Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Les Convertis : parcours religieux, parcours politiques. Tome I. Période moderne
- Auteurs : Martin (Philippe), Suire (Éric)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Constitution de la modernité, n° 2
- Thème CLIL : 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- EAN : 9782406057963
- ISBN : 978-2-406-05796-3
- ISSN : 2494-7407
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05796-3.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/06/2016
- Langue : Français
Avant-propos
La conversion semble un phénomène d’actualité. En 1999, Danièle Hervieu-Léger s’interrogeait d’ailleurs pour savoir si les croyants actuels n’étaient pas de deux types : pèlerin et converti1. Aux États-Unis ce sont les born again des mouvements évangélistes, en Europe ces jeunes nouveaux musulmans qui se font djihadistes… La conversion est une redécouverte des origines, le désir de vivre une vocation, un acte de rupture avec une tradition, une volonté de s’insérer dans un groupe… Elle semble inscrite au cœur même du christianisme. Un des fondateurs de l’Église, saint Paul, n’est-il pas un converti ? Un homme qui a douté avant qu’une évidence s’impose à lui, le contraignant à quitter le chemin de Damas pour changer de vie.
Cette problématique n’est plus une terre inconnue pour les historiens, mais un vaste continent, régulièrement sillonné depuis le colloque pionnier du CMR 17 qui s’est tenu à Marseille en 19822. En s’appuyant sur les acquis d’une historiographie en cours de renouvellement3, nous nous sommes proposé de reconsidérer cette question. Que les laboratoires et les institutions partenaires de ces journées d’études soient ici remerciés, ainsi que leurs responsables, de même que tous ceux qui ont contribué à la réussite de cette manifestation : à Lyon, l’ISERL, le Larhra, le LabEx Comod, les universités Lyon 2 et Lyon 3 ; à Bordeaux, le CEMMC l’université Bordeaux Montaigne et le Conseil Régional d’Aquitaine.
Les organisateurs des rencontres de Lyon (11 et 12 décembre 2014) et de Bordeaux (2 et 3 mars 2015) ont élaboré un cahier des charges contraignant sur le thème des Convertis : parcours religieux, parcours politiques (xvie-xxie siècles). Il s’agissait de traiter à part égale la dimension politique et la dimension religieuse dans la trajectoire des convertis, ce qui restreignait l’horizon des possibilités. Il importait, ensuite, de privilégier les comportements des groupes par rapport à l’étude des personnes. Une alternative consistait à suivre des individus dont la trajectoire avait une valeur exemplaire, ce qui représentait une autre difficulté. Le présent ouvrage est le fruit de la première session de ce colloque scindé en deux volets, laquelle a réuni dix-neuf intervenants français et étrangers à Lyon autour des temps modernes.
L’introduction de Pierre Gisel, théologien et sociologue des religions, rappelle tout d’abord la signification proprement religieuse de la conversion, la radicalité qui s’y rattache, sa médiatisation par les Églises, son lien avec l’appartenance communautaire, ses résonances contemporaines dans l’évangélisme ou l’islamisme. Cinq voies sont ensuite explorées.
La première est celle des relations des convertis et des minorités religieuses avec l’autorité politique. Trois groupes minoritaires, incités à la conversion et placés sous le regard du prince, sont d’abord scrutés par Pierre-Jean Souriac, Mathilde Monge et Monique Weis. La communication de Pierre-Jean Souriac porte sur les gouverneurs huguenots, écartelés par une « double fidélité » au roi et à leur Église, dans le cadre du « protestantisme légal » établi en France à partir de 1598. Le parti protestant tient bien ses troupes et enregistre peu de défections dans les années 1610-1620, malgré l’installation des « convertisseurs » jésuites dans les places de sûreté, avec le soutien de la monarchie qui a autorisé leur retour par l’édit de Rouen de 1603. Mathilde Monge examine le cas particulier de la Rhénanie du Nord aux xvie et xviie siècles. Le poids de la contrainte y pèse de plus en plus sur les minorités, mais la forte compétition pour le contrôle des âmes entre diverses communautés religieuses – luthériens, catholiques, anabaptistes et réformés – et le morcellement territorial y fragilisent les appartenances religieuses. La conversion ne se manifeste pas forcément dans l’espace public ; elle ne se traduit pas toujours par un baptême ou par une abjuration officielle, ce qui facilite les passages d’un groupe à l’autre, en fonction de « besoins »
religieux, mais aussi, et peut-être surtout, sociaux et professionnels. La situation la plus paradoxale est sans doute celle des catholiques anglais, étudiés, pour la même période, par Monique Weis. Réduits au statut de minorité par le fait de la conversion de leur souverain, ils éprouvent des difficultés à résister aux tentatives de conversion dont ils font l’objet dans la seconde moitié du xvie siècle. Ils doivent alors élaborer un mode inédit de relation avec le pouvoir, qui ouvre un large éventail de comportements, allant de l’intégration dans l’Église d’Angleterre à la dissimulation ou, au contraire, à la recherche provocante du martyre.
S’ouvre alors une seconde partie, où la présentation de destins en lignes brisées témoigne de l’éprouvant parcours du converti et restitue des personnalités à la trajectoire exemplaire. La carrière universitaire de Philipp Apian, reconstituée par Axelle Chassagnette, a manifestement souffert de ses conversions personnelles. Successivement banni des territoires catholiques de l’Empire, puis de l’université luthérienne de Tübingen pour avoir refusé de signer la Formule de Concorde en 1583, le parcours de ce mathématicien témoigne à la fois de la fluidité des définitions confessionnelles, dans le Saint-Empire de la seconde moitié du xvie siècle, et de la confessionnalisation progressive des politiques universitaires et princières. Catholique « de souche » passé au calvinisme durant ses études, avant de se forger, estime Julien Léonard, « une foi originale et totalement incompatible avec la construction des identités confessionnelles », le pasteur Nicolas Anthoine ne peut échapper, quant à lui, à la peine capitale. Il fut exécuté à Genève en 1632, pour avoir eu le tort de nier la divinité du Christ, et revendiqué haut et fort son adhésion au judaïsme. Son instabilité a néanmoins embarrassé les ministres genevois. Ses écrits furent d’ailleurs conservés, alors que l’usage était de les brûler, pour pouvoir laver ses juges du soupçon d’avoir mis à mort un ancien élève des Jésuites. Ces convertis se sont isolés par leur choix religieux. Certains d’entre eux furent même considérés comme des traîtres à leur patrie à cause de leur changement de religion. C’est ce que montre Boris Klein à travers le processus de réécriture de la vie d’Heinrich-Julius Blume. Élève, à Helmstedt, du théologien iréniste Georges Callixte, Blume accéda à un poste de professeur à l’université, avant de se convertir au catholicisme. Il entreprit alors une carrière honorable dans la diplomatie au service de l’Empereur, mais devint la victime, à Helmstedt, d’une damnatio memoriae qui le présente comme
un opportuniste. Paul Pellisson-Fontanier a souffert, en France, d’une réputation semblable. Corinne Marchal réhabilite cet homme de lettres, issu de la noblesse de robe huguenote, qui, fut, selon Pierre Bayle, un des plus beaux esprits du xviie siècle. Il avait déjà obtenu la reconnaissance du souverain, en tant qu’historiographe du roi, quand il abjura le protestantisme en 1670. Sa conversion ne fut pas le gage d’une récompense, mais de sa fidélité au Très-Chrétien. Le « Grand Convertisseurs » fut en réalité un « grand tourmenté », acquis, lui aussi, à l’irénisme, qui ne cautionna ni les dragonnades ni la Révocation de l’édit de Nantes, mais s’adonna volontiers à la controverse avec ses anciens coreligionnaires.
Le troisième chemin parcouru par ce volume est celui qui nous amène à écouter ou à lire la mise en récit de la conversion dans un but de propagande politique ou religieuse. Quatre communications lui sont consacrées. Véronique Castagnet-Lars examine dix éditions sorties de l’atelier de Simon Millanges entre la fin du xvie siècle et le premier quart du xviie siècle. Elle s’interroge sur la spécificité de ces récits, qui visaient à informer et à convaincre, et sur la stratégie éditoriale adoptée par ce libraire bordelais engagé dans la cause catholique. Yves Krumenacker se penche sur la signification de la conversion chez les premiers réformateurs, à partir de l’exemple de la commutatio de Théodore de Bèze. Il n’existait pas encore d’Église protestante en 1548 : la conversion de Bèze est bien une « conversion du cœur », qui n’a d’autre enjeu que celui de la foi. Elle a fait, cependant, l’objet d’une reconstruction a posteriori. Bien que le théologien l’ait attribuée à la maladie, et l’ait assimilée classiquement à une nouvelle naissance, il avait, en réalité, songé à résigner ses bénéfices dès 1547. Sa décision paraît prise quand survint l’événement déclencheur. Stefano Simiz s’intéresse à la fois aux discours prononcés en chaire et aux versions de ces sermons qui furent imprimées au cours de la période 1650-1720. À travers l’utilisation des figures de S. Paul et de S. Augustin, il insiste sur la valeur modèle du récit de conversion, et l’usage qu’en firent les prédicateurs français. La contribution d’Eric Suire s’appuie sur 37 récits de conversion publiés au cours du xviie siècle. La plupart d’entre eux recourent à des arguments politiques, parmi d’autres motifs avancés pour justifier un changement de confession. Plus on s’avance dans le siècle, et plus l’adhésion au catholicisme est présentée comme une adhésion à la monarchie absolue, alors que la foi réformée est dans le même temps dénoncée comme un vecteur d’anarchie et de désobéissance civile.
Dans ce monde des convertis, certains tiennent une place à part : les pasteurs convertis à la confession majoritaire dans deux contextes politiques précis, celui de la reconquête catholique qui a suivi, en Bohême, la victoire de la Montagne Blanche de 1620, et celui de la Révocation de l’édit de Nantes en 1685. Il est difficile de mesurer l’efficience, à la fois dans le domaine symbolique et dans la pastorale, des anciens ministres convertis, car on perd habituellement leur trace après leur ralliement, qui fut le principal coup d’éclat de leur existence. Nicolas Richard mesure l’implication de douze ministres apostats dans l’enracinement de la religion catholique dans les paroisses de Bohême, massivement « hérétique » avant les succès militaires des troupes impériales, au début de la guerre de Trente Ans. Leur rôle fut de toute évidence minime. Les anciens pasteurs étudiés, convertis ou ralliés au catholicisme sous la pression politique, n’avaient ni l’étoffe, ni l’ambition d’être des curés modèles. Hypocrites ou sincères, les conversions de pasteurs prirent en tout cas une dimension politique dès lors qu’elles furent orchestrées, avec solennité et un sens quasi théâtral, par les autorités civiles et ecclésiastiques. Qu’elles aient eu pour origine la politique, la théologie ou un motif personnel, souligne Didier Boisson, les apostasies des pasteurs français avant la Révocation s’accompagnèrent de la volonté des pouvoirs publics de mettre en lumière leur abjuration, pour servir d’exemple à leurs anciens frères en religion. La communication de Luc Daireaux scrute avec la précision d’une loupe le destin des 178 pasteurs français convertis au catholicisme au lendemain de la Révocation, afin d’envisager les motivations et le caractère intéressé ou contraint de leur changement religieux. S’il remarque quelques convertis « zélés », représentant environ 20 % des effectifs des « apostats », la majorité s’en est tenue à une discrétion qu’on hésite à mettre sur le compte de la prudence ou du remords.
Arrivés au xviiie siècle, nous avons, dans un cinquième et dernier temps, regardé quelle était la signification de la conversion au temps des Lumières. Peut-on alors parler d’un affaiblissement du « poids » politico-religieux de la conversion qui résulterait de la sécularisation ou de l’affadissement des appartenances confessionnelles ? Comme le rappelle Stéphane Gomis, à partir des années 1760, un régime de tolérance de fait s’instaura en France à l’égard du protestantisme. Celui-ci ne fut pas exempt d’épisodes répressifs, et la législation royale resta plus
longtemps inflexible que l’attitude des curés au niveau local. Toutefois, les « nouveaux convertis » bénéficièrent peu à peu d’un climat intellectuel émancipateur. Si les notions de tolérance et de liberté de conscience servirent les protestants restés fidèles à la foi de leurs pères, elles profitèrent également aux gourous de l’acabit de Jakob Frank. L’activité religieuse de ce Juif polonais prétendument passé au catholicisme, résume Daniel Tollet, connut des phases successives qui furent autant d’étapes dans sa recherche de pouvoir, d’argent et de liberté sexuelle… Par son éloquence et ses fausses promesses, Frank réussit à duper les princes qu’il rencontra, leur faisant miroiter la conversion de ses coreligionnaires. Exceptionnellement, le converti prenait le pas sur son convertisseur ! Certes, le frankisme n’a pas survécu à la disparition d’Ewa, la fille de Frank, mais son caractère secret continua de fasciner le public d’Europe centrale, pour les mêmes raisons que la franc-maçonnerie. Ce fut sans doute la répression des pratiques chrétiennes, sous la Révolution française, qui finit par redonner à la conversion la signification religieuse et politique qu’elle avait en partie perdue. Dans les martyrologes mis en circulation à partir de la fin de l’année 1793, analysés par Paul Chopelin, la Terreur et ses violences sont présentées comme une manifestation du courroux divin, destiné à éprouver la foi des fidèles. Les relations des conversions survenues dans le contexte révolutionnaire retrouvent une place de choix dans la littérature pastorale et apologétique. Elles constituaient, aux yeux de leurs rédacteurs, la meilleure preuve de la vérité du christianisme, lequel finirait toujours par triompher des systèmes philosophiques qui lui étaient opposés.
Philippe Martin
Université Lumière – Lyon 2,
ISERL / LARHRA / LabEx COMOD
Éric Suire
Université Bordeaux Montaigne,
CEMMC
1 Hervieu-Léger, Danièle, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999.
2 La Conversion au xviie siècle, Marseille, CMR 17, 1983, 444 p. Parmi les publications récentes, voir notamment Boisson, Didier et Pinto-Mathieu, Élisabeth (dir.), La conversion. Textes et réalités, Rennes, PUR, 2014, 419 p. ; Marcocci, Giuseppe, De Boer, Wietse, Maldavsky, Aliocha, et Pavan, Ilaria (dir.), Space and Conversion in Global Perspective, Brill, 2014.
3 Le programme POCRAM (Pouvoir Politique et Conversion Religieuse Antiquité Période Moderne, coordonné par Isabelle Poutrin, Claire Sotinel, Corinne Péneau et Marie-Karine Schaub, sélectionné par l’ANR en 2013, propose d’analyser l’attitude du pouvoir politique face aux conversions religieuses, dans les situations de contact entre le christianisme et d’autres religions. L’Institut de Recherche pour l’Étude des Religions (IRER) a organisé les 24 et 25 octobre 2014 à Paris un colloque autour du thème « Entre judaïsme et christianisme : les conversions en Europe de l’époque moderne à l’apparition de l’antisémitisme politique ».