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Classiques Garnier

[Les Divertissements de Sceaux] Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Divertissements de Sceaux
  • Pages : 51 à 54
  • Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 12
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812441813
  • ISBN : 978-2-8124-4181-3
  • ISSN : 2258-3556
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4181-3.p.0051
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/04/2011
  • Langue : Français
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PrÉface

La plupart des Ouvrages que l’on trouve rassemblés ici ne devaient pas vraisemblablement sortir du petit cercle où ils ont été renfermés d’abord. Ce sont de purs amusements, des jeux imprévus, non pas des compositions méditées ; et jusqu’aux divertissements qui paraissent le mieux suivis, ce ne sont à vrai dire que des espèces d’impromptu, propres seulement pour les occasions qui les ont fait naître. Cependant, toutes les personnes qui ont vu les fêtes de Sceaux, ou qui ont connu plus particulièrement les occupations et les plaisirs de ce beau séjour, ont jugé qu’il n’y aurait rien de plus agréable que le recueil qu’on ferait de ces choses. Comme c’était rappeler la mémoire de tant de conversations et de tant d’objets qui avaient extrêmement touché, et que c’était en quelque sorte les rendre toujours présents, ce dessein fut fort bien reçu, sans que l’on s’engageât pourtant à l’exécuter.

Ceux qui devaient y prendre le plus de part, opposaient beaucoup de difficultés. Entre autres, que ces pièces échappées au hasard et sans préparation n’auraient point les grâces ni la Justesse qu’on aurait pu leur donner, si l’on avait cru les exposer au grand jour, et leur faire essuyer une critique sérieuse et réfléchie. Que les Lecteurs de sang froid1 n’entrent point en considération, ni des sujets, ni des lieux, ni des ordres reçus, ni de la précipitation, où l’on est quelquefois entraîné. Qu’ils jugent impitoyablement sur cette maxime tant rebattue : « Le temps ne fait rien à l’affaire2 ».

Cette juste défiance n’a point prévalu. Les aimables assemblées de Sceaux ont toujours rappelé la satisfaction que ces pièces avaient donnée. On en a fait à diverses fois des lectures qui ont été aussi applaudies en corps, qu’elles l’avaient été en détail. On ne s’est pas contenté d’entendre

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lire. On a dit qu’il fallait du moins que toutes les personnes qui y étaient nommées, ou intéressées, en eussent chacune3 une copie, surtout celles qui composent cette cour choisie que Madame la Duchesse du Maine s’est attachée sous le nom de l’Ordre de la Mouche-à-Miel, dont on verra l’institution et les lois dans le divertissement intitulé le Prince de Cathay. Tous en firent de grandes instances ; et l’on a conclu enfin, à la pluralité des voix, que pour distribuer plus commodément ce Recueil, et le conserver mieux, il fallait le faire imprimer. Mais lorsqu’en dernier lieu l’on est venu à l’exécution de ce projet, on a trouvé des sujets de douleur dans les mêmes choses qui avaient causé tant de plaisir. La mort de deux grands Princes4, et d’autres personnes considérables, si souvent nommées dans ces ouvrages, a plutôt obligé à donner des larmes à leur perte que nous ne saurions trop plaindre, qu’à retracer des Amusements dont ils avaient partagé et redoublé la joie. On ne peut toutefois se résoudre à rien perdre de ce qui nous reste d’eux, et que leur mémoire nous rend si cher.

C’est une passion commune dans les siècles éclairés de recueillir tout ce qui regarde les grands Hommes. L’histoire conserve à la postérité leurs actions éclatantes et leurs plus hautes vertus. Mais on aime s’entretenir des circonstances de leur vie particulière. Montaigne triomphe quand il fait de ces fortes découvertes au sujet des Hommes illustres de l’Antiquité. Les moindres fragments nous en deviennent précieux. Un de nos plus fameux Auteurs a témoigné singulièrement de cette curiosité. On la voit dans ce qu’il a écrit de la Conversation des Romains. Il va chercher jusque dans la vie du vieux Caton5, et dans les secrets les plus retirés de son domestique des paroles plaisantes, pour montrer qu’un si grave Censeur se dépouillait quelquefois de son austère sévérité6.

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Nos Historiens parleront des Sièges et des Batailles où s’est trouvé feu Monsieur le Duc7 ; de la Bataille de Nerwinde8, dont il détermina le succès par son intrépide valeur. Ils décriront avec quels applaudissements nos Soldats le voyaient mêlé avec eux à la tête de la tranchée, et dans le fort des plus dangereuses attaques. Ils n’oublieront pas les Guerres de Hongrie9, où feu Monsieur le Prince de Conti10 s’est signalé à la vue de tant de fières Nations. Ils diront comme son courage et ses conseils ont éclaté dans toutes les grandes actions qui se sont passées en Flandres11.

On sait combien l’un et l’autre de ces Princes avaient l’esprit orné12, et l’on verra qu’ils savaient l’employer en des divertissements ingénieux. Feu Monsieur le Duc de Nevers était bien digne de les seconder, lui qui avait joint la force et la beauté de l’ancienne poésie de Rome avec toute la pureté et toute la délicatesse du langage français. Après avoir fait admirer si justement l’élévation de son génie dans ces beaux vers qu’il s’est obstiné de dérober au public, il a montré en faveur de Sceaux qu’il était aussi propre quand il voulait pour des Ouvrages enjoués, que pour les Productions les plus sublimes.

Dans ces descriptions des plaisirs de Sceaux, on a laissé échapper des chansons et des transports de joie qui ne sont que des agréments de l’esprit, et de simples inspirations des Muses. La Princesse qui s’y trouve si souvent chantée voulait ainsi, par une douce liberté, et par une charmante humeur, animer la gaieté de ses convives.

Au reste, je ne conseillerais pas à ceux qui ne connaissent, ni Sceaux, ni les Personnes qui l’habitaient d’ordinaire, de s’arrêter à cette lecture. Ils pourraient y trouver beaucoup d’endroits qui leur sembleraient peu intelligibles.

On me permettra seulement de dire en général que sans rabaisser la magnificence et la somptuosité qui se trouvent dans ces Fêtes, et qui

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ont relevé la beauté du lieu, et agrémenté les plaisirs de la belle saison, ce n’est pas ce qu’il faut louer le plus. C’est la manière dont Madame la Duchesse du Maine prépare ces délassements au Prince à qui elle est si étroitement unie13 ; c’est le soin dont ce Prince contribue lui-même à l’envi à tout ce qui est capable de lui plaire. Tous ces agréments, tous ces charmes dont on verra ici la peinture leur sont également dus, et partent de l’impression commune de leur esprit.

[1] Le texte porte « de sens froid », que le Trésor Informatisé de la Langue française signale comme d’emploi rare, par confusion avec « sang froid ».

[2] Alceste à Oronte dans Le Misanthrope, acte I, sc. 2.

[3] Le texte original porte « chacun ».

[4] Allusion à la mort, en 1710, du frère de la duchesse (Louis III de Bourbon-Condé, Monsieur le Duc dans les Divertissements) et du mari de sa sœur, François-Louis, Prince de Conti (1664 – 1709). Ces deux morts ont été précédées, en 1709, par celle du père de la duchesse, Henri-Louis de Bourbon. Enfin, le duc de Nevers, autre participant très en vue des fêtes de Sceaux, était décédé en 1707.

[5] Marcus Porcius Cato, dit Caton l’Ancien ou Caton le Censeur, a vécu à Rome de 234 à 149 av. J. C. Il est connu pour avoir exercé ses fonctions de censeur avec beaucoup de sévérité, visant l’assainissement des mœurs publiques.

[6] Il s’agit de Guez de Balzac et de son « Discours à Madame de Rambouillet. Suite d’un entretien de vive voix sur la conversation des Romains » (v. Œuvres de J.-L. Guez de Balzac, éd. L. Moreau, Paris, Jacques Lecoffre et Cie, 1854, tome I, p. 225-230), qui évoque abondamment Caton.

[7] Afin de ne pas surcharger l’appareil des notes, toutes les précisions quant aux personnes citées par les Divertissements, qui font partie de l’entourage habituel du duc et de la duchesse du Maine, sont à trouver dans la prosopographie placée en fin d’ouvrage.

[8] Elle eut lieu le 29 juillet 1693. Monsieur le Duc y participait sous le commandement du duc de Luxembourg.

[9] 1707-1708. Louis XIV soutient le parti des « mécontents », conduits par Rakóczi, afin de déstabiliser la maison de Habsbourg.

[10] Comme pour les noms de lieux, c’est la graphie moderne des noms, qui s’est imposée comme la plus usuelle, qui sera retenue. Ainsi, « Conty » devient tacitement « Conti ».

[11] Allusion principalement aux batailles de Ramillies, en 1706, et de Lille, en 1708.

[12] La faute d’accord du texte d’origine (« avait l’esprit orné ») a été corrigée.

[13] Il s’agit, bien entendu, du duc du Maine.