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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE


Marguerite Valdemarsdotter (1353-1412) fut sans doute l'une des actrices les plus importantes du Nord de l'Europe au Moyen Âge. Cette femme, poussée tant par une politique dynastique que par les circonstances, accéda à la régence dans les trois royaumes scandinaves. Fille du roi danois Valdemar iv Atterdag, elle épousa le roi norvégien Hâkon Magnusson, lui-même fils de Magnus Eriksson, roi de Norvège et de Suède. Elle fut en outre la mère du jeune roi de Danemark, Olaf, mort prématurément dans ses premières années.
Marguerite assit son pouvoir de manière remarquable ; mais veuve et sans descendance, elle fut très vite contrainte d'assurer sa succession dans les trois pays. Comme héritier et successeur, elle choisit le petit- fils de sa soeur, le jeune Bogislav, dont le père était le duc Vartislav de Poméranie-Stolp. Destiné à recevoir la couronne dans les trois royaumes scandinaves, Bogislav changea son nom pour celui d'Erik. Il fut couronné à l'occasion d'une rencontre qui se tint à Kalmar durant l'été 1397. La cérémonie eut lieu en présence d'une large assemblée de seigneurs et de représentants du haut-clergé. Mais cette rencontre fut aussi l'occasion de régler la question des relations entre le pouvoir royal et les conseils royaux  : on désigna désormais l'union personnelle qui vit là le jour entre le Danemark, la Norvège et la Suède, comme l'union de Kalmar. Erik était roi, mais c'était Marguerite qui détenait réellement le pouvoir et qui l'exerça activement jusqu'à sa mort en 1412.
L'assemblée qui se tint à Kalmar au milieu de l'été 1397 et qui donna naissance à une union personnelle entre les trois royaumes nordiques reste un des sujets les plus discutés de l'histoire nordique. Les documents qui furent établis à cette occasion constituent sans doute les sources les plus controversées de l'historiographie scandinave. Le débat scientifique interminable dont ces sources firent l'objet est à l'origine d'importantes divergences. Dans sa thèse, Raphaëlle Schott avance une hypothèse novatrice, solidement argumentée et convaincante  : ce qu'on appelle
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l'acte d'Union (Unionsbrevet) aurait en fait été établi par les hommes qui composèrent le premier Conseil de l'union des trois royaumes.
L'historiographie varie fortement d'un pays nordique à l'autre. La recherche a presque toujours privilégié une perspective nationale. Au Danemaxk, c'est surtout la thèse avancée pax Kristian Erslev (1852-1930), reprise plus tard par Aksel E. Christensen (1906-1981), qui prédomine. Cette école tend à faire de l'union de Kalmar une forme de pré-scan- dinavisme. Le scandinavisme, courant apparu au xlxe siècle, a souligné les ressemblances culturelles et linguistiques existantes dans les trois pays et s'est efforcé de développer entre eux une collaboration politique toujours plus poussée.
En Suède, l'historiographie s'inscrit dans une perspective plus nationale. Les thèses sont nombreuses, parmi lesquelles — et non des moindres — on trouve celles de Gottfrid Carlsson (1887-1964) et d'Erik LBnnroth (1910-2002). Mais d'une manière générale, le débat autour de l'Union de Kalmar a surtout posé la question du bien-fondé ou non de la domination danoise sur la Suède. En Norvège, le célèbre historien Halvdan Koht (1873-1965) a développée la théorie du commencement de la «  la longue nuit danoise  », une interminable période durant laquelle la Norvège aurait vécu sous l'hégémonie danoise. L'Union de Kalmar a de ce fait mauvaise réputation en Norvège. Elle marquait le début d'une époque sans roi national  : et cette perte d'influence de la Norvège au sein de l'union a été un grand sujet de préoccupation pour les historiens des pays nordiques. Ainsi, ce sont différents paradigmes nationaux qui ont dominé les débats. En se démarquant de ces diverses interprétations, enfermées dans leurs problématiques nationales, Raphaëlle Schott a pu ouvrir beaucoup de nouvelles perspectives et proposer une réinterpré- tation des faits qui me paraît essentielle.
La nouveauté des résultats apportés par cette recherche repose avant tout sur la méthode prosopographique, rarement mise en pratique par les historiens scandinaves, mais largement développée dans le milieu de la recherche française sur le Moyen Âge, en particulier au sein du Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris (LAMOP). Ce livre présente une investigation particulièrement minutieuse et fondamen- tale des individus dont on peut dire qu'ils composèrent l'élite politique dans le Nord dans les premières années de l'union de Kalmar. Cette étude n'a pas son équivalent dans l'historiographie antérieure. Grâce
15 à la combinaison de différentes informations, elle permet d'accéder à une meilleure compréhension des positions sociales, politiques et éco- nomiques de l'aristocratie dirigeante. Elle jette un éclairage nouveau sur la complexité des structures politiques et sociales, au premier rang desquelles les divers réseaux de sociabilité tissés entre les différents membres des élites scandinaves Ainsi devient-il possible de retracer dans leurs grandes lignes les pratiques politiques et leur mise en oeuvre dans les royaumes respectifs, ce qui n'avait jamais été le cas jusqu'alors.
L'auteur nous offre une analyse en profondeur des élites des trois royaumes, en montrant comment celles-ci, dans certains cas, venaient à se chevaucher. Mais surtout, elle met en évidence les spécificités de ces élites politiques, du moins celles qui font leur entrée au Riksrdd. Celles-ci avaient leur demeure dans quelques régions relativement bien définies. Au Danemark, c'est avant tout l'aristocratie des grandes îles, Sj~.11and et Fionie, qui formait le coeur du Conseil du royaume. En Suède, l'élite politique se composait principalement d'une aristocratie originaire des régions situées autour du lac M~.laren et de la province d'~sterg8tland. En Norvège, la plupart des conseillers provenaient d'Q~stlandet, dans le sud-est du royaume.
Ce sont les riksdd qui sont ici au centre de l'attention, et en cela, ce travail forme une contribution importante pour notre connaissance des institutions et de la culture politique de cette époque. Elle offre un large aperçu comparatif des cultures politiques propres à chacun des trois pays nordiques. En outre, Raphaëlle Schott a eu le mérite de replacer la culture politique des pays nordiques dans une perspective européenne.
Cette thèse met en lumière les structures et le fonctionnement des élites politiques. Mais elle présente aussi la personne de Marguerite comme une habile politicienne. Elle montre comment la reine a su ajuster différentes stratégies à des objectifs concrets, et plus largement aussi comment sa régence a constitué une période décisive dans l'évolution du pouvoir étatique au sein des trois royaumes nordiques. Marguerite, à la fois tutrice et mentor pour son jeune parent le roi Erik, s'est efforcée, avec succès, de renforcer le pouvoir royal. Cette période a été marquée — et l'étude de Raphaëlle Schott l'a clairement démontré —, pax une forte institutionnalisation du pouvoir politique. Les anciennes structures furent remplacées par de nouvelles, plus efficaces pour gouverner le royaume. Le système mis en place par Marguerite entraîna la disparition de l'ancien
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modèle où le monarque était surtout entouré de familiers étrangers désormais, ce sont les élites nationales qui dominent.
Marguerite et ses divers conseillers menèrent leur politique un demi-siècle après la peste qui entraîna bien des effets démographiques et économiques. Elle fut à l'origine d'une réduction drastique des revenus de la terre pour l'aristocratie. Une grande partie du sol fut laissée à l'abandon, vraisemblablement plus encore en Norvège qu'au Danemark et en Suède. Les taux d'intérêt s'effondrèrent  ; les revenus des propriétaires terriens connurent une forte diminution ainsi que, par conséquence, les recettes tirées de l'exercice du pouvoir gouvernemental qui permettaient de contrôler la puissance publique. Le savoir-faire avec lequel Marguerite, appuyée par ses conseillers, gouverna vers plus de centralisation témoigne très clairement d'une politique consciente et habile de sa part.
La thèse de Raphaëlle Schott apporte beaucoup aux connaissances que nous pouvons avoir de cette époque décisive dans l'histoire scandinave.



Thomas LINDKVIST
Professeur d'histoire médiévale à l'université de GBteborg