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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Les Chroniques et l’histoire universelle. France et Italie (xiiie-xive siècles)
  • Auteurs : Montorsi (Francesco), Maillet (Fanny)
  • Résumé : Après avoir passé en revue les origines chrétiennes et classiques du genre, la contribution identifie quelques défis majeurs qui attendent les chercheurs qui explorent le champ, encore à défricher, des chroniques universelles en langue vernaculaire.
  • Pages : 7 à 13
  • Collection : Rencontres, n° 537
  • Série : Civilisation médiévale, n° 46
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406119098
  • ISBN : 978-2-406-11909-8
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11909-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/12/2021
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Chroniques universelles, langue vernaculaire, état de la recherche, desiderata, recherches
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Préface

Visant à raconter le devenir du monde à partir dun moment déterminant pour toute lhumanité, lhistoire universelle repose sur une conception globale de la chronologie et des espaces qui sexprime dès lAntiquité gréco-romaine dans la pratique historiographique. Celle-ci produit des œuvres majeures, comme la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile ou les Histoires philippiques de Trogue Pompée. La première doit attendre les hellénistes du Quattrocento pour être redécouverte, la seconde est transmise à la postérité à travers labrégé latin de Justin, qui rencontre au Moyen Âge un succès étonnant.

Si laspiration à atteindre une totalité géographique et chronologique est liée, pour les auteurs antiques, à lexistence dune puissance globale – lempire de Rome ou celui de Macédoine –, il en va différemment pour la pensée chrétienne. Les Chrétiens adhéraient à lidée dune origine commune pour lhumanité issue tout entière dAdam et Ève, et croyaient de même à lunion ultime des fidèles avec Dieu. Lhistoire était la fille dun projet divin impliquant tous les hommes. Telle quelle était et devait être pratiquée par les chrétiens, lhistoriographie était toujours une historiographie de lhumanité.

Après les expériences liminaires dapologètes tels que Julius Africanus ou Hyppolite de Rome, lOccident reçoit dans lAntiquité tardive des modèles achevés dune historiographie moulée dans la vision chrétienne du temps. En traduisant du grec les Canons chronologiques dEusèbe, Jérôme met à disposition de nombreuses générations une chronologie détaillée, réunissant histoire profane et histoire sacrée, couvrant le monde habité depuis Abraham. En séloignant de la sécheresse chronologique des Canons pour embrasser le style narratif, Paul Orose retrace ensuite lhistoire de lhumanité depuis Adam dans une œuvre qui aura une influence extraordinaire sur les siècles à venir.

Désormais, à lépoque médiévale, tout écrit historique devient, pour reprendre les mots de Jacques Le Goff, un « discours sur lhistoire 8universelle1 ». De Bède à Isidore, de Fréculphe de Lisieux à Hugues de Fleury, de Sigebert de Gembloux à Vincent de Beauvais, en passant par Hélinand de Froidmont, pour ne citer que les plus illustres, la liste est longue de ces historiens qui écrivent une histoire de tous les temps et de tous les lieux. Cela sans compter les innombrables textes qui ne se laissent pas ranger stricto sensu dans la catégorie de lhistoire universelle mais qui ne manquent pas de sinspirer de sa vision. Grégoire de Tours nest pas le seul à faire commencer son œuvre par une création du monde et une histoire biblique, déroulant une chronique universelle que, dailleurs, les éditions modernes ont parfois pris soin descamoter.

Ce geste de censure éditoriale en dit assez sur lincompréhension qui a accompagné et accompagne encore ces productions de lesprit. Une méprise qui trouve sa lointaine origine dans la posture des historiens humanistes qui, fiers à juste titre des conquêtes dune nouvelle méthodologie, dénonçaient sans ménagement la grossièreté et la crédulité de leurs prédécesseurs.

Ce mépris na pas été ébranlé par lérudition du xixe siècle. Confrontés à limmense tâche de recenser, analyser, éditer la production historiographique du Moyen Âge, les éditeurs de chroniques ont souvent négligé les portions de texte qui napportaient pas dinformations originales, pour se concentrer uniquement sur ces parties modernes, parfois réduites, où les informations étaient de première main. Certaines des chroniques publiées par les Monumenta Germaniae Historica ainsi que par dautres collections nationales ne débutent, pour ainsi dire, que par leur fin, suivant un parti compréhensible dans le contexte de lépoque mais qui ne satisfait plus aux besoins de la recherche2.

Depuis le dernier quart du xxe siècle, et même avant pour certaines figures dexception3, les historiens et les littéraires ont investi avec un nouvel intérêt le champ des chroniques universelles. Dans les études médiévales, la nécessité de mieux comprendre les dynamiques 9de lhistoriographie est désormais chose acquise, en particulier pour ces siècles tardifs du Moyen Âge, dont la production historique est plus abondante mais aussi moins connue.

Forts de ce constat, il est heureux que des événements scientifiques reconnaissent les ferments qui animent la recherche dans ce domaine et en réunissent les acteurs, chaque jour plus nombreux mais aussi souvent isolés. Ainsi, en mai 2019, le Romanisches Seminar de luniversité de Zurich a organisé des journées détude autour de la chronique universelle dans lespace italien et français des xiiie et xive siècles. Le présent volume, publié grâce au soutien généreux et discret de Johannes Bartuschat et Richard Trachsler, donne la mesure des échanges qui ont eu lieu lors de ces deux journées.

Des voies diverses ont été parcourues par les chercheuses et chercheurs présents, dont on observe non sans se réjouir que la plupart appartient à la jeune garde des études médiévales. Dans la variété des objets et des méthodes employées, un certain nombre de thèmes indique a posteriori des points nodaux. Sans prétention dexhaustivité, on citera ici lanalyse des traditions textuelles, la question des modèles, la compilation.

Des trois éléments, le premier est le plus immédiatement évident. Pour mieux comprendre lécriture de lhistoire aux derniers siècles du Moyen Âge, la recherche doit sappuyer sur des fondements solides, une cartographie fiable des productions historiques, qui font pour lheure défaut. Les ressources existantes – du « Potthast » au Repertorium Fontium Historiæ jusquà la partie documentaire du Grundriss der romanischen Literaturen, pour ne citer que les principales ne satisfont pas les exigences élémentaires de complétude et de précision4. Une heureuse initiative comme celle dAnne Salamon de lUniversité de Lanval qui se dédie, à travers le site HU15, au recensement et à la description des chroniques universelles françaises du xve siècle, prêche par lexemple limportance dune campagne de recensement.

Ce recensement devrait sappuyer sur une identification plus minutieuse du patrimoine écrit. Des chroniques universelles attendent encore 10dans les rayons des bibliothèques de bénéficier dun inventaire qui viendrait élucider les descriptions laconiques des anciens catalogues5. Dans cette reconstruction de la culture historique dans sa matérialité on noubliera pas non plus lintérêt des recueils manuscrits. Par la copie et la compilation douvrages historiques au sein dun même témoin, des copistes ont pu créer des recueils qui, par lextension de leur empan chronologique, constituent de véritables chroniques universelles. Enfin, appliquée à ce domaine littéraire, la philologie précisera le panorama des écrits historiques, tout en lenrichissant. Il est significatif, en effet, que lon peine encore à démêler la tradition de certaines œuvres qui, malgré les titres unitaires des manuels, présentent des rédactions divergentes.

On peut souligner à ce propos que la comparaison systématique des témoins est cruciale pour un type décrits particulièrement sujet à la mouvance textuelle. Depuis que le genre de la chronique universelle existe, les historiens sappliquent à continuer la trame laissée en suspens par leurs prédécesseurs. Lénergie qui fait évoluer lœuvre au fil des rédactions nexerce pas son pouvoir seulement vers lavant, suivant cet élan prévisible qui comble lespace séparant le passé de lauteur et le présent du lecteur. La chronique universelle peut être complétée, pour ainsi dire, par le haut, en intervenant en amont, en deçà du point de départ. Des copies tardo-antiques de la Chronique dEusèbe et Jérôme introduisent des épisodes de lhistoire pré-abrahamique tandis que, plus près de nous, des témoins de la Chronique dite de Baudouin ajoutent des morceaux remontant à la Création6. Des gestes de remaniement peuvent porter sur le noyau narratif. Douée dune structure modulaire, la chronique se fonde sur une succession dépisodes pour partie juxtaposés au nom dune chronologie surplombante. Il devient alors tout aussi facile de prolonger que déliminer et remplacer7.

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Fondés sur le principe du remploi textuel, ces procédés décriture nous renvoient à un autre thème central pour la compréhension de lhistoriographie médiévale, à savoir la pratique de la compilation. Pendant les siècles médiévaux, il est impensable pour un historien décrire ex novo une narration sur les temps reculés alors que dautres récits, composés par des modèles déloquence, en traitent déjà8. Dans un monde où larchéologie et les sciences auxiliaires nexistent pas et où le savoir est essentiellement livresque, lœuvre sur les temps anciens ne peut quêtre traduction ou reprise. Pour la partie qui précède ce quil a pu connaître par lui-même, lhistorien est par la force des choses un compilateur. La chronique universelle est donc, si ce nest pour une moindre portion finale, une vaste compilation.

Les hommes médiévaux ont une parfaite conscience de cet état qui est pour eux la condition normale de lhistoriographe. Comme le dit le Ménestrel de Poitiers :

Et bien sache cil qui cest livre lira quil na rien du mien, ainz est tout des anciens, et de par eus dis je ce que je parole et ma voiz est leur meisme langue9.

Ma voiz est leur meisme langue, définition poétique du travail de lhistorien dont la modestie est bien sûr seulement apparente. Lhumilité cache la conscience de la profonde valeur dun travail de mémoire.

Ce serait par ailleurs une erreur de penser que la compilation épuise sa fonction dans le but de communiquer les paroles des ancêtres. Cette activité fondée sur des gestes successifs complexes (sélectionner, couper, rassembler, souder) produit aussi une création qui dépend dune singularité auctoriale qui se veut unique. Un texte ancien pour sa matière mais nouveau pour sa forme, antiquum certe materia et auctoritate, novum 12vero compilatione et partium aggregatione, comme le dit Vincent de Beauvais à propos de son œuvre10. Et le but de lhistorien, qui est avant tout un homme de lettres à cette époque, est aussi décrire une œuvre harmonieuse, comme cette chronique compilée « de plusieurs volumes tendans a une fin en lassemblement de une concordance, ainsi que plusieurs membres font en ung corps et tous ensemble ne sont que ung propre corps11 ».

Aujourdhui les chercheurs résistent mieux quon ne le faisait naguère à la tentation de juger avec suffisance des pratiques qui ont été pendant longtemps lobjet de préjugés. Si la compilation médiévale est désormais mieux éclairée grâce à la compréhension de son ancrage historique, la variété des techniques mises en œuvre na en revanche pas encore été évaluée dans toute son ampleur. Dans ce domaine, des différences ont existé entre lécrit en latin et celui en vernaculaire et il serait du plus haut intérêt de comprendre la nature et la raison de ces écarts.

Dernier point à évoquer, la question des modèles. Le genre de la chronique universelle constitue un rejeton tardif des lettres vernaculaires. En effet, les premiers ouvrages en langue romane quon peut dire historiques ont porté sur des temporalités, qui pour être variées, sont toujours particulières. À la fin du xiie siècle et au début du xiiie siècle, période déclat pour le genre en latin, les chroniques universelles ne sont cultivées que dans les cathédrales et les monastères12. En se frayant un chemin dans la langue maternelle, comme le remarquait jadis Paul Meyer, ces écrits se sont éloignés de leur matrice latine, pour adopter de nouvelles formes et exprimer de nouvelles tendances13. Un exemple de cette originalité est lHistoire ancienne jusquà César, première chronique universelle en langue romane qui, tout en sinspirant dOrose, ne peut être véritablement comparée à aucune autre chronique. Lauteur anonyme lui-même a dailleurs ressenti laudace de son geste lorsque, au seuil de son œuvre, il a écrit :

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Qui la matiere porsivra

e de cuer i entendera

oïr porra la plus haute ovre,

qui encor pas ne si descuevre,

conques fust en nos lengue traite14.

Donnera-t-on tort à ce clerc abandonnant lhumilité typique du prologue médiéval ? Cette Histoire ancienne est désormais bien connue grâce à de nombreuses contributions, qui en lespace dune vingtaine dannée ont profondément modifié létat de nos connaissances. Or, loin de démentir laudacieuse revendication de lauteur, ces recherches semblent au contraire confirmer la singularité de lœuvre.

Si lHistoire ancienne est désormais bien mise en lumière, combien dautres ouvrages restent encore entourés par une relative obscurité ? Face à lampleur du champ à défricher, des rencontres comme celles qui se sont tenues à Zurich invitent moins à tirer des bilans, par la force des choses, partiels, quelles nencouragent à poursuivre les recherches. Le travail, nayons pas peur des mots, est parfois ingrat, mais les récompenses ne manquent pas. Dans ce domaine pendant longtemps négligé, de nombreuses découvertes attendent les chercheuses et les chercheurs de bonne volonté15.

Francesco Montorsi

Université Lumière-Lyon 2

Fanny Maillet

Université de Zurich

1 Jacques Le Goff, La civilisation de lOccident médiéval, Paris, Flammarion, 1982 [1964], p. 141.

2 Un exemple parmi dautres est celui des éditions partielles de la Chronique dite de Baudouin, parues dans MGH SS, t. 25, 1880, p. 419-467 (par Johann Heller) et dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 21, Paris, 1855, p. 159-181 (par Dom Bouquet).

3 Une place de choix va à Anne-Dorothee von den Brincken, Studien zur lateinischen Weltchronistik bis in das Zeitalter Ottos von Freising, Düsseldorf, Michael Triltsch Verlag, 1957.

4 August Potthast, „Bibliotheca historica medii aevi“. Wegweiser durch die Geschichtswerke des europäischen Mittelalters bis 1500, 2. verbesserte und vermehrte Auflage, Berlin, W. Weber, 1896 ; Repertorium fontium historiae Medii aevi, Romae, Istituto italiano per il Medio Evo, 1962-2011, 11 vol. ; La littérature historiographique des origines à 1500 [GRLMA XI/1], éd. Hans Ulrich Gumbrecht, Ursula Link-Heer, Peter-Michael Spangenberg, Heidelberg, Carl Winter, 1987, 3 vol.

5 Il nest donc pas rare que le hasard et la ténacité produisent, dans ce domaine, des découvertes, cf. Jeffrey H. Kaimowitz : « A Fourth Redaction of the Histoire ancienne jusquà César », Classical Texts and Their Traditions. Studies in Honor of C. R. Trahman, éd. par David F. Bright et Edwin S. Ramage, Chico, Scholars Press, 1994, p. 75-87.

6 Michael I. Allen, « Universal History 300-1000 : Origins and Western Developments », Historiography in the Middle Ages, ed. Deborah Mauskopf Deliyannis, Leiden ; Boston, Brill, 2003, p. 17-42, part. p. 23. Pour la Chronique dite de Baudouin, voir par exemple le manuscrit Gent, Universiteitsbibliotheek, 415.

7 Comme dans la deuxième rédaction de lHistoire ancienne jusquà César, où le bloc sur la guerre de Troie a été remplacé par un autre morceau, équivalent sur le plan du contenu mais à la forme et aux dimensions fort différents. Voir Richard Trachsler, « LHistoire au fil des siècles. Les différentes rédactions de lHistoire ancienne jusquà César », Transcrire et/ou Traduire. Variation et changement linguistique dans la tradition manuscrite des textes médiévaux, éd. Raymund Wilhelm, Heidelberg, Carl Winter, 2013, p. 77-95.

8 « Roman history had been written by Livy, Tacitus, Florus, Suetonius, the Historia Augusta. There was no reason why it should be written again, because in the main it could be written only as Livy, Tacitus, Florus and Suetonius had written it. », Arnaldo Momigliano, « Ancient History and the Antiquarian », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 13, 1950, p. 285-315, part. p. 291 (passage sur les antiquaires des xve et xvie siècles).

9 Le prologue de cet ouvrage en large partie inédit, mais qui a été repris par les Grandes chroniques de France, est transcrit dans Natalys de Wailly, « Examen de quelques questions relatives à lorigine des chroniques de Saint-Denis », Mémoires de lInstitut Royal de France. Académie des Inscriptions et Belles Lettres, t. 17, partie 1 (1847), p. 379-407, part. p. 405.

10 Anna-Dorothee von den Brincken, « Geschichtsbetrachtung bei Vincenz von Beauvais. Die Apologia Actoris zum Speculum Maius », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, vol. 34, 1978, p. 410-499, p. 469.

11 Jean de Courcy, Bouquechardière, ms Paris, BnF, fr. 20124, f. 1r-v.

12 Joseph De Ghellinck, LEssor de la littérature latine au xiie siècle, Bruxelles ; Paris, Desclée de Brouwer, 1946, t. II, p. 93 .

13 Paul Meyer, « Discours de M. Paul Meyer, membre de lInstitut, président de la Société pendant lexercice 1889-1890 », Annuaire-Bulletin de la Société de lhistoire de France, 27 (1890), part. p. 82-106, part. 90. Lintervention porte sur lorigine et les premiers développements de lhistoriographie française.

14 Le passage est édité dans The Heard Word. A Moralized History, éd. par Mary Coker Joslin, Jackson, University of Mississippi Press, 1986, p. 76, v. 105-109 et The Histoire ancienne jusquà César. A Digital Edition, BnF, f. fr. 20125, ed. par Hannah Morcos, Simon Gaunt, Simone Ventura, Maria Teresa Rachetta, Henry Ravenhall, Natasha Romanova et Luca Barbieri, accessible sur le site http://www.tvof.ac.uk/textviewer/ (consulté le 14.04.2021).

15 Le volume publié sinscrit dans les recherches menées grâce à un subside Ambizione (Écrire les Anciens. Enquête littéraire et historique sur les représentations du passé dans la France médiévale. 1150–1350) accordé par le Fonds national de la Recherche scientifique suisse.