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Classiques Garnier

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Le sixième tome des Errances de frère Félix contient le traité VI, qui vise à donner une description, non pas de létat ancien de Jérusalem – que lon peut trouver dans tout ce qui précède, mais de son état à lépoque du pèlerin (fo 255 a-291 b)1. Il sagit de la première entorse importante au plan initial de lœuvre, qui prévoyait un traité pour chaque mois du voyage et un chapitre ou un paragraphe au moins pour chaque journée. Or ce traité ne correspond à aucun mois. Le tome V sachevait en effet sur la matinée du 24 août 1483, et le récit proprement dit ne reprendra au 25 août que dans la seconde partie de lEuagatorium, au traité VII (fo 2 b). Par ailleurs, la matière même du traité VI ne correspond guère à ce qui est annoncé : certes, il contient une description de létat « actuel » des deux temples les plus importants de la ville, le Temple de Salomon et le Saint-Sépulcre, dont Fabri, à vrai dire, fait surtout lhistoire (fo 251 a-269 a), ainsi quune liste rapide des différents peuples qui habitent « aujourdhui » la ville (fo 291 b), mais le reste est en réalité consacré à un traité dans le traité, qui relate la première croisade, la libération de la cité sainte et lhistoire du Royaume latin de Jérusalem (fo 269 a-291 a). Ce traité est donc pour lessentiel un traité dhistorien2.

Frère Félix a parfaitement conscience que cette partie de son œuvre interrompt longuement son récit, puisquà la fin du traité précédent, il a indiqué pour le lecteur qui serait pressé de vivre le départ pour le mont Sinaï que celui-ci pouvait se lire au début de la seconde partie. Les raisons de cette longue interruption du récit journalier sont à la fois 8littéraires et symboliques. Dune part, comme je lai expliqué ailleurs3, Félix Fabri a cherché soigneusement à ce que son texte reflète au plus près le voyage réel, et lorsque les pèlerins sont confrontés à une longue attente, le récit sinterrompt lui aussi pour faire patienter à son tour le lecteur. Or, avant le départ pour le monastère Sainte-Catherine, les pèlerins ont attendu presque un mois. Dautre part, cette histoire du passé glorieux et chrétien de Jérusalem dans le traité VI occupe le centre exact des onze traités de lEuagatorium : cinq traités le précèdent et cinq autres le suivent. Le Royaume latin de Jérusalem est ainsi au cœur de lœuvre comme un paradis perdu que seule lHistoire peut encore faire revivre. Comme la écrit Jean Flori, « la première croisade est sans aucun doute lun des événements les plus marquants de lhistoire du Moyen Âge » et le nombre « exceptionnellement élevé des documents relatifs » à celle-ci « témoigne à lui seul de limportance et de la portée de cette expédition aux yeux de ses contemporains4 ». Lhistoire de celle-ci au centre de lEuagatorium prouve que dans limaginaire et la culture historique dun pèlerin comme frère Félix, cette expédition avait gardé la même importance et la même portée et quil était donc impensable quelle neût point sa place dans une œuvre qui est aussi, pour reprendre les mots de Philippe Braustein, « un ouvrage de synthèse5 ».

Dans ce volume, le lecteur trouvera peut-être la plume de lauteur moins pittoresque, moins séduisante et moins alerte, dans la mesure où le narrateur sefface presque totalement derrière son récit, même sil noublie jamais, ici et là, de focaliser lattention sur lun ou lautre détail dramatique capable de réveiller lintérêt et de susciter lémotion, comme dans lexemplum héroïque des religieuses bénédictines de Jérusalem, qui se mutilent le visage pour échapper à la violence des Sarrasins lors de la prise de la ville en 1187 (fo 230 b-231 a), ou dans lévocation poignante de cette femme riche et célèbre, qui, dépouillée de tout, jette à la mer son propre fils dans une crise de désespoir (fo 281 a-282 b). Les pages de Fabri relèvent essentiellement dans ce volume de la compilation : il 9convoque toute une série dauteurs, notamment Guillaume de Tyr et Antonin de Florence, pour relater la prise de Jérusalem, faire le portrait de ses rois latins et évoquer la perte du Royaume. Son récit napporte aucun élément nouveau à la connaissance des faits historiques, mais, comme les épopées de la croisade, cest un document « précieux moins pour lhistoire événementielle que pour lhistoire de la littérature et des mentalités collectives6 ». Car la manière dont lauteur construit sa compilation fait de lui un « spectateur engagé », un spectateur qui, certes, regarde les événements de loin, mais qui, comme les chroniqueurs contemporains, « choisit ces faits et les interprète à sa manière, selon sa propre personnalité, sa mentalité et ses implications religieuses, morales, sociales et historiques7 ».

Sur les principes dédition, nous renvoyons le lecteur aux explications données dans le premier tome8. Nous avons tiré profit de traductions partielles du traité VI que trois de mes anciennes étudiantes avaient jadis données dans le cadre de leur mémoire de Master : Mélanie Brengues (fo 263 b-269 a), Marie Longfort (fo 269 a-273 b) et Marie Laëtitia Robert (fo 255 a-263 b et fo 274 a-282 a). Quelles trouvent ici lexpression de notre reconnaissance !

Jean Meyers

1 Le texte latin édité ici correspond aux p. 200-328 du tome II dans lédition de Hassler : Fratris Felicis Evagatorium in Terrae Sanctae, Arabiae et Egypti Peregrinationem, éd. C. D. Hassler, Stuttgart (« Bibliothek des Literarischen Vereins », 3), 1843, t. II.

2 Sur Fabri historien, voir les remarques de M. Tarayre, « LEvagatorium de Frère Félix Fabri, du récit de pèlerinage à lécriture de lHistoire », dans Écritures de lhistoire, Montpellier, PULM (« Cartes blanches », 3), 2008, p. 145-160, qui sappuie notamment sur certains passages du traité VI.

3 Cf. J. Meyers, « LEvagatorium de Frère Félix Fabri (1483) : de lerrance du voyage à lerrance du récit », Le Moyen Âge, t. 114, 2008, p. 9-36.

4 J. Flori, Chroniqueurs et propagandistes. Introduction critique aux sources de lhistoire de la Première croisade, Genèvre, Droz (« Hautes Études médiévales et modernes », 98), 2010, p. 7-8.

5 P. Braustein, « Du Danube au Sinaï : le passé et le présent du monde », dans Létranger au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 285.

6 K. H. Bender, « La geste dOutremer ou les épopées françaises des croisades », dans D. Buschinger (éd.), La Croisade : réalités et fictions. Actes du colloque dAmiens, 18-22 mars 1987, Göppingen, Kümmerle, 1989, p. 30.

7 Jadapte ici une citation de J. Flori, Chroniqueurs et propagandistes, p. 9.

8 Cf. t. I, p. 63-65.