher. Dans le champ de la littérature dailleurs, des limites assez étroites restreignaient les ambitions des auteurs dadapter ou même de repousser les traditions selon leurs besoins. Toutefois dès la Renaissance cette ambition se fait voir. Les articles dédiés à la littérature prérévolutionnaire entendent nous faire prendre conscience des marges dans lesquelles un héritier pouvait agir. Enrica Zanin élabore quelques procédés subtils dadaptation et dappropriation de la poétique aristotélicienne par les théoriciens et dramaturges français au xvie siècle. Francine Wild analyse quelques ouvrages dramatiques écrits dans la première moitié du xviie siècle qui, en calquant des modèles espagnols, mettent en scène des conflits entre un père roi et son ou ses fils et, par-là, les facettes multiples quun refus de lhéritage peut revêtir. Le refus émerge ici comme condition préliminaire pour trouver sa place dans une succession dynastique perçue comme corrompue et, pour cela, requiert un renouvellement moral. De plus, au niveau des drames eux-mêmes se manifeste un procédé raffiné dadaptation des pièces espagnoles de la part des dramaturges français. Marie-Gabrielle Lallemand, enfin, choisit les histoires insérées comme

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fil rouge dans les longs romans pour retracer la transformation que ces histoires conçues comme « héritage » subissent au cours du xviie siècle, jusquà leur fonctionnalisation tout à fait différente dans La Princesse de Clèves.

Sans aucun doute le siècle des Lumières aurait mérité beaucoup plus dattention dans un volume qui sattache au processus de changement concernant les options de comportement de la part des héritiers. Si le nombre darticles sur cette époque est limité, cest quil en aurait fallu beaucoup plus et, de surcroît, dans le cadre dun travail résolument interdisciplinaire et centré sur le xviiie siècle pour être à la hauteur de la tâche. Dans le contexte dhéritage la signification des Lumières na pas encore été envisagée à fond. Il faudrait relire les écrits des philosophes en ce sens quils incitent à reconsidérer dune manière critique et à revaloriser des traditions, des façons de penser reçues. Par là on pourrait saisir dans quelle mesure tout ce qui vient du passé commence à être considéré comme un héritage que lhomme est appelé à évaluer, trier et rejeter. Une autre piste de recherche devrait explorer la part dévolue dans ce changement à la nouvelle manière de penser la mort. Au cours du xviiie siècle le statut du mort ainsi que celui de sa dernière volonté commencent à évoluer. Ce nest plus le mort qui sempare du vivant, mais le vivant qui sarroge le droit de réduire larbitraire dun testament en légiférant sur la part obligatoire à laquelle les enfants légitimes ont droit. Tocqueville, plus tard, percevra quasi comme un scandale le fait que la France prérévolutionnaire avait déjà cessé de respecter le testament du défunt. Finalement on pourrait même se demander si lévolution du concept dhéritage naccompagne pas un autre processus, intérieur celui-là, à savoir lémergence dune conscience de lindividualité qui amène le sujet autonome à se détacher des traditions et à vouloir vivre pleinement sa singularité et, ne loublions pas, à lexhiber.

Nous avons préféré naccueillir que deux articles qui traitent la problématique de lhéritage au xviiie siècle. Fanny Maillet sen approche par le biais en analysant la relation épineuse aux fabliaux, cest-à-dire à un aspect très particulier du Moyen Âge dont la Bibliothèque Universelle des Romans sétait faite lhéritière par un acte de reconstruction. La contribution de Claire Gaspard pénètre immédiatement dans le tourbillon des transformations qui seffectuent à la Révolution en donnant une vue panoramique des débats sur lhéritage et des mesures législatives prises à

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son égard. Elle sonde la cassure, lexpérience de la destruction sans frein des monuments du passé qui pousse les révolutionnaires à reconsidérer le passé en tant quhéritage esthétique, voire patrimoine culturel, et à déployer des stratégies pour le conserver – expérience qui a été vécue dune manière traumatisante au cours de la Révolution française et plus tard, de nouveau, pendant la seconde guerre mondiale. Pour autant il nest pas surprenant que lUnesco sinspire des travaux conceptuels et juridiques de la commission présidée par lAbbé Grégoire en 1793. La volonté de conserver le patrimoine part du vécu de ce quon appelle vandalisme et entend remettre la civilisation sur des bases solides. Lélargissement du sens de patrimoine va de pair avec une nouvelle conscience de la mort et avec le désir de retenir du passé ce quon considère comme valable et quon aimerait placer dune certaine manière en dehors du temps et du contexte originel politique ou social. Larticle de Claire Gaspard pose les bases sur lesquelles une grande partie des articles suivants développeront les options dont le nouvel homo hereditans jouit dès lors et met en évidence le degré de liberté dont dispose un auteur dans le domaine de la littérature des xixe et xxe siècles. Cest dans ces deux siècles que le volume retrouve pleinement toute la gamme des réactions possibles par rapport à lhéritage.

Il ny a pas de doute quà la suite de la rupture majeure que la Révolution représente, les contemporains – bon gré mal gré – se sentaient coupés des traditions et de leur propre passé. Ils se voyaient appelés à reprendre des facettes du passé et à en justifier la reprise jusquau point de devoir les rassembler dans un cadre tout nouveau propre à leur présent et à la société postrévolutionnaire. Parmi les facettes du passé que la Révolution avait délibérément abolies figurent les titres nobiliaires, considérés à lépoque comme résidus fâcheux des abus de lAncien Régime. En conséquence le fait dêtre issu dune famille noble et dancienne date sétait transformé en héritage problématique qui nécessitait une réflexion et une prise de position de la part des héritiers. Franziska Meier choisit les cas des aristocrates libéraux, François-René de Chateaubriand et son neveu par alliance Alexis de Tocqueville, pour retracer la gamme dattitudes assumées par eux envers leur naissance certes noble, mais dont la noblesse avait été abolie par décret. Les deux autres articles qui suivent mettent en perspective lémergence de ce quon pourrait appeler lhéritage contre-révolutionnaire, cest-à-dire les

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aspects dune vision du monde qui rêvait le rétablissement dun monde disparu sous les coups de la Révolution. Gérard Gengembre part dune analyse du roman Le médecin de campagne, paru en 1833, pour y retracer les positions contre-révolutionnaires auxquelles Balzac sétait converti en 1831 et montrer à travers le personnage du docteur Benassis le travail de lauteur afin dadapter cet héritage contesté aux circonstances actuelles des années trente. Julie Anselmini se penche sur Jules Barbey dAurevilly et sa conversion radicale au monarchisme et au catholicisme. Des romans de ce dernier elle fait surgir une réflexion sur les manières de gérer lhéritage contre-révolutionnaire dans la seconde moitié du xixe siècle. Face à une société et un présent qui le dégoûtent, Barbey se décide à reprendre un monde jugé et condamné à la disparition depuis longtemps et à lériger en patrimoine. Cependant il était convaincu du fait quil était impossible de transmettre un héritage quelconque à des successeurs, en dautres termes : quil ne lui était plus possible de diriger et dassurer la succession. Lhéritage contre-révolutionnaire ne pouvait survivre et garder sa présence fascinante dans le monde moderne dominé par lhomo hereditans quà travers le pouvoir de limagination et de lécriture littéraire.

Au xixe siècle la rupture que les Révolutionnaires avaient proclamée incite les héritiers déshérités de leur plein gré à simaginer en « pères » de nouvelles traditions ou à sinventer de nouvelles filiations. À partir de la lettre adressée au grand écrivain – forme très répandue à lépoque du Romantisme – Brigitte Diaz se demande comment les écrivains du siècle ont répondu à cette injonction quHugo adressait à ses contemporains et qui se résume en cette antithèse : ne rien continuer et tout refaire ? Son analyse de lettres écrites de la main de jeunes poètes à un maître quils se sont choisi comme tel met en lumière lambiguïté des auteurs romantiques qui refusent tout héritage. Virginie Leclerc prend lexemple du grotesque qui avait surgi dans lart de la Renaissance à la fin du xve siècle et qui prend son essor dans la révolution romantique de 1830. Sur le fond des controverses entre les humanistes à propos de la peinture murale découverte dans la domus aurea elle met en relief lambition de Victor Hugo de forger un programme esthétique et y fait voir quelques spécificités de lhéritier postrévolutionnaire qui entend expérimenter, trier, choisir les traditions pour en construire un héritage à lui et, par surcroît, propre au monde moderne. Dans le géant du romantisme, toutefois, se dessinent

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les contours de lindividu postrévolutionnaire modèle qui, après avoir rompu avec la transmission des biens culturels et revendiqué son autonomie, se jette dans lélaboration dun héritage à lui. En contre-point, larticle de Richard Trachsler qui suit nous plonge dans les méandres des interprétations et reconstructions spéculatives du Moyen Âge issues de la plume des médiévistes à partir de la fin du xixe siècle. À travers lexemple de la naissance du genre romanesque les mécanismes, sinon les raisonnements circulaires qui régissent lapproche des médiévistes dalors, sont mis à nu. Les chercheurs, du fait de leurs conceptions de la littérature, avaient tendance à concevoir Chrétien de Troyes comme un auteur au sens moderne, cest-à-dire comme le créateur ex nihilo dun genre, sans pour autant soupçonner dautres fils de transmission. De plus ils se plaisaient à établir Chrétien comme le père dun genre fortuné transmis au fil des époques comme un héritage toujours vivant.

Cest en particulier au cours du xxe siècle que les auteurs tout en demandant une indépendance absolue par rapport aux traditions et en proclamant leur volonté de faire tabula rasa se rendent compte que leur arbitraire est limité, que le refus de lhéritage risque de nêtre quun geste futile. Il nest pas surprenant quune partie des articles réunis dans notre volume soient proches de la thématique des auteurs davant-garde dont la rupture radicale avec le passé a déjà été mise en question. Le décalage entre proclamation et réalité senrichit dautres aspects si on sen approche du point de vue de notre problématique. J. P. Rogues suit les tentatives sinueuses et vaines dAlain-Fournier pour sémanciper des traditions quil ressent comme pesantes ; de plus il met en relief lenjeu de lhéritage sur le plan de la réception qui pendant et après la première guerre mondiale sacharne à encadrer lhomme et lœuvre, à linsérer dans une transmission dhéritage souvent de couleur nationaliste. Marie-Paule Berranger analyse lœuvre de lauteur suisse, naturalisé français, Blaise Cendrars dont les maintes relations avec le milieu davant-garde – dada et surréalisme – sont connues. Le choix du pseudonyme qui fait allusion aux braises et aux cendres et par là à la renaissance cyclique du phénix, contient déjà un programme de détachement par rapport au passé et de renouvellement. Contrairement aux surréalistes, Cendrars est bien conscient de la nécessité de se choisir une lignée. Larticle de Gérard Poulouin est dédié à Charles-Ferdinand Ramuz dont il situe lœuvre entre deux traditions, celle de ses origines dans la Suisse romande

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et celle de la culture française acquise par léducation et nourrie par lamour de lAntiquité. Bien que lui aussi essaye de se constituer en héritier de lui-même, lanalyse fait apparaître clairement la manière dont lœuvre prend racine dans une recherche continue et difficile du moyen de conjuguer les deux héritages.

Les deux derniers articles sondent comment au xxe siècle lhistoire vécue est considérée comme un héritage quil faut assumer et gérer et dont le présent ne cesse de ressentir limpact traumatisant. Chez Claude Simon dont Marie Hartmann étudie Le jardin des plantes, la seconde guerre mondiale est au premier plan. À travers un travail linguistique et sémantique Simon vise à garder, à faire revivre lauthenticité du vécu et, de plus, à en assurer la mémoire. Ici la thématique de lhéritage se joue à la fois sur lidée dune écriture littéraire destinée à gérer et à conserver un héritage douloureux qui concerne tout un chacun et sur le refus des genres traditionnels, des mémoires ou de lhistoriographie dans lesquels lindividu transmet normalement son vécu personnel ou bien lHistoire. À la fin du volume le lecteur se déplace vers loutre-mer. Larticle de Dominique Diard nous fait comprendre le dilemme des écrivains caraïbes devant une tradition héritée qui, à leurs yeux, nen est pas une. Dune tout autre manière ils souffrent des limites posées à larbitraire du sujet qui entend se définir et déterminer son rapport au passé. Non seulement la possibilité de choisir leur héritage leur est refusée ; mais ils sont en outre victimes dune histoire traumatisante qui leur est transmise comme un héritage non-voulu et, cependant, incontournable. Paradoxalement un siècle et demi après que lindividu sest libéré à la Révolution, il se trouve désemparé par son arbitraire. Il subit de plus en plus les traditions multiples et lhistoire de son pays comme un héritage qui pèse sur le présent. Il nest pas surprenant quaujourdhui les difficultés dans lesquelles lhomo hereditans sest enlisé au cours des xixe et xxe siècles ouvrent la voie au concept dun patrimoine génétique qui, bien quil ne cesse dêtre contesté, prédétermine en fin de compte chacun de nous.

Franziska Meier

Université de Göttingen

1 Dans Les Caractères, « Des biens de fortune », 67 (1688), éd. Louis Van Delft, Imprimerie nationale, 1998, p. 242.

2 Cf. lintroduction des éditeurs Stefan Willer, Sigrid Weigel et Bernhard Jussen à Erbe. Übertragungskonzepte zwischen Natur und Kultur. Frankfurt : Suhrkamp Verlag 2013, p. 30-36.

3 Cf. « Zur Historisierung des Erbebegriffs », in Bernd Thum (éd.) : Gegenwart als kulturelles Erbe. Ein Beitrag der Germanistik zur Kulturwissenschaft deutschsprachiger Länder. Indicium Verlag München 1985, p. 411-439, en particulier p. 411.

4 Selon Willer, Weigel et Jussen lannée 1800 est un tournant dans lévolution de la notion « Erbe » qui, en allemand signifie héritage et patrimoine en même temps, op. cit. p. 14-17.

5 Cest Marc Fumaroli qui, en 1997, a proposé des jalons pour une histoire littéraire du patrimoine. Les jalons quil pose font entrevoir un processus délargissement sémantique continu qui commence au Moyen Âge, lorsque le mot latin a été repris pour désigner les biens du Prince, dune famille de premier plan ou les propriétés de lÉglise, et passe par le xvie siècle, lorsque le concept établi commence à englober dautres strates sociales, surtout la bourgeoisie émergente. En témoigne la définition de « patrimoine » que Furetière donne : « Bien ancien dans la famille, ou du moins quon a hérité du père ». Le processus culmine au xviiie siècle au cours duquel le patrimoine commence à être conçu comme bien national et à être réclamé par le peuple comme propriété et responsabilité qui lui sont dues. Pendant la Révolution cette réorientation du terme se reflète entre autres dans létablissement de plusieurs musées nationaux qui seront le lieu de préférence pour colloquer le patrimoine. Au xixe siècle, toujours daprès Fumaroli, une politique du patrimoine en découle qui finira par apprécier toutes les phases du passé pour elles-mêmes et aboutira au programme de lUnesco en charge de préserver le patrimoine mondial. Il ny a rien à dire contre les jalons posés par Fumaroli, sauf quils supposent un processus continu délargissement sémantique et, par là, ne prennent pas en compte lavènement dune césure. Voir « Jalons pour une histoire littéraire du patrimoine », in Pierre Nora (éd.) : Science et conscience du patrimoine, Fayard, Paris 1997, p. 101-116.

6 Edmund Burke : Reflections on the Revolution in France. London, Everymans Library 1967, p. 29.