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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Les expositions universelles, dit une légende que les historiens se transmettent de génération en génération, sont un objet miroitant de tant de facettes quelles menacent de folie tout chercheur succombant à ses éclats. Anna Pellegrino le rappelle, relève le défi, et nous offre de ce phénomène une lecture nette, vivifiante et ouverte. Attentive à des hypothèses formulées il y a quelques décennies, elle prend place dans le courant qui réexamine aujourdhui lhistoire sociale du xixe siècle. Louvrage refermé, entraîné par ses développements, on se prend à rabouter des pans de ce passé rangés depuis bien longtemps dans des espaces distincts.

Longtemps négligées par les historiens, ces expositions ont suscité au cours des dernières décennies un intérêt accru. Il y a de quoi. Pour la grande série des manifestations internationales, Londres donne le ton en attirant en cinq mois six millions dentrées au Crystal Palace en 1851. Quatre ans après, Paris en rassemble cinq millions, puis onze en 1867, seize en 1878, trente-deux en 1889 et enfin cinquante en 1900, quand le phénomène atteint son apogée. À ces chiffres sajoutent ceux qui proviennent dautres rassemblements organisés dans dautres métropoles dEurope et des nouveaux mondes. Ensemble, ils traduisent la force extraordinaire de lengouement quont pu susciter ces expositions. Attirant les visiteurs en foules dune ampleur inconnue jusqualors, elles apportent un élément essentiel à la formation de la culture de masse et tissent en un demi-siècle une sorte de communauté transnationale de la curiosité technique.

Pour lessentiel, les visiteurs viennent prendre connaissance des progrès techniques et industriels. Le principe était à lorigine des premières expositions inaugurées en 1798 à Paris, et renouvelées durant la première moitié du siècle, avec un succès grandissant. Le public était alors pour lessentiel formé de connaisseurs, gens dindustrie et dinvention, directement concernés par ce qui se montrait et qui, dans un avenir proche, 10était susceptible de transformer leur activité. Cette composante perdure dans les expositions universelles, mais laccroissement du nombre tend progressivement à la diluer parmi les profanes, vus tantôt comme des badauds ingénus et tantôt comme des visiteurs avides de connaître et de comprendre1. En écho à cette diversification du public, la démarche initiale de pédagogie industrielle tend à sestomper au profit dune mise en spectacle des bienfaits de la technique.

De cet héritage majeur et polymorphe, les recherches historiennes se sont attachées à différents aspects, comme limpact architectural et urbanistique, lamorce du consumérisme, la diffusion scientifique et technique, la traduction des mutations économiques des pays exposants ou encore lacculturation des milieux populaires.

Dans ce livre, Anna Pellegrino revient à la fonction initiale dexpositions destinées à convertir le monde industrieux aux vertus du progrès technique et scientifique. Mais, inversant la perspective, elle concentre notre attention sur le point de vue douvriers concernant ce qui leur est donné à voir et à vivre au cours de ces expositions. Elle renoue avec une piste esquissée il y a de cela quarante ans dans le premier article du premier numéro de Révoltes logiques, un article programmatique en quelque sorte2. Sur le terrain de la recherche, la revue entendait restituer aux contestations sociales leur dynamique propre, souligner lautonomie des acteurs vis-à-vis des institutions et, en matière ouvrière, offrir des horizons alternatifs à ceux quoffrait le mouvement ouvrier3. Louvrier en visiteur pensif de « lExpo » de 1867 illustrait ce projet. Cest lui, à nouveau, qui est au centre de ce livre. Pour ly installer, Anna Pellegrino a pris dans leur portée les sources majeures que sont les rapports de visite écrits par les ouvriers italiens ayant pu visiter une des expositions qui jalonnent la seconde moitié du xixe siècle. Ces documents renvoient à limposant effort réalisé pour chaque manifestation, dabord par les organisateurs des expositions eux-mêmes puis par les forces économiques 11et sociales de nombreuses villes industrielles, en vue denvoyer en mission des groupes de délégués ouvriers de la localité. Ces instigateurs étaient en général les municipalités, ou des groupements patronaux, ou encore des associations ouvrières, souvent une réunion des uns et des autres. Le choix des délégués seffectuait au cours de processus sélectifs variés, confiés à des commissions constituées pour loccasion. Selon les cas, cest par dizaines voire par centaines que les principales villes évoquées dans les dossiers, Milan, Turin, Rome, Florence aussi bien que mentionnée plus rarement, ont mandaté des délégués aux différentes expositions.

Aller aux expositions, cest dabord une expérience marquante à laquelle le livre prend soin dintroduire. La sélection est plus ou moins sévère, selon la proportion des candidats. Les organisateurs ont un souci de voir représentés différents métiers, différents secteurs dactivité.

Mais au fil du temps, les métiers artisanaux qui dominent encore dans les délégations de 1878 se font ensuite moins importants au profit des industries modernes. Certains groupes simposent presque constamment, en particulier les travailleurs de limprimerie et ceux de la mécanique dont lascendant sur les mondes ouvriers locaux tient à des raisons distinctes. Pour les élus, la visite est dabord un voyage. Un évènement, souvent le premier grand voyage de leur vie, dont ils notent parfois les péripéties ferroviaires puis, une fois arrivés, les menus de restaurant et les conditions dhébergement. Anna Pellegrino fait revivre les émotions partagées qui marquent ce grand moment : les préparatifs, les cortèges qui se forment bien à lavance à la gare, les banderoles et les discours, bref leffervescence festive et solennelle qui précède le départ du train. Larrivée est marquée par dautres cérémonies, dautres vivats, dautres drapeaux, dautres discours avant que viennent les banquets offerts par des hôtes aux visiteurs. À travers ces rencontres et leurs rituels, il ne sagit plus de dire au revoir aux siens, mais de saluer lautre, de partager avec lui, de se reconnaître pour partie en lui.

La richesse des rencontres nest quun aspect du rayonnement quopèrent les expositions à travers lexpérience des délégués. Ceux-ci profitent de leur séjour, bien souvent étendu sur une semaine voire une décade, pour prendre connaissance de la ville inconnue qui les accueille, aller au musée, rendre visite à des parents plus ou moins éloignés. Ces signes de curiosité personnelle renvoient à quelques remarques faites dans le livre, à propos des délégués. Artisans, ouvriers dans leur grande 12majorité, ils expriment leur gêne à rédiger et lhistorienne avertit ses lecteurs du caractère populaire et imagé de leur style décriture. Cet aspect transparaît peu, peut-être en raison de la traduction. Au contraire, les extraits cités présentent des observations nettes et des réflexions assurées, parfois émaillées de références classiques, ou évoquent sans fausse gêne des temps de méditation lors des voyages en train.

Lors des visites, ils lisent avec soin les austères notices qui garnissent les stands des exposants. Cette sérénité studieuse est sans doute à relier au souci des commissions de sélection, évoqué à plusieurs reprises, de choisir des délégués non seulement représentatifs des métiers ouvriers de leur ville et experts dans leur profession, mais aussi et peut-être plus encore des « ouvriers intellectuels », pour reprendre une formule des associations ouvrières et patronales de Florence en 1906. La préoccupation correspond au second volet de la mission confiée aux délégués. Après leur visite, ils doivent écrire leur rapport, conformément à lengagement quils prennent lors de leur candidature. Ils tiennent leur promesse dans la très grande majorité des cas. Les rapports sont la matière de lactivité de diffusion, prise en charge par les organisateurs. Ils sont présentés, évalués et classés, parfois primés. Ceux qui sont jugés satisfaisants sont publiés, tout au moins lorsque les expositions sont considérées comme suffisamment dignes dintérêt. On peut supposer que par transmission orale et par limprimé, lexpérience des délégués aux expositions rayonne à son tour dans les milieux ouvriers des villes de départ.

Sur la portée des melting-pots que créent les expositions, lancrage italien du livre apporte de facto un éclairage précieux de lévolution de lidentité ouvrière. Pour leur grande part, les expositions auxquelles se rendent les ouvriers délégués par leur ville se situent hors dItalie. Les rencontres auxquelles donnent lieu les délégations élargissent lhorizon jusque-là très local des ouvriers concernés. Les voyages à Paris de 1889 comportent une valeur politique et symbolique particulière, conférée par le centenaire de la Révolution française à laquelle renvoient bien des discours. A contrario, les références à des solidarités de métier apparaissent comme des marques dune étroitesse desprit maladroite et surannée. Cest une conscience internationale qui sélabore parmi ces ouvriers que rassemble lattention aux progrès techniques, parfois présentés comme les forces de la paix. Et, parallèlement, cest aussi une conscience nationale, que le décalage italien nous rend plus visible. 13Intercalées dans les expos universelles, dautres se tiennent, internes à certains pays. Il sen tient à Turin en 1884, à Palerme en 1892, à Milan en 1906, qui donnent lieu à des processus comparables de sélection et de délégation. Leur organisation, lexposition des réalisations techniques et industrielles et les rencontres quelles occasionnent sont présentées dans les comptes rendus de délégués comme autant de contributions industrielles et ouvrières à la construction du nationalisme italien. Certains rapports expriment lurgence de cette construction et lattente pressante de voir se résorber le « retard italien », dautres se réjouissent de voir exposer des inventeurs italiens parmi les meilleurs du monde. Ainsi, les deux mouvements dinternationalisation et de nationalisation de la conscience ouvrière semblent coexister dans la dynamique dextension de lhorizon technique et social, tous deux sopposant à lesprit de clocher local ou corporatif. Cette coexistence, oubliée depuis linjonction de choisir imposée par la Première Guerre mondiale, est un ressouvenir bienvenu.

Périodiquement, le livre ramène le lecteur au fil technique de ces visites et suit lopinion que sen font les délégués ouvriers. Ils examinent les stands, sattardent devant les machines en démonstration, lisent les panneaux dexplication avec une application que na pas encore érodée laccoutumance. Ils ne se rebutent pas lorsque le stand annonçant « le secret du bonheur » savère expliquer par daustères tableaux et graphiques les vertus de léconomie sociale. Sil leur arrive de se trouver muets sur des sujets dordre social, les enjeux techniques suscitent toujours leur intérêt. Ils ne se lassent pas dobserver. Ils jugent toutefois, bien souvent sans complaisance, la valeur technique des machines, des installations et des procédés qui sont exposés. Lefficacité de la production montrée dans les stands parisiens séduit bien souvent, de même que le niveau dinstruction des ouvriers français. Dautres expositions, à Vienne ou en Italie, déçoivent plutôt les délégués qui ny voient rien de très neuf. Mais le livre va plus loin.

En sattachant aux discours ouvriers tenus sur la technique, Anna Pellegrino montre chez eux une attitude plus complexe quune simple adhésion naïve. Lengouement des délégués existe, et se transforme parfois en fascination devant lefficacité des machines, leur rapidité et labaissement des coûts de fabrication. « Lhomme ressent la grandeur de nos temps et en premier lieu de la mécanique », écrit un délégué. 14Mais souvent, cet attrait est mis en balance avec une défense du métier, source de fierté pour les ouvriers en visite4. « Pour certaines fabrications, écrit un autre rapporteur, la main de lhomme convient mieux que les machines ». Celles-ci sont créditées dune grande efficience, mais la qualité des productions qui en sont issues est jugée médiocre dans plusieurs branches dactivité prises comme exemples. De fait, lattachement au métier semble compter davantage aux yeux des délégués ouvriers que lefficacité des machines. Sur cette ambivalence ouvrière, la grande intelligence du livre est de lui donner de lhistoricité en suivant soixante ans de réflexions ouvrières.

Celles-ci se produisent dans une Italie dont les villes industrielles du nord rattrapent à grands pas létat de développement de lEurope du Nord-Ouest et de lAmérique du Nord.

Rejoignant ces régions industrielles, le machinisme conquiert sa place et malmène les métiers dans bien des secteurs dactivité. Mais les réticences ne se traduisent que fort peu en résistance aiguë.

Sans perdre le fil technique du sujet, Anna Pellegrino élargit le champ et donne aux expositions industrielles toute leur signification sociale. Leur montée en puissance décisive, à partir de celle de Londres en 1851, suit de plusieurs décennies la fin du mouvement luddite anglais, de moins longtemps le recul des bris de machine en France5. En ces temps de conflit ouvert, les mécaniques ont été imposées dans certains secteurs décisifs de lindustrie, contre les tentatives daccommodement puis les refus de différents métiers menacés. Certains dentre ceux-ci ont été détruits, la plupart des autres se sont simplement transformés. Cest la dynamique ultérieure dintrication et dinterférences entre le machinisme et les métiers que reflètent les écrits ouvriers produits à loccasion des expositions universelles. Au cours du processus qui parcourt la deuxième moitié du siècle, la condition ouvrière change, les artisans très largement majoritaires jusquaux années 1870 cèdent progressivement le pas à des professionnels salariés de lindustrie encadrés par 15des contremaîtres6. Les regards portés sur la technique évoluent. Outre lambivalence des appréciations sur les machines proprement dites, ils sattachent aux nouvelles techniques liées à la seconde industrialisation, électricité en tête.

Ils sintéressent, non sans inquiétude, aux formes dorganisation des productions et du travail qui apparaissent dans les usines. Ils se préoccupent dun renouvellement de la formation technique. Ils révèrent la qualité professionnelle et le niveau déducation des ouvriers parisiens aussi bien que la coordination et lorganisation de leur activité au travail, le niveau de leurs salaires aussi. Ou plutôt, ils se rallient dautant plus à ce point de vue quils séloignent de la condition dartisans et savancent dans la voie du salariat industriel. Ainsi, une conversion au progrès est en marche, qui fait admettre progressivement le machinisme en même temps quelle tend à le redéfinir comme un complexe technique correspondant aux mutations de la seconde industrialisation. En même temps, lidentité collective de ces ouvriers se recompose. À côté de la notion même de métier élaborée par les travailleurs qui exercent lactivité commence à apparaître celle de qualification, négociée avec les employeurs et des organisateurs du travail. Lautonomie au travail des travailleurs maîtres de leur savoir-faire glisse vers la subordination7. Les associations ouvrières se forment et se développent et, dans la dialectique entre le métier et la classe, la première référence tend à sestomper au profit de la seconde. Le mouvement ouvrier, dans lequel se retrouvent peu ou prou les courants coopératifs, mutuellistes, syndicaux et socialistes, recompose les enjeux techniques et déplace les combats en direction du capitalisme.

Dans la lente transition qui sopère entre deux configurations sociales autour des machines et des ateliers, des ouvriers et des entrepreneurs, les expositions universelles contribuent à la diffusion dune représentation 16séduisante de la technique et du progrès. Leur succès prodigieux marque lhégémonie de lidéologie industrialiste dans les sociétés occidentales. Dans ce grand mouvement, les invites adressées à lintention du monde ouvrier occupent une place particulière. Relayées par les efforts fournis par les villes industrielles pour connecter à ce mouvement des représentants locaux des gens datelier, elles sont destinées à les convaincre du bien-fondé du machinisme. Campé dans les villes où saffirme lindustrie italienne, le livre dAnna Pellegrino montre comment, de façon très diverse, se compose un assentiment ouvrier. Il montre la variété des raisonnements, la transformation sociale du groupe, la redéfinition des horizons. Le pas de côté quil nous conduit à effectuer trace des perspectives vivifiantes.

Nicolas Hatzfeld

1 M. Rebérioux, « Au tournant des expos : 1889 », Le Mouvement social, no 149, octobre-décembre 1989, p. 3-13.

2 J. Rancière et P. Vauday, « En allant à lexpo : louvrier, sa femme et les machines », Les Révoltes logiques, no 1, hiver 1975, p. 5-22.

3 Collectif Révoltes logiques, « Deux ou trois choses que lhistorien social ne veut pas savoir », Le Mouvement social, no 100, juillet-septembre 1977, p. 21-30 ; V. Chambarlhac, « Nous aurons la philosophie féroce, Les Révoltes logiques 1975-1981 », La Revue des revues, no 49, 2013, p. 30-43.

4 Sur la fierté du savoir gestuel, dans un autre contexte, cf. L. Hilaire-Pérez, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoirs techniques à Londres au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 2013.

5 F. Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à laube de lère industrielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection Carnot, 2009 ; V. Bourdeau, F. Jarrige, J. Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, Maison-Alfort, Éditions Ère, 2006.

6 F. Jarrige et C. Chalmin, « Lémergence du contremaître. Lambivalence dune autorité en construction dans lindustrie textile française (1800-1860) », Le mouvement social, no 224, 2008/3, p. 47-60.

7 A. Cottereau, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré puis évincé par le droit du travail (France, xixe siècle) », Annales, 6, nov. déc. 2002, p. 1521-1557. Sur lautonomie antérieure des ouvriers, cf. A. Dewerpe, « En avoir ou pas. À propos du livret douvrier dans la France du xixe siècle », in A. Stanziani (ed.), Le travail contraint en Asie et en Europe xviie-xxe siècles, Paris, Éditions de la Maison des sciences de lhomme, 2010, 217-239. Et, dans une perspective plus large, toujours A. Dewerpe, Le monde du travail en France 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1998. (1re édition 1989)