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Classiques Garnier

Introduction à la première partie

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Introduction
à la première partie

Toute étude de la pensée politique de Rousseau se présente, à un degré ou à un autre, comme une tentative pour résoudre ce quon pourrait appeler lénigme de la volonté générale. Concept le plus célèbre de Rousseau, cest aussi le plus controversé. Difficile, en effet, de faire la part des choses entre limmanence sociale des mœurs et le constructivisme démocratique des principes, entre lhistoricité du collectif et le décisionnisme de la volonté1.

Dans cette partie, la genèse du concept de volonté générale est reconstituée. Létude de la première version du Contrat social fait apparaître la volonté générale comme le terme dune réaction en chaîne allant de Burlamaqui à Diderot et de celui-ci à Rousseau2. Le problème qui leur est commun est celui du fondement de lobligation. Si les hommes naissent libres, égaux et indépendants, quels liens moraux peuvent-ils se reconnaître les uns vis-à-vis des autres ? La thèse la plus puissante de Rousseau, qui commande presque entièrement sa rupture davec ses prédécesseurs, est quil se refuse à présupposer ce quil sagit justement pour lui dexpliquer : la société. En conjecturant hyperboliquement lisolement complet et lauto-suffisance des individus 26à létat de nature, Rousseau donne au problème de lobligation une acuité inégalée. Lobligation à légard dautrui ne senracine pas dans la nature humaine, parce que les hommes ne sont pas naturellement en lien les uns avec les autres, et ne sauraient, de ce fait, se reconnaître de devoirs naturels les uns vis-à-vis des autres. Elle doit donc trouver sa source dans la nature de lassociation politique. Cest delle seule que, selon Rousseau, lêtre humain tire indissociablement sa moralité et son bonheur – cest la thèse centrale du Manuscrit de Genève. Et cela, même dans les conditions politiques les plus dégradées : cest la leçon de lÉmile. La volonté générale trouve son fondement dans laspiration au bonheur dêtres humains irréversiblement socialisés, soucieux de vivre dans les meilleures conditions collectives possibles.

Cette reconstitution savère dautant plus éclairante que ces caractéristiques de la volonté générale passeront au second plan dans la version définitive du Contrat, dont lordre dexposition ne reflète plus celui de la découverte. Le chapitre le plus important du Manuscrit de Genève débute ainsi : « Commençons par rechercher doù vient la nécessité des institutions politiques3. » Ce nest plus la nécessité des institutions politiques, dont lexistence est désormais présupposée, mais leur seule légitimité qui fera lobjet de la version définitive : « Comment ce changement sest-il fait ? Je lignore. Quest-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question4. » Le lexique du bonheur et de la vertu cède la place dans le Contrat social à celui de la liberté et de la volonté. En rendant ses principes du droit politique indépendants de toute considération sur la nature (sociable ou insociable) de lhomme, peut-être Rousseau soustrayait-il son argumentation à des objections évitables ; peut-être jugeait-il bon deffacer les traces de son dialogue avec larticle de Diderot ; peut-être constatait-il son échec à théoriser dune seule pièce le jugement politique et le jugement moral. Reste que la version définitive du Contrat social sémancipe de ce fait du projet initial qui avait été celui des Institutions Politiques. La question ny sera plus celle de la nature du gouvernement propre à rendre les hommes meilleurs, mais à maintenir la liberté civile et politique.

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Lhypothèse génétique qui gouverne cette partie est que les Institutions Politiques – telles du moins que Rousseau en fait remonter le projet en 1743 – ne sont pas tant lancêtre du Contrat social que des trois Discours. Mieux : le projet auquel elles donnent leur nom constitue la matrice souterraine, mais restée implicite, articulant les principes du droit politique à lhistoire de la morale. Or, Rousseau a délibérément choisi daffranchir le Contrat social de toute dépendance logique aux thèses du Second Discours.

Rendre raison du projet que définit le Contrat social, et particulièrement de la manière dont est construit peu à peu le concept de volonté générale, impose donc dexaminer lévolution de la première à la dernière version de celui-ci. Le Manuscrit de Genève offre une vue imprenable sur lopposition de Rousseau au jusnaturalisme, dont lœuvre de Jean-Jacques Burlamaqui était regardée comme le parachèvement. Par la médiation de Diderot, qui en conteste loptimisme lénifiant, Rousseau sinvite dans la réflexion sur l« obligation en général », dont il montre quelle ne peut avoir pour origine que les institutions politiques, quoiquelle les excède par son fondement. La critique adressée à Diderot, et à vrai dire retournée contre lui, délivre des enseignements importants sur le sens donné initialement par Rousseau à la volonté générale, fondée sur lamour de soi dhumains que la socialisation a unis malgré eux, et dont il ne dépend pas de ne pas vouloir leur bien.

Un dernier moment sattache à tirer les implications de cette évolution pour linterprétation du Contrat social. Si la perspective eudémoniste qui traversait encore le Manuscrit de Genève est largement remisée, elle permet déclairer labandon du concept de vertu et de densifier dappréciation des problèmes de rationalité collective et pratique en jeu dans lopposition entre volonté particulière et volonté générale.

1 Sur cette ambiguïté de la volonté générale et son héritage historique, voir C. Bertram, « Rousseaus Legacy in Two Conceptions of the General Will : Democratic and Transcendent », The Review of Politics, no 74, 2012, p. 403-419.

2 Lexpression de volonté générale a des précédents théologiques malebranchistes et pascaliens dont Patrick Riley a fait des composantes importantes du concept. Voir P. Riley, The general Will before Rousseau : the transformation of the divine into the civic, Princeton, Princeton University Press, 1986. Sur la critique dune telle généalogie, voir B. Bernardi, La fabrique des concepts, op. cit., p. 393-434. Lexpression volonté générale avait déjà été employée dans le domaine moral et politique par Pufendorf ou Montesquieu. Mais cest clairement dans un dialogue avec larticle « droit naturel » de Diderot que Rousseau a peu à peu conquis lautonomie de son propre concept. Cest de là, à notre sens, quil faut en étudier les conditions de genèse, puis en suivre lévolution.

3 MG, I, II, OC III, p. 281.

4 CS, I, II, OC III, p. 351.