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Classiques Garnier

Avertissement

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AVERTISSEMENT

Ce huitième tome contient lessentiel du traité 8 (fo 64 b-133 b), consacré à la période du 1er au 29 octobre 14831, qui relate larrivée et le séjour des pèlerins en Égypte.

Cest sans doute une des parties les plus riches et les plus réussies de lEvagatorium. Pour en mesurer loriginalité, il faut lire ou relire le beau et grand livre que Jeannine Guérin Dalle Mese a consacré aux récits de voyage en cette terre, du xive à la fin du xvie siècle2. Elle a en effet montré que par rapport à bien dautres auteurs, « Fabri est plus curieux, plus ouvert aux multiples aspects du monde nouveau qui soffre à lui3 ». Comme il le confie lui-même dans ce traité 8 (fo 102 a), le Dominicain a écrit pour tous les lecteurs, les jaloux, les curieux, les inexpérimentés, mais cest sans doute ici quil en fait le mieux la démonstration et quil porte à son comble cette attention nouvelle au lecteur, qui, avec lui, devient souverain4.

Les premières relations sur lÉgypte témoignaient essentiellement dun voyage aux sources chrétiennes, mais elles sont devenues peu à 8peu un voyage aux sources païennes et aux sources de la religion, un voyage en cette terre mythique de mémoire et de rêve5, et cest déjà le cas chez Félix Fabri. Au Caire, il ny a aucune église latine à visiter, et le « tourisme religieux » peut céder la place au « tourisme tout court »6. Certes, les pèlerins visitent bien larbre de la Vierge (89 a-b), une église orientale dédiée à saint Serge et une autre à saint Georges (fo 91 b-92 a), mais lintérêt principal est désormais ailleurs : il est dans le jardin de Matarieh, avec ses baumiers et ses bananiers (fo 75 a-76 b), il est dans les pyramides (fo 89 b-90 a) et dans le sphinx, considéré par Fabri comme une statue dIsis, dont il raconte lhistoire en détail (fo 90 a-90 b), il est dans les deux obélisques stupéfiants entre lesquels un souterrain, gardé par une porte en fer infranchissable, cache lancienne demeure des Titans et de leurs trésors (fo 92 b-93 a), il est dans les incroyables couveuses artificielles (fo 94 b-95 a), dans le dressage si habile des pigeons voyageurs (fo 95 a), dans le château du sultan, construit sur une colline miraculeusement séparée des montagnes du désert (fo 96 a-97 b), il est dans la colonne de Nectanébo et dans la sépulture du grand Pompée (fo 97 b), dans lhistoire du Nil, fleuve du Paradis, et dans lexplication de ses crues (fo 116 b-120 b), dans létude de sa légendaire fécondité (fo 121 b-122 a) et dans la description des crocodiles et des hippopotames qui y vivent (fo 120 b-121 b).

Contrairement à tant dauteurs si lapidaires, Félix Fabri convoque, dans chacune de ces pages, tout ce quil a de curiosité, de culture et dérudition pour faire aussi de son récit, comme à son habitude, une véritable somme encyclopédique du savoir viatique. Mais, comme la si bien écrit Jeannine Guérin Dalle Mese7, « sa culture, en tout cas, ne léloigne pas de la réalité quil a sous les yeux », il ne fait pas que compiler, il présente toujours les choses de façon personnelle, avec des yeux émerveillés et un remarquable talent de conteur.

Malgré des mots très durs envers lIslam, le Coran et leurs fidèles, Félix Fabri sait aussi faire preuve douverture desprit quand il est question non plus de lautre religion, mais des individus réellement rencontrés8. 9Quand quelques pèlerins pleurent en disant adieu à Elphahallo, leur fidèle guide octogénaire, frère Félix ne cache pas quil était devenu pour eux « comme un père », dont ils allaient désormais être privés (fo 85 a). Dans lingénieux récit de lépisode au cours duquel Bernard de Breydenbach perd et retrouve sa bourse (fo 73 a-b) et dont Jeannine Guérin Dalle Mese a donne une analyse fouillée9, Fabri rappelle certes la fâcheuse tendance à voler des chameliers et des âniers, sur lesquels se porte la suspicion des pèlerins, alors quils ny sont pour rien, mais ce que lauteur veut finalement montrer, outre « son plaisir évident de conter », cest que « lhonnêteté dun inconnu, dun homme dune autre race » peut aussi « triompher même au cœur du désert10 ». Face aux superstitions et aux miracles de lOrient, comme celui du cimetière des saints musulmans, qui, certains jours, se dressent dans leurs tombeaux (fo 91 a), contrairement à beaucoup de voyageurs qui les démystifient de façon simpliste ou les accumulent juste pour surprendre le lecteur, frère Félix « prend les faits au sérieux », sinterroge, donne son avis, non sans « une certaine envolée lyrique11 » et réduit même laltérité du prodige en le rapprochant dune « chose semblable » arrivée « de nos jours dans le diocèse de Cologne12 ». Louverture desprit de Fabri est tel quil va même jusquà écrire quil y a dans le Coran, ouvrage en général « mensonger », des pages qui semblent « plus vraies que le texte du saint Évangile » (fo 105 b)13.

Dans ce volume, on retrouvera lhumanité du frère dominicain, si tangible dans la pitié quil ressent devant les pauvres travailleurs qui confectionnent des briques dans la boue du Nil, devant le sort horrible 10des êtres humains vendus sur les marchés aux esclaves (fo 131 a) et devant les malheureuses prostituées, avec lesquelles il ne dédaigne pas davoir une brève conversation (fo 133 a-b)14. On y retrouvera aussi lart de conter lanecdotique, comme dans laventure du petit groupe de pèlerins, auquel se joint lauteur, qui ségarent dans le désert pour aller prendre un bain dans la mer Rouge, quils croient toute proche (66 b-69 a). Félix Fabri, avec un art littéraire indéniable15, dramatise lépisode pour tenir le lecteur en haleine et en tire un plaisant récit, plein dironie « quil exerce sur lui-même et non pas sur les autres16 ». Dans lEvagatorium, « laventure de lindividu revêt de limportance. Il sagit de celui quil connaît le mieux, lui-même, mis en relief avec ostentation17. » On y retrouvera enfin lhabituelle tendance à lexcursus, la digression, la divagation, si caractéristique de son écriture. À ce propos, quon me permette à nouveau de citer ce quécrit Jeannine Guérin Dalle Mese :

« Tout ce quil voit en Égypte est sujet à “divagations” pour Fabri, comme il en a prévenu le lecteur, mais le domaine des prodiges, dune richesse extrême, le fait pénétrer dans tout ce que la culture dun Occidental de la fin du xve siècle a pu amasser ; il est en somme un excellent témoin de toutes ces croyances puisque celles-ci appartiennent à tous les registres, populaires, littéraires, religieux. Étalage de connaissances ? Ouvrage qui se veut somme et désire épuiser tous les sujets ? Je ne le pense pas. En tout cas, il népuise pas le lecteur car le plaisir de narrer les choses les plus invraisemblables se communique à la lecture. Lui se meut en narrateur et en personnage avec le plus parfait naturel au milieu de cette forêt de légendes, de superstitions, de forces occultes18. »

Si la langue latine de Félix Fabri, comme jai pu lécrire ailleurs19, nest pas celle dun humaniste, son regard sur lÉgypte est déjà celui 11dun homme de la Renaissance. Car, pour reprendre une expression de la conclusion du livre de Jeannine Guérin Dalle Mese, il y a bien chez lui un « désir humaniste », que lon devine derrière son long développement sur le Nil, qui annonce lattitude des savants géographes du siècle suivant20, derrière sa sensibilité devant la beauté des ruines et des merveilles passées qui sy cachent, derrière sa fascination devant lÉgypte, « pays des dieux, mère de lécriture », « Paradis terrestre où coule le Nil, reflet de lautre paradis où naît le Fleuve21 », derrière son intérêt constant pour la mythologie antique et sa volonté dy voir « une tentative pour comprendre le monde, pour expliquer intuitivement ce qui est mystérieux pour lhomme22 ».

Sur les principes dédition, nous renvoyons comme dhabitude le lecteur aux explications données dans le premier tome23.

Jean Meyers

1 Le texte latin édité ici correspond à la fin du t. II et au début du t. III de lédition de Hassler : Fratris Felicis Evagatorium in Terrae Sanctae, Arabiae et Egypti Peregrinationem, éd. C. D. Hassler, Stuttgart (« Bibliothek des Literarischen Vereins », 2 et 3), 1843, p. 517-545 et p. 1-171. Jean Meyers, qui a établi le texte latin du manuscrit autographe, remercie Michel Tarayre pour laide considérable quil lui a à nouveau apportée en collationnant au préalable les deux manuscrits N et S. Sur le manuscrit de Fabri, on pourra lire aujourdhui J. Meyers, « Grande uolumen comportaui : la conception de lEuagatorium daprès le manuscrit autographe de Félix Fabri », Studium in libris et sedula cura docendi. Mélanges offerts à Jean-Louis Charlet, A. Stoehr-Monjou et G. Viard (éd.), Paris, Études augustiniennes, 2016, p. 417-434.

2 J. Guérin Dalle Mese, Égypte. La mémoire et le rêve. Itinéraires dun voyage, 1320-1601, Florence, Leo S. Olschki Editore (« Biblioteca dellArchivum Romanicum », Serie I, vol. 237), 1991.

3 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 107, n. 21.

4 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 75 : « Avec Fabri (fin xve), les choses changent totalement []. À la souveraineté du narrateur a succédé la souveraineté du lecteur, et cest lui qui dicte sa loi. »

5 Cf. J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 595. 

6 Cf. J. Guérin Dalle Mese, Égypte, qui écrit p. 45 que pour les voyages en Égypte, « très vite la visite aux églises perd, peu à peu, de son importance dans le récit, tandis quest privilégiée celle aux lieux profanes. Du “tourisme religieux”, on passe au “tourisme” tout court. » 

7 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 406 (cf. aussi p. 278).

8 À ce sujet, cf. J. Meyers, « Construction et images de lautre et de létranger dans les Errances de frère Félix Fabri (1483-1484) », La Naissance dautrui, de lAntiquité à la Renaissance, J. Lagouanère (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 391-411. J. Guérin Dalle Mese sen était elle aussi aperçue, comme le prouve ce quelle écrit dans Égypte, p. 140 : « Laversion manifestée pour le groupe disparaît [chez Fabri] lorsque lapproche individuelle établit des relations qui permettent de découvrir les qualités de lautre, en dehors des préjugés habituels. »

9 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 253-256.

10 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 256.

11 Sur cette attitude particulière, cf. J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 334-337 (p. 334 et 335 pour les deux citations).

12 Sur cette manière de rapprocher laltérité, cf. J. Meyers « Merveilleux et fantastique dans le récit de voyage : le cas de lEvagatorium de frère Félix Fabri », “Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees”. Hommages à Francis Dubost, F. Gingras, F. Laurent, F. LeNan et J.-R. Valette (éd.), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 439-463.

13 Sur ce passage « à la limite de lhérésie », cf. les remarques de J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 185-186.

14 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 145-152, montre bien que tous les voyageurs ne sencombrent pas, comme Fabri, de sentimentalité en abordant la question des marchés desclaves et des lieux de prostitution.

15 Sur la littérarité de lEvagatorium, cf. J. Meyers, « Récit de voyage et littérarité : conception et principes de lectures de lEvagatorium de frère Félix Fabri (1483) », La littérarité latine, de lAntiquité à la Renaissance, B. Colot (éd.), Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 89-104.

16 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 471.

17 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 472.

18 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 339-340.

19 J. Meyers, « Fabris Latein », Die Welt des Frater Felix Fabri, F. Reichert et A. Rosenstock (éd.), Weißenhorn, Anton H. Conrad Verlag (« Veröffentlichungen der Stadtbibliothek Ulm », 25), 2018, p. 59-74, spéc. p. 73.

20 Cf. J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 304.

21 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 595.

22 J. Guérin Dalle Mese, Égypte, p. 596.

23 Cf. t. I, p. 63-65.