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Classiques Garnier

Introduction à la troisième partie

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Les Corps de Marivaux
  • Pages: 291 to 293
  • Collection: Enlightenment Europe, n° 71
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406106203
  • ISBN: 978-2-406-10620-3
  • ISSN: 2258-1464
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-10620-3.p.0291
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-26-2021
  • Language: French
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Introduction
à la troisième partie

« Au xviiie siècle la philosophie sinscrit (et ceci est radicalement nouveau) dans toutes les formes de littérature : des formes classiques prestigieuses, telles que la poésie ou la tragédie, aux formes traditionnellement méprisées dont le roman est lexemple le plus évident1 ». Il est un rapprochement avec une pensée philosophique que certains critiques marivaudiens ont minimisé. Dans son essai sur les journaux de Marivaux, Michel Gilot affirme à plusieurs reprises que ce dernier « diffère » ou est « loin2 » de Locke. De même, pour Henri Coulet, il est « encore peu touché par la philosophie sensualiste », et si parfois il la « devine » ou la « rejoint3 », ce nest pas sous la conduite du philosophe anglais. On ne peut certes pas savoir avec certitude si Marivaux a lu les œuvres de Locke. Mais faut-il pour autant sinterdire dexplorer les rapports entre lœuvre de lécrivain français et la philosophie empiriste à un moment où la diffusion des essais de Locke, traduits en français par Pierre Coste, est en pleine expansion ?

Alors quil souligne que la mémoire exceptionnelle de lhéroïne de La Vie de Marianne, « riche dun mélange de faits réels et fictifs, ainsi que de réflexions et de préférences devant différents types de femmes », assure son identité, Frank Salaün mentionne lauteur de lEssai sur lentendement humain et affirme qu« il serait tentant, daprès ces constations, de faire de Marivaux un disciple de Locke4 ». Si le terme « disciple », nuancé 292par Frank Salaün lui-même, est probablement trop fort et constitue une réponse à Henri Coulet et à Michel Gilot5, il nen reste pas moins quil rétablit un lien jusqualors peu exploré entre Marivaux et la pensée empiriste. Plus récemment, Érik Leborgne, Jean-Christophe Abramovici et Marc Escola ont remarqué la présence de principes sensualistes dans la sixième feuille du Cabinet du Philosophe6, tandis que Christophe Martin a rapproché les vertiges identitaires de Marianne de la « théorie du sujet empiriste dérivée de la philosophie de Locke7 ». Ces quelques réflexions ouvrent la voie à une recherche sur les liens apparemment féconds entre la philosophie lockéenne et les œuvres marivaudiennes. Par corps empiristes, nous désignons les corps des personnages qui forgent leurs idées et forment leur esprit à partir des impressions que les corps dautrui font sur leur sens.

Après un bref préambule philosophique, notre premier chapitre est consacré à la recherche des traces de la philosophie empiriste de Locke dans lœuvre de Marivaux. La sixième feuille du Cabinet du philosophe, pivot dans la production marivaudienne, comprend une réécriture synthétique des principes empiristes développés par le philosophe anglais dans lEssai sur lentendement humain. Cette réécriture fait fonction dintroduction à la fiction du « Monde vrai » qui commence précisément à la fin de la sixième feuille du périodique. Entre le narrateur du « Monde vrai » et « lhomme de distinction » qui le lui fait découvrir, sinstaure un rapport pédagogique analogue à celui que Locke décrit dans De lÉducation.

Cette relation pédagogique de nature empiriste, qui permet au narrateur dapprendre la langue du corps, est critiquée par le dispositif expérimental mis en scène dans La Dispute, pièce qui peut ainsi être lue comme lenvers critique du Monde vrai.

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La sixième feuille du Cabinet du philosophe et la fiction du « Monde vrai » fournissent de plus des indications de lecture pour lanalyse des romans-mémoires, dont la publication8 se situe entre limpression du Cabinet du philosophe (1734) et la représentation de La Dispute (1744)9. Jacob, héros du Paysan parvenu (1734-1735), et Marianne, héroïne de La Vie de Marianne (1731-1742) sont des figures denfant qui découvrent, accompagnées ou non dun gouverneur, un « Nouveau Monde » et qui font lexpérience dun langage dysfonctionnel et instable du corps.

1 J-J. Tatin-Gourier, Lire les Lumières, Paris, Dunod, 1996, p XI.

2 M. Gilot, Les Journaux de Marivaux, op. cit., p. 449 et 199.

3 H. Coulet, Marivaux romancier, op. cit., p. 12. Voir aussi H. Coulet et M. Gilot, Marivaux. Un humanisme expérimental, Paris, Larousse, 1973, p. 35 et suivantes. H. Coulet a plutôt rapproché Marivaux de Malebranche (« Marivaux et Malebranche », Cahiers de lAssociation internationale des études françaises, 1973, no 25. p. 141-160, doi : 10.3406/caief.1973.1029, http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1973_num_25_1_1029, dernière consultation le 25/03/2020).

4 F. Salaün, « Marivaux et le devenir femme : la généalogie des qualités féminines dans La Vie de Marianne », art. cité, p. 64.

5 Selon H. Coulet et M. Gilot, « [Marivaux] ne semble également se rapprocher du sensualisme que parce quil participe au mouvement général de la pensée à son époque, et non parce quil serait disciple de Locke », H. Coulet et M. Gilot, Marivaux. Un humanisme expérimental, op. cit., p. 36.

6 Voir le chapitre i de cette troisième partie. Pour E. Leborgne, il y a également dans La Dispute un « sensualisme lockien extrapolé à la base du schéma anthropologique » qui est développé lorsquÉglé découvre son reflet dans le ruisseau (« La solitude de lindigent philosophe et lanthropologie marivaudienne », art. cité, p. 160-161).

7 C. Martin, Mémoires dune inconnue : Études de La Vie de Marianne de Marivaux, op. cit., p. 139. Christophe Martin rapproche les multiples images et récits de soi que Marianne construit de « la théorie du sujet empiriste dérivée de la philosophe de Locke qui se fonde sur la discontinuité des qualités du moi et des expériences quil peut faire, des sensations quil éprouve », annonçant presque Hume.

8 À lexception de la première partie de La Vie de Marianne qui a été publiée en 1731, trois ans avant la publication du Cabinet du philosophe.

9 Dans leurs essais, R. Démoris (Le Roman à la première personne, op. cit., p. 410) et A. Deneys-Tunney (Écritures du corps, op. cit., p. 109 et suivantes) ont rapproché La Vie de Marianne du « Voyage au monde vrai », mais ils ne font pas de cette relation de voyage une clé de lecture pour analyser le romans-mémoires.