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Classiques Garnier

Faire quelque chose de rien

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Les Figures de l’invention
  • Auteur : Leoni (Sylviane)
  • Pages : 7 à 16
  • Collection : Rencontres, n° 29
  • Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN : 9782812444982
  • ISBN : 978-2-8124-4498-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4498-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/06/2012
  • Langue : Français
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Faire quelque chose de rien

« Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien1 », écrit Racine qui situe ainsi le « faire » de l’invention, entre deux pôles d’abord antinomiques – rien et quelque chose2 - mais aussitôt rapprochés dans les lignes suivantes par une litote où « rien » réfère de fait à « une action simple », opposée par l’auteur au « grand nombre d’incidents » présents dans d’autres tragédies. Trois siècles plus tard, sous la plume de Claude Simon, l’écriture est encore bornée par les deux mêmes catégories antinomiques mais un « sauf » vient cette fois expliciter une relation qui se noue en d’autres termes entre ces deux bornes :

Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier il n’y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins précis accumulés, et un vague – très vague – projet. C’est seulement en écrivant que quelque chose se produit, dans tous les sens du terme. Ce qu’il y a pour moi de fascinant, c’est que ce quelque chose est toujours infiniment plus riche que ce que je me proposais de faire3.

Si, dans les deux cas, la mise au jour d’une œuvre nouvelle se dit dans un premier temps par référence à la catégorie du rien, celle-ci n’exclut pas que l’opération inventive surgisse de l’histoire ancienne et des réminiscences héritées de la poétique classique chez Racine, d’un « magma informe » chez Claude Simon, représentation imagée qui, seule, semble à même de rendre compte d’un moi et d’une intention que l’intellect peine à appréhender. La similitude entre les deux auteurs s’arrête là car, sans surprise, « ce quelque chose » qui prend forme et réalité renvoie à des objets radicalement différents. Pour Racine, la dignité littéraire de

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l’œuvre est le fait d’un sujet inventeur qui parvient à entrelacer l’ancien et le nouveau grâce à la « force de son génie4 » et à sa familiarité avec les règles de la poétique classique. Chez Claude Simon, rien de tout cela mais une relation entre l’œuvre et le sujet inventeur représentée avant tout comme une matérialité de « signes » qui « se produit » selon un processus dont la force inventive réside dans l’écriture même davantage que dans l’esprit, les sensations ou la mémoire humaine.

On connaît aussi le souhait de Flaubert de faire un livre « sur rien », aspiration portée par une image aérienne – « comme la terre sans être soutenue se tient en l’air5 » – dont l’apesanteur tranche avec le besoin d’un « point d’appui » bien terrestre, maintes fois exprimé par un écrivain en quête de « fondements » et de « levier » : « Nous manquons de levier, la terre nous glisse sous les pieds. Le point d’appui nous fait défaut, à tous, littérateurs et écrivailleurs que nous sommes6 ». Fréquemment invoqué en littérature7, le rien réfère donc moins souvent à un vide qu’à une hésitation qui suspend le moment initial de l’invention entre une absence, une « presque invisibilité8 » et une présence de signes, textuels ou sensibles. Hésitation logée au cœur même du langage, tout à la fois matière première de l’opération inventive et métadiscours dont cette matière est l’objet. Hésitation également présente dans différents articles de ce volume réunis par le souci, non de déceler le départ du processus inventif à travers ses repentirs ou ses ratures, mais de questionner l’invention dans sa dispersion discursive et métadiscursive, dans ses vecteurs, procédés, « opérateurs de texte9 » et dans les représentations qui s’efforcent de transposer dans les mots de tous et dans l’ordre de l’intelligibilité une opération conçue comme de l’ordre du fascinant et de l’individuel si ce n’est de l’unique.

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La mise en regard des différentes approches ne vise pas à retracer une histoire linéaire des théories poétiques du xviie au xxe siècle, même si celles-ci ne manquent pas de trouver une place dans la réflexion. Attentif aux nombreux détours d’un dire où il peut arriver « qu’à la fin on se retrouve au même endroit qu’au commencement10 », notre questionnement est davantage à l’image du tracé noir dessiné par Claude Simon sur la page blanche d’Orion aveugle et de la métaphore spatiale de l’écriture qu’il matérialise, à savoir un « trajet se recoupant fréquemment, repassant par des places déjà traversées » et parcouru par un voyageur « trompé (ou guidé ?) par la ressemblance de certains lieux pourtant différents et qu’il croit reconnaître, ou, au contraire, les différents aspects du même lieu11 ». Ces détours, trajets qui se recoupent, procédés et transpositions diverses forment ce que l’on peut appeler des figures12, terme qui a l’avantage de suggérer la mobilité et plasticité du langage, sa capacité à desserrer l’étau des contraintes qui pèsent sur lui en ménageant des passages entre le sensible et l’intelligible, le particulier et le général, la forme et le sens. Ainsi des affres de l’écriture mises en récit par Flaubert en une succession d’étapes le long d’une très dure ascension pédestre vers une haute cime « étincelante de pureté » et « effrayante de hauteur13 ». De même le Manuscrit original de Valéry, devient le témoin d’une « énergie vivante » et foisonnante sans cesse tendue entre des termes opposés que le langage du poète parvient à faire coexister dans la linéarité de la phrase écrite :

document du premier acte de son effort intellectuel, et comme le graphique de ses impulsions, de ses variations, de ses reprises, en même temps que l’enregistrement immédiat de ses rythmes personnels, qui sont la forme de son régime d’énergie vivante : Le Manuscrit original, le lieu de son regard et de sa main, où s’inscrit de ligne en ligne le duel de l’esprit avec le langage, de la syntaxe avec les dieux, du délire avec la raison, l’alternance de l’attente et de la hâte, – tout le drame de l’élaboration d’une œuvre et de la fixation de l’instable14.

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Sous la plume du sujet inventeur, les figures comblent tout autant qu’elles révèlent la distance entre l’opération inventive et le métadiscours censé en rendre compte. Dans la citation de Claude Simon rapportée plus haut, la reprise de « plus ou moins » et de l’adjectif « vague » témoigne ainsi de cette irréductibilité. Dans d’autres cas, le basculement de rien à quelque chose est suggéré par des approximations ou transferts métaphoriques : « sorte d’atelier du possible », « nuits de l’invention15 ». Nuit qui est telle, en particulier parce que l’intelligibilité du métadiscours requiert la référence à des catégories générales de la pensée, à des théories esthétiques ou des méthodes critiques admises par la communauté des lecteurs auxquels s’adresse l’écrivain. Comme le rappelle René Thom, la description d’une innovation s’inscrit « dans un cadre culturel préexistant. Pour l’invention scientifique, elle doit pouvoir se définir à l’intérieur d’un formalisme déjà connu. Dans la création artistique, les contraintes sont peut-être plus faibles, mais là aussi le milieu culturel impose certaines formes générales qu’il est difficile de transgresser sans que se pose le problème de l’intelligibilité de l’objet créé – considération quasi nécessaire de son acceptation par le public16 ». Qu’ils réfèrent à un monde possible comme dans la fiction littéraire, ou au monde réel, comme dans les sciences exactes, la description ou le récit d’une invention supposent donc une médiation, un compromis, entre une liberté et un ordre du discours17.

Si l’on en croit François Jullien, d’autres contraintes pourraient encore peser sur le langage de l’invention car l’outillage verbal occidental, modelé par une forme de pensée héritée de la tradition grecque, peinerait, contrairement à la pensée chinoise, à appréhender les transformations silencieuses. « Articulée dans la langue de l’Être18 », notre pensée tendrait ainsi à privilégier les délimitations tranchées, les catégories claires et distinctes. Dans sa réflexion, le philosophe ne prend pas en considération la transition inventive (entre l’ancien et le nouveau, entre le particulier et le général) mais peut-être celle-ci se heurte-t-elle aux mêmes obstacles

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que les autres transitions, à savoir une difficulté à dire l’entre-deux19, l’évolution par déplacement insensible, tâtonnement, repentir.

Dans la langue française comme dans d’autres langues occidentales, la tension entre l’ordre du discours et celui de l’invention se noue dès la nomination de l’opération dont l’écrivain est le sujet car, en l’occurrence, nommer nécessite de se frayer un chemin parmi des contiguïtés lexicales – inventer, créer, découvrir, « tracer des signes » – riches d’une longue histoire culturelle20 en raison des liens étroits qu’elles entretiennent avec des catégories fondatrices de la pensée – l’Être, l’Agir, le Temps, l’Histoire – ainsi qu’avec un dense réseau de relations signifiantes : rapport au moi et à l’autre, au savoir, à la vérité, à l’instance divine. Ce questionnement terminologique auquel nous avons choisi de répondre en optant pour invention et inventer, trouve sa place dans le premier chapitre où le rappel des grandes étapes de l’évolution des figures de l’invention entre le xviiie et le xxe siècle s’efforce en même temps de renouer les fils entre les mots et les représentations conceptuelles, entre un régime ancien de l’invention et un régime moderne, distinction qui ne saurait toutefois occulter une histoire faite, comme le rappelle Patrick Née, de contaminations nombreuses entre les langues grecque et hébraïque, l’héritage platonicien et biblique.

À partir de la Renaissance, italienne en particulier, cette histoire et ces contaminations ont eu tendance à se figer en une double tradition qui représentait la production d’œuvres et de formes nouvelles dans les lettres et les arts sous deux formes différentes. L’une, d’origine platonicienne, supposait un créateur inspiré trouvant, grâce au souffle divin, à la muse, ou à son propre génie, les ressources d’une création ex-nihilo permettant d’atteindre le sublime. L’autre, héritée de la rhétorique ancienne, l’inventio, impliquait une articulation où l’original et le nouveau procédaient du commun et de l’ancien, ce dernier référant à la fois à une culture générale – des connaissances et réminiscences, fruit de bonnes lectures –, à une démarche intellectuelle et à un savoir plus structurés : la méthode des lieux fondée sur la connaissance de catégories d’appréhension du réel – les lieux de l’invention – conçues

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comme des sources de raisonnement à usage universel. Organon à la fois transhistorique et transdisciplinaire (car commun au discours juridique, politique et épidictique), la topique ancienne soumettait l’invention à une forme de rationalisation conçue comme le moyen d’échapper aussi bien aux errances de l’empirie qu’à celles de l’initiative individuelle. Cette ossature du discours qui permettait de parvenir au vrai de la logique comme au vraisemblable de la rhétorique devait toutefois être imperceptible à l’œil du lecteur ou à l’oreille de l’auditeur car cet instrument de maîtrise de la contingence, conçu pour persuader l’autre et non pour dire son moi, ne pouvait parvenir à cette fin qu’à la condition d’être réélaboré par le talent l’orateur et l’écrivain.

Toutes deux nées dans une culture de l’oralité qui traçait une ligne de partage entre l’inspiration de la poésie et l’invention rhétorique, les deux représentations conceptuelles anciennes s’ajustaient mal aux nouveaux genres et aux nouvelles valeurs qui s’affirmèrent à partir du xviiisiècle même si un lettré proche de la tradition comme Marmontel écrivait encore : « Inventer, ce n’est donc pas se jeter dans des possibles auxquels nos sens ne peuvent atteindre ; c’est combiner diversement nos perceptions, nos affections, ce qui se passe au milieu de nous, autour de nous, en nous-mêmes21 ». Comme le souligne Jean-Paul Sermain, cet ancien régime de l’invention se défait peu à peu à la suite d’une triple reconfiguration. De la fin du xviie siècle au xxsiècle, on assiste en effet dans le champ du savoir à une affirmation des sciences exactes aux dépens des humanités, ce qui contribue à faire évoluer l’acception courante du terme invention, de plus en plus souvent utilisé pour désigner le surgissement du nouveau à partir de rien, opération qui mobilise désormais l’imagination et non plus la mémoire. A cela s’ajoute le triomphe des Modernes dans les deux querelles qui les opposent aux Anciens et qui, en soulignant la spécificité de chaque situation ou moment historique, ôte toute légitimité à des catégories topiques et une démarche conçues comme transhistoriques et transdisciplinaires. Environ un demi-siècle après ces querelles, une troisième étape est franchie par Rousseau qui contribue de manière décisive et douloureuse à inscrire la démarche inventive dans une relation étroite avec le moi, nouvel axe porteur du discours littéraire. Au cours des deux siècles suivants, l’affaiblissement

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des traditions formelles, l’affirmation du concept d’originalité, les proclamations des avant-gardes successives semblent accréditer l’idée que l’évolution vers la modernité se confond avec un resserrement de plus en plus étroit des liens entre invention, imagination et singularité d’une œuvre et de son auteur. Ce faisant, au fur et à mesure que se désarticule l’ancienne ratio inventive, dans les lettres et les arts la mise au jour du nouveau, de plus en plus étrangère aux nouvelles catégories de l’intelligibilité, tend à devenir une énigme, un « trou noir », une « nuit » que la raison essaie parfois d’éclairer de sa lumière mais pour céder bien vite, comme c’est le cas au tournant du xixe siècle, à « une rêverie scientifique » dont les analogies avec les nouvelles découvertes de l’imagerie cérébrale sont analysées par Luc Fraisse.

Ces rêveries, à leur tour, cohabitent avec d’autres idées de la littérature si bien qu’on a parfois l’impression que, si le xixe siècle rompt avec le xviiie en « sacrant » l’écrivain et son génie créateur, plus on s’approche de la fin du xxe siècle plus les repères se brouillent car le rapprochement moderne entre littérarité et intertextualité, la diffusion croissante de catégories d’analyse telles que le palimpseste ou la réécriture semblent renouer avec la conception ancienne de l’invention, par-delà la rupture romantique. Une « nostalgie de l’antique » et des « formes du classique » nourrit ainsi l’art moderne de la variante et de la citation littéraire ou picturale. Mais, comme le souligne Mireille Calle-Gruber dans son article consacré à Pascal Quignard et au peintre Valerio Adami, loin d’être un hommage rendu au passé, cette nostalgie est le lieu d’une invention où s’entrechoquent violemment dans un esprit de subversion et de destruction, un désir de vie et un désir de mort, entre-deux, « entreformes » qui permettent, non de sacrifier à la tradition, mais de procéder à un sacrifice de celle-ci en l’arrachant à sa mort.

Une autre différence importante sépare les régimes ancien et moderne de l’invention car, portée par une démarche de remontée inductive du particulier vers le général, l’inventio supposait une forme de rationalisation et d’intellectualisation des procédures de la poiésis, alors que la tension vers le général devient précisément étrangère aux « règles de formation » de l’invention nouvelle où le désir tend à se substituer à la règle et le sens même des termes utilisés devient réfractaire à la synthèse. Ce brouillage est souligné par Jacques Poirier dont l’article met en regard les deux représentations de l’invention dans la littérature

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contemporaine habitée à la fois par un « désir de mémoire » – solidaire d’un désir d’inscription de l’œuvre d’art dans le Temps et l’Histoire – et par un « droit à l’oubli » projeté vers l’inouï et l’absolu, vers un « temps de tous les possibles », règne incontesté du moi. Le langage poétique, incarnation traditionnelle de la puissance créatrice du verbe, semble lui aussi échapper avec peine à « l’embroussaillement des notions » et à la difficulté à dire le nouveau, comme en témoigne l’article de Patrick Née consacré aux poètes du sens (Breton, Char, Jaccottet, Bonnefoy, Lorand Gaspar). D’autres termes – apparition, dévoilement, trouvaille – permettent d’enrichir la réflexion en l’ouvrant sur d’autres interrogations, en particulier celle du statut de l’imagination, mais la représentation de cette faculté est à son tour en corrélation étroite avec la conception du moi si bien que chaque questionnement en appelle d’autres. « Celui qui invente, au contraire de celui qui découvre, écrit René Char dans une citation rapportée par Patrick Née, n’ajoute aux choses, n’apporte aux êtres que des masques ».

Alors que dans le premier chapitre l’interrogation sur le sens des mots et concepts de l’invention se mue en interrogation sur les masques, dans le chapitre suivant la réflexion tend à situer l’opération inventive à la confluence de deux principes inter-agissants. Toujours prêt à tisser de nouveaux réseaux sémantiques pour inventer de nouveaux sens, le premier transforme en objets textuels des objets historiques, géographiques ou techniques. Ainsi, la voiture hippomobile de la société des Lumières fait place à un carrosse littéraire, vecteur de hasard (Carsten Meiner) ; à la même époque, la mise en récit réinvente l’espace géographique des contrées nouvellement découvertes (Martine Jacques), comme celui de la promenade (Sylviane Leoni). Mais un principe d’inertie et d’usure, toujours à l’œuvre, a tôt fait de figer ces objets littéraires en conventions et topoi selon un processus susceptible de s’inverser. Le topos prend alors un sens nouveau, comme c’est le cas pour l’analogie qui, après avoir permis pendant des siècles d’inventer puis de fixer un monde de ressemblances, tend à être mise au service du moi et d’un sujet – le génie – au tournant du xviiie siècle (Alain Guyot). De même, dans les polémiques qui au xixe siècle opposent certains auteurs de récits de voyages, la référence topique à la « fable » ancienne des Îles Fortunées peut faire l’objet d’un « réinvestissement littéraire et poétique » et acquérir un nouveau sens en donnant lieu à une réflexion sur les rapports entre histoire et

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poésie (Anne-Gaëlle Weber). Il peut également arriver que le processus inventif s’interrompe comme sous l’effet d’une poussée trop forte de la nouveauté. C’est du moins ce que suggère Jeanne Bem au sujet d’un épisode de Madame Bovary resté manuscrit et dans lequel Emma observe le paysage naturel alentour à travers un dispositif optique, des verres de couleurs différentes qui, en filtrant différemment le réel, contribuent à une dilution même de ce dernier et remettent ainsi en cause les modes de représentation du réel.

Si le resserrement de l’invention autour du moi sensible à partir de la seconde moitié du xviiie siècle et plus encore au siècle suivant constitue l’une des étapes importantes de l’évolution des figures de production textuelle22, la dépersonnalisation du sujet inventeur, idée chère aux surréalistes, contribue à son tour à une reconfiguration de l’interrogation inventive analysée par Jean-Yves Debreuille. Portée par le « je est un autre » rimbaldien et par le savoir de la psychanalyse, cette interrogation est étoilée à partir d’une autre représentation du moi et de bien d’autres altérités radicales : autre conception du réel (plus accueillante au rêve), autre principe de fonctionnement de la pensée que celui de la rationalité occidentale. Rêve d’un langage libéré des règles d’intelligibilité qui le régissent habituellement, l’aspiration surréaliste à briser tout lien entre le connu et l’inconnu, à « ne découvr[ir]e que ce que l’on ne connaît pas », ébranle les conditions mêmes de son acceptation par d’autres. Ce point de rupture vers lequel tendent Breton et Éluard n’est en revanche pas approché par Desnos dont la « voix libre » qui se veut l’expression d’une révolte contre la forme et les contraintes de la pensée réfléchie, relève, comme le souligne Joël Loehr, moins de l’oubli et de la table rase que d’une poétique de la reprise et du ressouvenir.

À la croisée de deux langues et deux cultures, la poésie de François Cheng convie le lecteur contemporain à un voyage vers une altérité déclinée par Véronique Brient à partir d’une grammaire de l’invention étrangère aux catégories et délimitations tranchées. Sous l’effet d’une langue française qui « renomm[e] les choses à neuf, comme au matin du monde23 », dualités et complémentarités se fondent, de même que le détachement et la présence, le repos et l’action créatrice, l’ombre et la lumière. « Parler, écrit Levinas, c’est rendre le monde commun, créer

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des lieux communs24 », affirmation qui pourrait rendre compte de la démarche de François Cheng dont l’écriture s’enracine dans deux systèmes de pensée, c’est-à-dire pensés « dans une intention de généralité et d’idéalité25 » différente.

Créer des lieux communs en dépassant la connaissance acquise à travers les concepts et les noms, c’est également ce à quoi contribuent les figures de l’invention prises en considération dans ce volume : espace commun de liberté et non d’appauvrissement du sens, espace créé par une parole dégagée de certaines contraintes du pensable pour dire à la fois un dedans et un dehors par rapport à toute vision et compréhension qui englobe26.

Sylviane Leoni
Université de Bourgogne

1 J. Racine, Préface à Bérénice (1670), in Théâtre complet, (édit. J. Morel, A. Viala), Paris, Éditions Garnier, 1980, p. 325.

2 Pour un approfondissement au sujet des liens entre rien et quelque chose, voir notre article « Les pouvoirs de l’oubli ou variations casanoviennes sur le rien », in Riens et petits riens, (édit. J. Poirier), Dijon, Abell, 2008, p. 67-80.

3 C. Simon, préface à Orion aveugle, Genève, Skira, 1970, s.p.

4 J. Racine, op. cit., p. 325 : « tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force ».

5 G. Flaubert, Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, Correspondance, (édit. J. Bruneau), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980, II, p. 31.

6 Ibid., p. 76, Lettre à Louise Colet du 24 avril 1852 ; voir également la lettre à Louis Bouilhet du 14 novembre 1850 : « Mais la base tremble ; où donc appuyer les fondements ? ».

7 Voir Riens et petits riens, op. cit.

8 G. Flaubert, Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, op. cit., p. 31 : « un livre […] où le sujet serait presque invisible, si cela se peut ».

9 R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975, p. 95 : « comment ça marche quand j’écris ? […] je devine qu’il y a des “figures” de production, des opérateurs de texte ».

10 C. Simon, op. cit., s.p.

11 Ibid.

12 Sur les nombreuses occurrences du terme figura voir E. Auerbach, Figura (1938), tr. M.-A. Bernier, Paris, Belin, 1993.

13 Voir p. 106 note 2 de cet ouvrage.

14 P. Valéry, Présentation du musée de la Littérature », in Œuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1960, t. II, p. 1147.

15 F. Jacob, La Statue intérieure, Paris, O. Jacob, 1987, p. 330.

16 R. Thom, « Considérations désabusées sur le problème de l’innovation », conférence Unesco de 1982, citée par Maria Corti, « Lieux mentaux et parcours de l’invention », Les Sentiers de la création. Traces Trajectoires Modèles, Reggio Emilia, Diabasis, 1994, p. 25. 

17 Voir M. Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.

18 F. Jullien, Les Transformations silencieuses, Paris, Grasset, 2009, p. 40.

19 Voir également à ce sujet : F. Cheng, Le Dialogue – Une passion pour la langue française, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 46 : « c’est bien dans l’“entre” qu’on entre, qu’on accède éventuellement au vrai ».

20 Pour un approfondissement voir M. Corti, art. cit., p. 20.

21 F. Marmontel, Éléments de littérature (édit. Sophie Le Ménahèze), Paris, Éditions Desjonquères, 2005, p. 674.

22 Pour cette dernière expression voir R. Barthes, op. cit., p. 95

23 F. Cheng, Le Dialogue –Une passion pour la langue française, op. cit., p. 39.

24 E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité (1971), Paris, Librairie générale française, 1990, p. 74.

25 Ibid., p. 74.

26 « La vision est une adéquation entre l’idée et la chose : compréhension qui englobe », E. Levinas, op. cit., p. 22-23.