Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Carabiniers, de Joppolo à Audiberti, Rossellini, Godard. Génétique d’une prise d’armes
- Pages : 7 à 10
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 68
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406068846
- ISBN : 978-2-406-06884-6
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06884-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/12/2017
- Langue : Français
Préface
Le livre de Stéphane Resche surgit d’un monumental travail de thèse qu’il a consacré à l’auteur sicilien Beniamino Joppolo (1906-1963), basé sur une recherche extrêmement méticuleuse qui a permis le défrichage et le décryptage d’une œuvre magmatique et protéiforme, peu connue à sa juste valeur, tant en France qu’en Italie.
Pourquoi revenir, aujourd’hui, sur cet écrivain et dramaturge partiellement oublié ? Parce que le « cas Joppolo1 » – comme le nommait Claudio Meldolesi, l’un des principaux historiens du théâtre au xxe siècle en Italie – est révélateur de la complexité du devenir théâtral italien à cheval de la deuxième guerre mondiale, entre le désir d’un renouvellement profond des formes dramaturgiques et scéniques, et le besoin de reconstruction éthique après le ventennio fasciste. Cet auteur, qui avait partagé les aspirations (ainsi que les contradictions) esthétiques et morales de la génération des jeunes intellectuels et praticiens des GUF (Groupes Universitaires Fascistes) – parmi les principaux foyers, en dépit de leur appellation, de la dissidence culturelle pendant les années de guerre – et qui avait été considéré par Paolo Grassi et Giorgio Strehler comme l’exemple le plus prometteur d’une langue théâtrale enfin novatrice, se trouva à la Libération déconnecté du mouvement de renaissance institutionnelle des Teatri stabili, dont le prototype fut le Piccolo Teatro de Milan, dirigé justement par le binôme Grassi-Strehler.
Dans un élan de jeunesse débridée, on l’on avait comparé à Pirandello (Grassi), en le disant même capable d’en dépasser la leçon, puisque davantage disposé à « renverser définitivement le mécanisme du drame bourgeois2 » ; on avait exalté son panthéisme et ses hyperboles (Strehler) : « désintégration des hommes et des choses », « vides effrayants, sans 8limites dans l’espace », « couleurs d’une violence incommensurable, sans nuances ni ombres3 », mais dans l’action pragmatique et mûre d’après 1945, lorsque l’impératif était celui de mettre en place « un théâtre national unitaire », il n’y avait plus de place pour les « gasconnades » à la manière de Joppolo4.
On ne peut certes pas résoudre aussi rapidement le récit d’une aventure théâtrale qui, assumant pleinement sa vocation civique, allait miser d’abord sur la création d’une mise en scène critique – donc rationnelle, quoique foisonnant d’invention poétique – adressée prioritairement à un répertoire établi, national et international, qu’il fallait soumettre à un aggiornamento loin d’être acquis et qui trouva, peu de temps après, un modèle dramaturgique contemporain parfaitement adapté à ses aspirations : celui de Brecht. Joppolo, en outre, s’en trouva exclu aussi pour des raisons personnelles, pour son égotisme intransigeant. Sa parabole rappelle d’ailleurs celle d’un autre auteur qui, à la même époque, fit les frais d’un semblable autobiographisme exaspéré : Arthur Adamov.
Toutefois, force est de constater que les naissants théâtres publics d’après guerre, en Italie encore plus qu’en France, n’eurent pas la capacité de – ou manquèrent des moyens et de l’énergie pour – proposer l’espace d’expression et de développement à une écriture qui prenait le risque de déstructurer radicalement la langue et les codes de la dramaturgie courante. Tout comme Adamov, qui après avoir enthousiasmé les débuts de Jean Vilar metteur en scène (« Posons donc la question : Adamov ou Claudel ? Je réponds : Adamov5 ») fut jugé inadapté au répertoire du Théâtre National Populaire, de la même manière la débordante esthétique théâtrale de Joppolo ne pouvait pas rentrer dans les programmes des Teatri stabili. Et comme il manquait en Italie un réseau de petits théâtres indépendants comparables aux salles de la rive gauche qui firent connaître Ionesco, Beckett, le cité Adamov et tant d’autres jeunes auteurs d’avant-garde, l’exclusion du dramaturge sicilien prit inévitablement les caractères d’une sorte d’ostracisme.
Vito Pandolfi, autre protagoniste de la génération qui anima le théâtre d’après-guerre en Italie, à la fois metteur en scène, critique et historien, 9a reconnu cette « faute » envers Joppolo, et c’est encore une fois le travail de référence de Meldolesi qui nous permet de le citer :
On peut objectivement affirmer que, dans le théâtre italien de l’après-guerre, il n’y avait que Joppolo qui possédait l’étincelle de la génialité authentique, parfois exubérante, suivant une trajectoire incertaine et pourtant toujours vivace. […] Le fait que Joppolo n’ait pas pu s’exprimer et mûrir constitue un véritable acte d’accusation envers notre théâtre6.
Ce témoignage, de 1964, arrivait trop tard, bien évidemment : Joppolo été mort l’année précédente, dans son exil parisien, où il s’était rendu une dizaine d’années auparavant.
À Paris non plus, sa carrière théâtrale n’avait pas été simple. Sans doute attiré par le réseau des petites salles d’avant-garde à peine citées, Joppolo avait eu de bonnes raisons de croire à un nouveau départ, grâce notamment à l’appui de Jacques Audiberti, auteur « en vogue » dans ce milieu, qui fut son premier interlocuteur pour le volet français de son chantier théâtral plus complexe et sans doute plus important, celui des Carabiniers.
Le périple créateur de cette pièce, ou plutôt de cette suite de pièces (de I Soldati conquistatori de 1945 à I Carabinieri de 1962, en passant par Les Carabiniers jouent de 1954-1958, et jusqu’à l’adaptation cinématographique Les Carabiniers, de 1963), qui accompagna les vingt dernières années de Joppolo constitue la matière principale du remarquable travail génétique de Stéphane Resche. Un choix plus qu’opportun, puisque le récit et l’analyse détaillés de cette autre expérience décevante mais extrêmement riche, permet d’entrer dans la bottega d’un auteur qui put enfin lutter pour affirmer son univers poétique destiné au théâtre. Une lutte difficile, jonchée de compromis et d’échecs, qui donne pourtant l’exacte mesure d’une écriture à la fois irréductible et malléable.
Grâce à la précision méticuleuse de Stéphane Resche, qui croise les strates des rédactions successives avec une masse impressionnante de documents provenant notamment des archives de l’auteur, nous suivons pas à pas une matière dramatique qui ne cesse d’évoluer. Comme l’ensemble de l’univers philosophique, poétique et dramatique de Joppolo, cette matière dérange à cause de sa démesure, de sa prolixité débordante. Elle subit donc, successivement, les « agressions » amicales 10mais implacables d’Audiberti d’abord, de Rossellini ensuite et enfin de Godard – ce dernier effectuant une adaptation cinématographique extrêmement libre et paradoxalement très fidèle à l’esprit originel de la pièce.
Il s’agit d’une épreuve (ou d’une série d’épreuves) à la fois de résistance et de création, car la structure dramatique et le verbe conçus par Joppolo sont appelés à « tenir » face aux tentatives d’Audiberti de les faire virer vers la farce pesante, vers le burlesque langagier et gestuel, ainsi qu’à l’« assèchement » de l’esthétique fantasmagorique imposé – même si avec davantage de tact – par Rossellini. Or cette résistance s’accompagne en réalité d’une douloureuse démarche de création : malgré l’obstination courroucée de l’intraitable auteur sicilien, la pièce n’arrête pas de s’adapter et, en s’adaptant, de produire des écarts, de proliférer en variations, dont Stéphane Resche rend compte avec exactitude et finesse analytique.
C’est sans doute cette aptitude à la prolifération ce qui fascine dans le théâtre de Joppolo. Une sorte de germination continue qui, pour un auteur qui n’a de cesse de faire appel aux forces de la nature, fait penser au mouvement d’une plante profitant de la blessure de la taille pour développer ses branches. Les Carabiniers en sont le produit le plus intéressant justement parce qu’en subissant l’épreuve de la scène et de l’écran, ils mettent à jour la nature extrêmement moderne d’une écriture dramatique qui – bien qu’obstinément jalouse de ses prérogatives stylistiques et même de se tics – ne se considère jamais définitive et fait du défi des corps en mouvement sur la scène un appel au prolongement du processus de création poétique.
Marco Consolini