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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Frères Karamazov
  • Pages : 1 à 2
  • Réimpression de l’édition de : 1969
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 523
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 3444 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Romans -- Romans étrangers
  • EAN : 9782812418747
  • ISBN : 978-2-8124-1874-7
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1874-7.p.0065
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Au moment de commencer la biographie de mon héros, Alexéi Fiodorovitch Karamazov, j'éprouve un certain embarras. En effet, je sais très bien que celui que j'appelle mon héros n'est pas un grand homme. Je prévois donc les questions d'usage : « En quoi est-il si remarquable, votre Alexéi Fiodorovitch, pour que vous l'ayez choisi comme héros? Qu'a-t-il donc fait de si extraordinaire? A qui, par quoi est-il connu? Pour quelle raison dois-je, moi, lecteur, perdre mon temps à étudier sa vie?» Et cette dernière question est la question fatale, car je ne peux y répondre que par ces mots : peut-être le ν errez-vous vous-même en lisant. Oui, mais si, après avoir lu mon roman, on ne trouve rien à mon héros, si on lui dénie tout intérêt? Je dis cela parce que je prévois, hélas, qu'il en sera ainsi. Pour moi, il est digne d'intérêt, mais je doute fort de réussir à le prouver. C'est, si l'on veut, un homme d'action, mais son action est indé¬ terminée et reste floue. Peut-on d'ailleurs raisonnablement, à notre époque, exiger des gens de la clarté? Une chose en tout cas est cer¬ taine : c'est un homme singulier et même un original. Il est vrai que ces traits ôtent plutôt qu'ils ne confèrent le droit à l'attention, aujourd'hui que tous aspirent à unifier les particularités et à trouver un sens, quel qu'il soit, au tohu-bohu universel. Or, l'original est précisément le cas particulier, individuel, n'est-il pas vrai? Eh bien, si vous contestez la justesse de cette thèse, si vous me répondez « non » ou « pas toujours », je reprendrai quelque espoir en ce qui touche l'importance de mon héros. Car non seulement l'original n'est pas « toujours » un cas particulier, mais c'est sou¬ vent lui, en fait, et nul autre, qui détient la quintessence du tout, ce tout dont se sont détachés pour un temps ses contemporains, saisis par on ne sait quel vent de passage. En d'autres circonstances, je ne me serais pas lancé dans ces

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explications ennuyeuses et confuses, et j'aurais commencé tout bête¬ ment, sans préambule, en me disant que si mon histoire plaît, le lecteur n'a pas besoin de tout cela pour la lire; mais le hic, c'est que j'écris une seule vie et... deux romans. Le grand roman sera le second; il aura pour sujet les faits et gestes de mon héros à l'époque actuelle, tout à fait de nos jours. Le premier, dont l'action se déroule il y a treize ans, n'est même pas un roman au fond, ce n'est qu un moment de la plus tendre jeunesse de mon héros. Me passer de ce premier rqman est impossible, car bien des points du second resteraient obscurs; mais pour cette raison aussi, mon embarras premier augmente encore, car si moi, biographe, je trouve que même un seul roman est déjà superflu pour un héros aussi mince et aussi indéterminé, quel air dois-je prendre pour arriver avec deux romans entiers, et comment expliquerai-je mon outrecuidance? Impuissant à résoudre ces problèmes, je prends le parti de les contourner. Il va sans dire que le lecteur, toujours sagace, a deviné depuis longtemps que, dès le début, je voulais en venir là; il va sans dire qu'il est dépité de m'entendre faire des discours et de me voir gaspiller un temps précieux. Cette fois, je répondrai avec netteté : j'ai fait des discours et gaspillé un temps précieux par politesse d'abord, par astucieuse précaution ensuite : en effet, nul ne peut prétendre maintenant qu'il n'y a pas eu d'avertissement. D'ailleurs, c'est fort bien que mon roman se soit scindé en deux récits « en conservant son unité essentielle » : de cette façon, après avoir lu mon premier récit, le lecteur décidera de lui-même s'il vaut la peine de se mettre au second. Certes, personne n'est lié; chacun peut, dès la seconde page de mon premier roman, jeter celui-ci pour ne plus jamais l'ouvrir. Mais il est de ces lecteurs délicats (tous les critiques russes par exemple) qui voudront à tout prix lire jusqu'au bout, pour porter à bon escient un jugement impartial. Eh bien, devant ces lecteurs-là, je me sens la conscience plus tranquille : je leur donne un prétexte des plus légitimes pour jeter le livre dès le premier épisode, malgré leur minutie et leurs scrupules. Et voilà ter¬ miné mon avant-propos. Il était inutile, j'en conviens; mais puis¬ qu'il est fait, qu'il reste. Et maintenant, commençons.