Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Fées machines. Les ouvriers italiens aux Expositions universelles (1851-1911)
- Auteur : Hatzfeld (Nicolas)
- Pages : 9 à 16
- Collection : Histoire des techniques, n° 12
- Série : Recherche, n° 8
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- EAN : 9782406058755
- ISBN : 978-2-406-05875-5
- ISSN : 2264-458X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05875-5.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/02/2017
- Langue : Français
Préface
Les expositions universelles, dit une légende que les historiens se transmettent de génération en génération, sont un objet miroitant de tant de facettes qu’elles menacent de folie tout chercheur succombant à ses éclats. Anna Pellegrino le rappelle, relève le défi, et nous offre de ce phénomène une lecture nette, vivifiante et ouverte. Attentive à des hypothèses formulées il y a quelques décennies, elle prend place dans le courant qui réexamine aujourd’hui l’histoire sociale du xixe siècle. L’ouvrage refermé, entraîné par ses développements, on se prend à rabouter des pans de ce passé rangés depuis bien longtemps dans des espaces distincts.
Longtemps négligées par les historiens, ces expositions ont suscité au cours des dernières décennies un intérêt accru. Il y a de quoi. Pour la grande série des manifestations internationales, Londres donne le ton en attirant en cinq mois six millions d’entrées au Crystal Palace en 1851. Quatre ans après, Paris en rassemble cinq millions, puis onze en 1867, seize en 1878, trente-deux en 1889 et enfin cinquante en 1900, quand le phénomène atteint son apogée. À ces chiffres s’ajoutent ceux qui proviennent d’autres rassemblements organisés dans d’autres métropoles d’Europe et des nouveaux mondes. Ensemble, ils traduisent la force extraordinaire de l’engouement qu’ont pu susciter ces expositions. Attirant les visiteurs en foules d’une ampleur inconnue jusqu’alors, elles apportent un élément essentiel à la formation de la culture de masse et tissent en un demi-siècle une sorte de communauté transnationale de la curiosité technique.
Pour l’essentiel, les visiteurs viennent prendre connaissance des progrès techniques et industriels. Le principe était à l’origine des premières expositions inaugurées en 1798 à Paris, et renouvelées durant la première moitié du siècle, avec un succès grandissant. Le public était alors pour l’essentiel formé de connaisseurs, gens d’industrie et d’invention, directement concernés par ce qui se montrait et qui, dans un avenir proche, 10était susceptible de transformer leur activité. Cette composante perdure dans les expositions universelles, mais l’accroissement du nombre tend progressivement à la diluer parmi les profanes, vus tantôt comme des badauds ingénus et tantôt comme des visiteurs avides de connaître et de comprendre1. En écho à cette diversification du public, la démarche initiale de pédagogie industrielle tend à s’estomper au profit d’une mise en spectacle des bienfaits de la technique.
De cet héritage majeur et polymorphe, les recherches historiennes se sont attachées à différents aspects, comme l’impact architectural et urbanistique, l’amorce du consumérisme, la diffusion scientifique et technique, la traduction des mutations économiques des pays exposants ou encore l’acculturation des milieux populaires.
Dans ce livre, Anna Pellegrino revient à la fonction initiale d’expositions destinées à convertir le monde industrieux aux vertus du progrès technique et scientifique. Mais, inversant la perspective, elle concentre notre attention sur le point de vue d’ouvriers concernant ce qui leur est donné à voir et à vivre au cours de ces expositions. Elle renoue avec une piste esquissée il y a de cela quarante ans dans le premier article du premier numéro de Révoltes logiques, un article programmatique en quelque sorte2. Sur le terrain de la recherche, la revue entendait restituer aux contestations sociales leur dynamique propre, souligner l’autonomie des acteurs vis-à-vis des institutions et, en matière ouvrière, offrir des horizons alternatifs à ceux qu’offrait le mouvement ouvrier3. L’ouvrier en visiteur pensif de « l’Expo » de 1867 illustrait ce projet. C’est lui, à nouveau, qui est au centre de ce livre. Pour l’y installer, Anna Pellegrino a pris dans leur portée les sources majeures que sont les rapports de visite écrits par les ouvriers italiens ayant pu visiter une des expositions qui jalonnent la seconde moitié du xixe siècle. Ces documents renvoient à l’imposant effort réalisé pour chaque manifestation, d’abord par les organisateurs des expositions eux-mêmes puis par les forces économiques 11et sociales de nombreuses villes industrielles, en vue d’envoyer en mission des groupes de délégués ouvriers de la localité. Ces instigateurs étaient en général les municipalités, ou des groupements patronaux, ou encore des associations ouvrières, souvent une réunion des uns et des autres. Le choix des délégués s’effectuait au cours de processus sélectifs variés, confiés à des commissions constituées pour l’occasion. Selon les cas, c’est par dizaines voire par centaines que les principales villes évoquées dans les dossiers, Milan, Turin, Rome, Florence aussi bien que mentionnée plus rarement, ont mandaté des délégués aux différentes expositions.
Aller aux expositions, c’est d’abord une expérience marquante à laquelle le livre prend soin d’introduire. La sélection est plus ou moins sévère, selon la proportion des candidats. Les organisateurs ont un souci de voir représentés différents métiers, différents secteurs d’activité.
Mais au fil du temps, les métiers artisanaux qui dominent encore dans les délégations de 1878 se font ensuite moins importants au profit des industries modernes. Certains groupes s’imposent presque constamment, en particulier les travailleurs de l’imprimerie et ceux de la mécanique dont l’ascendant sur les mondes ouvriers locaux tient à des raisons distinctes. Pour les élus, la visite est d’abord un voyage. Un évènement, souvent le premier grand voyage de leur vie, dont ils notent parfois les péripéties ferroviaires puis, une fois arrivés, les menus de restaurant et les conditions d’hébergement. Anna Pellegrino fait revivre les émotions partagées qui marquent ce grand moment : les préparatifs, les cortèges qui se forment bien à l’avance à la gare, les banderoles et les discours, bref l’effervescence festive et solennelle qui précède le départ du train. L’arrivée est marquée par d’autres cérémonies, d’autres vivats, d’autres drapeaux, d’autres discours avant que viennent les banquets offerts par des hôtes aux visiteurs. À travers ces rencontres et leurs rituels, il ne s’agit plus de dire au revoir aux siens, mais de saluer l’autre, de partager avec lui, de se reconnaître pour partie en lui.
La richesse des rencontres n’est qu’un aspect du rayonnement qu’opèrent les expositions à travers l’expérience des délégués. Ceux-ci profitent de leur séjour, bien souvent étendu sur une semaine voire une décade, pour prendre connaissance de la ville inconnue qui les accueille, aller au musée, rendre visite à des parents plus ou moins éloignés. Ces signes de curiosité personnelle renvoient à quelques remarques faites dans le livre, à propos des délégués. Artisans, ouvriers dans leur grande 12majorité, ils expriment leur gêne à rédiger et l’historienne avertit ses lecteurs du caractère populaire et imagé de leur style d’écriture. Cet aspect transparaît peu, peut-être en raison de la traduction. Au contraire, les extraits cités présentent des observations nettes et des réflexions assurées, parfois émaillées de références classiques, ou évoquent sans fausse gêne des temps de méditation lors des voyages en train.
Lors des visites, ils lisent avec soin les austères notices qui garnissent les stands des exposants. Cette sérénité studieuse est sans doute à relier au souci des commissions de sélection, évoqué à plusieurs reprises, de choisir des délégués non seulement représentatifs des métiers ouvriers de leur ville et experts dans leur profession, mais aussi et peut-être plus encore des « ouvriers intellectuels », pour reprendre une formule des associations ouvrières et patronales de Florence en 1906. La préoccupation correspond au second volet de la mission confiée aux délégués. Après leur visite, ils doivent écrire leur rapport, conformément à l’engagement qu’ils prennent lors de leur candidature. Ils tiennent leur promesse dans la très grande majorité des cas. Les rapports sont la matière de l’activité de diffusion, prise en charge par les organisateurs. Ils sont présentés, évalués et classés, parfois primés. Ceux qui sont jugés satisfaisants sont publiés, tout au moins lorsque les expositions sont considérées comme suffisamment dignes d’intérêt. On peut supposer que par transmission orale et par l’imprimé, l’expérience des délégués aux expositions rayonne à son tour dans les milieux ouvriers des villes de départ.
Sur la portée des melting-pots que créent les expositions, l’ancrage italien du livre apporte de facto un éclairage précieux de l’évolution de l’identité ouvrière. Pour leur grande part, les expositions auxquelles se rendent les ouvriers délégués par leur ville se situent hors d’Italie. Les rencontres auxquelles donnent lieu les délégations élargissent l’horizon jusque-là très local des ouvriers concernés. Les voyages à Paris de 1889 comportent une valeur politique et symbolique particulière, conférée par le centenaire de la Révolution française à laquelle renvoient bien des discours. A contrario, les références à des solidarités de métier apparaissent comme des marques d’une étroitesse d’esprit maladroite et surannée. C’est une conscience internationale qui s’élabore parmi ces ouvriers que rassemble l’attention aux progrès techniques, parfois présentés comme les forces de la paix. Et, parallèlement, c’est aussi une conscience nationale, que le décalage italien nous rend plus visible. 13Intercalées dans les expos universelles, d’autres se tiennent, internes à certains pays. Il s’en tient à Turin en 1884, à Palerme en 1892, à Milan en 1906, qui donnent lieu à des processus comparables de sélection et de délégation. Leur organisation, l’exposition des réalisations techniques et industrielles et les rencontres qu’elles occasionnent sont présentées dans les comptes rendus de délégués comme autant de contributions industrielles et ouvrières à la construction du nationalisme italien. Certains rapports expriment l’urgence de cette construction et l’attente pressante de voir se résorber le « retard italien », d’autres se réjouissent de voir exposer des inventeurs italiens parmi les meilleurs du monde. Ainsi, les deux mouvements d’internationalisation et de nationalisation de la conscience ouvrière semblent coexister dans la dynamique d’extension de l’horizon technique et social, tous deux s’opposant à l’esprit de clocher local ou corporatif. Cette coexistence, oubliée depuis l’injonction de choisir imposée par la Première Guerre mondiale, est un ressouvenir bienvenu.
Périodiquement, le livre ramène le lecteur au fil technique de ces visites et suit l’opinion que s’en font les délégués ouvriers. Ils examinent les stands, s’attardent devant les machines en démonstration, lisent les panneaux d’explication avec une application que n’a pas encore érodée l’accoutumance. Ils ne se rebutent pas lorsque le stand annonçant « le secret du bonheur » s’avère expliquer par d’austères tableaux et graphiques les vertus de l’économie sociale. S’il leur arrive de se trouver muets sur des sujets d’ordre social, les enjeux techniques suscitent toujours leur intérêt. Ils ne se lassent pas d’observer. Ils jugent toutefois, bien souvent sans complaisance, la valeur technique des machines, des installations et des procédés qui sont exposés. L’efficacité de la production montrée dans les stands parisiens séduit bien souvent, de même que le niveau d’instruction des ouvriers français. D’autres expositions, à Vienne ou en Italie, déçoivent plutôt les délégués qui n’y voient rien de très neuf. Mais le livre va plus loin.
En s’attachant aux discours ouvriers tenus sur la technique, Anna Pellegrino montre chez eux une attitude plus complexe qu’une simple adhésion naïve. L’engouement des délégués existe, et se transforme parfois en fascination devant l’efficacité des machines, leur rapidité et l’abaissement des coûts de fabrication. « L’homme ressent la grandeur de nos temps et en premier lieu de la mécanique », écrit un délégué. 14Mais souvent, cet attrait est mis en balance avec une défense du métier, source de fierté pour les ouvriers en visite4. « Pour certaines fabrications, écrit un autre rapporteur, la main de l’homme convient mieux que les machines ». Celles-ci sont créditées d’une grande efficience, mais la qualité des productions qui en sont issues est jugée médiocre dans plusieurs branches d’activité prises comme exemples. De fait, l’attachement au métier semble compter davantage aux yeux des délégués ouvriers que l’efficacité des machines. Sur cette ambivalence ouvrière, la grande intelligence du livre est de lui donner de l’historicité en suivant soixante ans de réflexions ouvrières.
Celles-ci se produisent dans une Italie dont les villes industrielles du nord rattrapent à grands pas l’état de développement de l’Europe du Nord-Ouest et de l’Amérique du Nord.
Rejoignant ces régions industrielles, le machinisme conquiert sa place et malmène les métiers dans bien des secteurs d’activité. Mais les réticences ne se traduisent que fort peu en résistance aiguë.
Sans perdre le fil technique du sujet, Anna Pellegrino élargit le champ et donne aux expositions industrielles toute leur signification sociale. Leur montée en puissance décisive, à partir de celle de Londres en 1851, suit de plusieurs décennies la fin du mouvement luddite anglais, de moins longtemps le recul des bris de machine en France5. En ces temps de conflit ouvert, les mécaniques ont été imposées dans certains secteurs décisifs de l’industrie, contre les tentatives d’accommodement puis les refus de différents métiers menacés. Certains d’entre ceux-ci ont été détruits, la plupart des autres se sont simplement transformés. C’est la dynamique ultérieure d’intrication et d’interférences entre le machinisme et les métiers que reflètent les écrits ouvriers produits à l’occasion des expositions universelles. Au cours du processus qui parcourt la deuxième moitié du siècle, la condition ouvrière change, les artisans très largement majoritaires jusqu’aux années 1870 cèdent progressivement le pas à des professionnels salariés de l’industrie encadrés par 15des contremaîtres6. Les regards portés sur la technique évoluent. Outre l’ambivalence des appréciations sur les machines proprement dites, ils s’attachent aux nouvelles techniques liées à la seconde industrialisation, électricité en tête.
Ils s’intéressent, non sans inquiétude, aux formes d’organisation des productions et du travail qui apparaissent dans les usines. Ils se préoccupent d’un renouvellement de la formation technique. Ils révèrent la qualité professionnelle et le niveau d’éducation des ouvriers parisiens aussi bien que la coordination et l’organisation de leur activité au travail, le niveau de leurs salaires aussi. Ou plutôt, ils se rallient d’autant plus à ce point de vue qu’ils s’éloignent de la condition d’artisans et s’avancent dans la voie du salariat industriel. Ainsi, une conversion au progrès est en marche, qui fait admettre progressivement le machinisme en même temps qu’elle tend à le redéfinir comme un complexe technique correspondant aux mutations de la seconde industrialisation. En même temps, l’identité collective de ces ouvriers se recompose. À côté de la notion même de métier élaborée par les travailleurs qui exercent l’activité commence à apparaître celle de qualification, négociée avec les employeurs et des organisateurs du travail. L’autonomie au travail des travailleurs maîtres de leur savoir-faire glisse vers la subordination7. Les associations ouvrières se forment et se développent et, dans la dialectique entre le métier et la classe, la première référence tend à s’estomper au profit de la seconde. Le mouvement ouvrier, dans lequel se retrouvent peu ou prou les courants coopératifs, mutuellistes, syndicaux et socialistes, recompose les enjeux techniques et déplace les combats en direction du capitalisme.
Dans la lente transition qui s’opère entre deux configurations sociales autour des machines et des ateliers, des ouvriers et des entrepreneurs, les expositions universelles contribuent à la diffusion d’une représentation 16séduisante de la technique et du progrès. Leur succès prodigieux marque l’hégémonie de l’idéologie industrialiste dans les sociétés occidentales. Dans ce grand mouvement, les invites adressées à l’intention du monde ouvrier occupent une place particulière. Relayées par les efforts fournis par les villes industrielles pour connecter à ce mouvement des représentants locaux des gens d’atelier, elles sont destinées à les convaincre du bien-fondé du machinisme. Campé dans les villes où s’affirme l’industrie italienne, le livre d’Anna Pellegrino montre comment, de façon très diverse, se compose un assentiment ouvrier. Il montre la variété des raisonnements, la transformation sociale du groupe, la redéfinition des horizons. Le pas de côté qu’il nous conduit à effectuer trace des perspectives vivifiantes.
Nicolas Hatzfeld
1 M. Rebérioux, « Au tournant des expos : 1889 », Le Mouvement social, no 149, octobre-décembre 1989, p. 3-13.
2 J. Rancière et P. Vauday, « En allant à l’expo : l’ouvrier, sa femme et les machines », Les Révoltes logiques, no 1, hiver 1975, p. 5-22.
3 Collectif Révoltes logiques, « Deux ou trois choses que l’historien social ne veut pas savoir », Le Mouvement social, no 100, juillet-septembre 1977, p. 21-30 ; V. Chambarlhac, « Nous aurons la philosophie féroce, Les Révoltes logiques 1975-1981 », La Revue des revues, no 49, 2013, p. 30-43.
4 Sur la fierté du savoir gestuel, dans un autre contexte, cf. L. Hilaire-Pérez, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoirs techniques à Londres au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 2013.
5 F. Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection Carnot, 2009 ; V. Bourdeau, F. Jarrige, J. Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, Maison-Alfort, Éditions Ère, 2006.
6 F. Jarrige et C. Chalmin, « L’émergence du contremaître. L’ambivalence d’une autorité en construction dans l’industrie textile française (1800-1860) », Le mouvement social, no 224, 2008/3, p. 47-60.
7 A. Cottereau, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré puis évincé par le droit du travail (France, xixe siècle) », Annales, 6, nov. déc. 2002, p. 1521-1557. Sur l’autonomie antérieure des ouvriers, cf. A. Dewerpe, « En avoir ou pas. À propos du livret d’ouvrier dans la France du xixe siècle », in A. Stanziani (ed.), Le travail contraint en Asie et en Europe xviie-xxe siècles, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010, 217-239. Et, dans une perspective plus large, toujours A. Dewerpe, Le monde du travail en France 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1998. (1re édition 1989)