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Classiques Garnier

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Le quatrième tome des Errances de frère Félix contient la suite du traité 4, consacrée à la période du 16 au 20 juillet 1483 (fo 164 a-210 a)1.

Le 15 juillet sachevait le pèlerinage de Jérusalem, comme lindiquait Fabri dans la dernière phrase de notre tome III (Evagatorium I, 4, fo 164 a). Ce tome IV commence donc le soir du 15, quand les guides viennent chercher les pèlerins pour les emmener à Bethléem, qui faisait partie des excursions habituelles en Terre sainte et où lon se rendait à dos dâne par une route que Casola2 trouvait « la plus belle… dans ces contrées ». Tout le long du chemin, divers lieux saints « charment et émerveillent » les pèlerins (Evag. I, 4, fo 164 b) : endroit où les trois Rois firent une halte, endroit où la Vierge enceinte se reposa, lieu de naissance du prophète Élie, champ dAbaquq, tombeau de Rachel, et un peu plus loin, sur lancien site dun jardin de Salomon, les voyageurs aperçoivent enfin Bethléem, dominée par léglise Notre-Dame. À Bethléem, le Dominicain décrit la cellule de travail de saint Jérôme, son sépulcre, celui de saint Eusèbe, le lieu de la circoncision de Jésus, celui où les Mages préparèrent leurs présents, mais cest surtout la grotte de la Nativité, « le plus saint et le plus doux des lieux », et la crèche qui provoquent chez lui une émotion sensible jusque dans son écriture.

Le 17 juillet, les pèlerins sont de retour à Jérusalem où, après le déjeuner, ils sinstallent pour se reposer. Cest alors que vient une longue et savante description de Bethléem (fo 176 a-182 b). Comme dans la description de Jérusalem, frère Félix fait dabord revivre le passé

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de la cité, se conformant en cela à la plupart des récits de pèlerins, qui, comme la bien montré A. Graboïs3, « ont façonné une image irréaliste de la Terre Sainte, quils ne voulaient connaître que sous forme dune actualisation de son passé sacré, et non pour ses réalités contemporaines, appréhendées comme une émanation du profane. Ainsi, les conditions effectives, voire les réalités contemporaines nont pas été estimées dignes de figurer dans les témoignages des pèlerins, au profit du passé biblique, quils “actualisaient” sous forme dun présent sacré. » Mais notre Dominicain, comme à son habitude, se démarque des autres ; comme il le fit pour Jérusalem, il sintéresse ici aussi aux réalités de son époque : à côté de la Bethléem « mémorielle », biblique et antique, figure une Bethléem « réelle » et contemporaine de lauteur. Si la plupart des pèlerins nétaient pas partis pour voir un monde nouveau, « Fabri se distingue à cet égard de ses compatriotes », comme lécrit J.-M. Pastré4, et « étonne par labondance et la précision des données quil nous livre ».

Le voyageur fait preuve dune rare érudition et dun esprit critique traquant sans cesse lerreur ou le mensonge. Sur le lieu de la naissance du prophète Élie, Fabri sétonne quil ait pu naître à cet endroit et cherche savamment une explication « pour sauver la vérité de ses Errances » ; il ne voit dans la légende des petits cailloux du champ dAbaquq quune « histoire puérile » ; il contredit, sur le témoignage des Écritures, un pèlerin qui voudrait voir dans la citerne qui se trouve dans le même champ celle où Joseph fut jeté par ses frères ; il refuse de croire, comme Nicolas de Cues, que Jésus ait pu parler à sa mère au moment de sa naissance ; la crèche du Seigneur ayant dû être en pierre, « comme le sont encore aujourdhui les crèches dans ces contrées », il ne comprend pas « pourquoi on raconte habituellement que sainte Hélène emporta dici une crèche en bois » ; les

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reliques vendues aux pèlerins comme des restes des saints Innocents ne sont que des corps denfants nés avant terme ou morts peu après la naissance et dont les Sarrasins et les Mamelouks font un odieux commerce. Quand en revanche il se sent déchiré entre sa foi et son esprit critique, il ménage astucieusement les deux : ainsi, à propos du lait miraculeux de la Vierge suintant de sa grotte (fo 172 a-b), Fabri sait « par expérience » quil ne sagit que dun liquide distillé par une roche souterraine, mais pour ne pas manquer de respect à la Vierge, il sempresse de préciser quil ny aurait rien détonnant à ce que du lait suinte réellement dune roche si le Seigneur voulait par là « manifester la dignité et la préexcellence de sa mère ».

Après cette longue description de Bethléem, Fabri revient à la journée du 17 juillet. Peu avant minuit, les pèlerins assistent dans le Saint-Sépulcre à ladoubement des chevaliers, que notre auteur fait revivre en détail pour ses lecteurs et frère Félix interrompt son récit5 pour faire un long éloge, en quarante articles, de la chevalerie du Saint-Sépulcre, la plus digne et la plus noble de toutes.

Le 18, cest le départ pour les monts de Judée et la visite de différents lieux saints : maison de saint Siméon, source de la Vierge Marie, maison de Zacharie où les pèlerins chantent lAve Maria, endroit où poussa larbre de la Croix, etc.

Le 19 juillet, les voyageurs prennent la route périlleuse du Jourdain, périlleuse « pour les maulvaizes gens, qui [y] habitent, qui ne vivent que de rouberie », comme lécrit Caumont6. Et de fait, sur le chemin, la troupe est victime de vols et de jets de pierre, mais les pèlerins sont prêts à braver tous les dangers pour le bain dans le Jourdain. Arrivés dans la nuit à Jéricho, traversé au pas de course, ils voyagent encore trois heures avant de parvenir enfin, peu avant laube, sur les berges du fleuve, dont leau fait naître toutes les légendes, que Fabri ne manque pas dénumérer et de critiquer. Les péripéties de la baignade, au cours de laquelle un nageur faillit se noyer, sont contées par frère Félix avec une vivacité de plume et un réalisme bien rares

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dans les autres récits. Dans ces pages alertes comme souvent ailleurs, Fabri se met lui-même en scène en véritable personnage de roman pour décrire langoisse dont il fut soudain saisi à lidée de mourir nu, sans ses habits monastiques. Puis viendra une savante description du Jourdain et de son origine.

Fabri profite du récit du voyage de retour pour décrire le désert de saint Jean-Baptiste, son église, le saint lieu de Galgala, et bien sûr la cité de Jéricho, où lon visitait la maison de Rahab et celle de Zachée, puis, au sortir de la ville, ses magnifiques jardins, dont les roses lui arrachent des cris dadmiration.

Dans ce quatrième tome, le lecteur sera à nouveau frappé, comme dans les trois premiers, par lart incessant et si varié de la digression chez notre pèlerin. Tout chez lui est prétexte à des excursus de toute sorte, mémoriels, philosophiques, anecdotiques, culturels… Lémotion sur les lieux de la Nativité entraîne lauteur dans un long développement sur la sainteté du lieu, et en revenant à son récit, il demande à son lecteur de lui pardonner de sêtre « trop égaré de son propos » (fo 170 a). La visite de la maison de Zacharie le conduit dans une discussion sur la polémique au sujet de lAve Maria entre les prieurs et les chanoines de léglise de Passau (fo 190 b – 191 b). Plus loin, dans le récit de la baignade dans le Jourdain, le Dominicain est conscient de sêtre « bien assez égaré en passant du bain dans le Jourdain à la navigation sur la Méditerranée » (fol. 198 B, p. 110). Lendroit où des enfants se moquèrent de la calvitie dÉlisée donne même lieu à plusieurs pages (fo 205 b-206 a) dun vibrant et curieux éloge des chauves !

Sur les principes dédition, nous renvoyons le lecteur aux explications données dans le premier tome7. Notre traduction a bénéficié de laide apportée par plusieurs traducteurs pour une ancienne version, qui devait paraître dans le cadre de la première édition montpelliéraine : les premières pages (fo 164 a-165 a) constituent la fin du passage quavait pris en charge Mlle Heidi François et les dernières avaient été traduites par moi-même (fo 196 a-198 b) et par notre collègue Laure Echalier (fo 198 b-210 a) ; le reste repose sur la révision du travail fourni par trois étudiants dans le cadre de leur mémoire de maîtrise : les fo 165 a-175 a avaient été traduits par M. Pierre Reignaud, les

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fo 175 b-186 b par Mlle Delphine Montalibet et les fo 186 b-198 b par Mlle Isabelle Mariette. Enfin, Monique Goullet, de lIRHT, avait fait jadis de lensemble de la traduction une relecture minutieuse dont nous avons tiré profit.

Tous ont droit à notre profonde gratitude.

Jean Meyers

1 Le texte latin édité ici correspond à la fin du t. I et au début du t. II de lédition de Hassler : Fratris Felicis Evagatorium in Terrae Sanctae, Arabiae et Egypti Peregrinationem, éd. C. D. Hassler, Stuttgart (« Bibliothek des Literarischen Vereins », 2), 1843, t. I, p. 431-480 et t. II, p. 1-76.

2 Pietro Casola, Viaggio a Gerusalemme [1494], éd. G. Porrò, Milan, 1855, p. 251.

3 A. Graboïs, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, Paris, 1998, p. 14 (cf. aussi p. 99).

4 J.-M. Pastré, « Le pèlerin et son image : ce que nous apprennent les récits de voyage allemands de la fin du xve siècle », Limage du pèlerin au Moyen Âge et sous lAncien Régime, P. A. Sigal (dir.), Rocamadour, 1994, p. 121-130 (p. 123 pour la citation). Cf. aussi sur ce point les remarques de P. Braunstein, « Du Danube au Sinaï : le passé et le présent du monde », Létranger au Moyen Âge. Actes du XXXe congrès de la SHMESP, Paris, 2000, p. 283-297, qui écrit notamment (p. 288) : « Lambition de Félix Fabri nest pas dévoquer le passé de la Terre sainte, mais dévoquer ce quest le pays aujourdhui (qualis nunc sit). »

5 Cette « rupture formelle » est fréquente dans les récits de pèlerins, cf. N. Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge. Laventure du Saint Voyage daprès Journaux et Mémoires, Paris, 2000, p. 126.

6 Nompar De Caumont, Voyage dOutremer en Jherusalem (1418), éd. Le Lièvre de La Grange, Paris-Genève, Slatkine, 1858 [1975], p. 54.

7 Cf. t. I, p. 63-65.