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Classiques Garnier

Conclusion

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Camps nazis. Réflexions sur la réception littéraire française
  • Pages : 479 à 481
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 773
  • Série : Essais, n° 40
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406166597
  • ISBN : 978-2-406-16659-7
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16659-7.p.0479
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/05/2024
  • Langue : Français
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Conclusion

Lorsque les portes des camps souvrent sous le regard halluciné des libérateurs, cest un monde à lintérieur du monde qui se découvre. Un espace que les nazis souhaitaient invisible entre ainsi en communication avec une population qui navait jusquici quune vague idée de la signification réelle de ce voyage sans retour quétait la déportation. Un nouveau monde se découvre donc, un monde avec ses propres codes, sa propre imagerie, avec sa propre intensité, un nouveau monde qui devait se communiquer sur le mode du parcellaire et, pour un temps, sur le mode de linimaginable. En effet, comment rendre compte dune destruction radicale de la figure humaine ? Comment donner à ressentir une expérience extrême de déshumanisation ? Comment percevoir un génocide qui, au moment de la libération des camps, était déjà en partie achevé ? Parce quelle faisait événement, lexpérience concentrationnaire et génocidaire nazie survenait au monde sous le signe de lirréductible : irréductible aux médias traditionnels (quels quils soient) incapables den donner une représentation pleinement transparente et compréhensible, irréductible aux cadres dintelligibilité et dinterprétation traditionnels, pris en défaut par un événement contredisant la plupart des assises morales et philosophiques de ce monde de la première moitié du xxe siècle qui reste encore, et par-delà la blessure nazie, notre monde.

Or, le propre de lévénement et plus particulièrement de cet événement est dinstaurer une béance, une coupure au cœur même de lHistoire, coupure qui nécessite alors un travail de suture, dintégration, de narration. Bien évidemment, ce travail aurait pu passer au premier abord comme impossible tant les théologies négatives attachées à lhistoire du génocide et de la déportation ont pu se nourrir des catégories mêmes de sa réception : le génocide, plus encore que lexpérience concentrationnaire, serait arrêt de lhistoire et de leffort dinterprétation, achèvement de la quête du sens, scandale éthique définitif, largument de linimaginable venant parachever cette sacralisation dun événement qui reste, malgré 480tout, un événement à hauteur dhommes, fait et subi par des hommes. Plutôt que de valider ce constat dirréductibilité, il mest apparu bien plus intéressant de penser laprès-coup non pas comme un simple ressassement de limpossibilité à dire ou à imaginer, mais bien plutôt comme une histoire et une mémoire en marche. Lévénement concentrationnaire et génocidaire est certes coupure, coup darrêt, mais il est aussi appel au recommencement, à limagination de nouvelles continuités. Il est surgissement qui affecte un monde, il est lélément perturbateur dune culture appelée à le penser, à le représenter, à le transmettre. Ces trois dimensions qui ne cessent de se mêler, jai essayé de les penser ensemble à travers une démarche interdisciplinaire combinant différents champs de savoir et par le détour dune archéologie des discours. Larchéologie, cétait ici différencier les strates mémorielles et discursives, cétait remonter au temps de la découverte des camps pour ensuite penser ce que cette découverte allait devenir, ce quelle était devenue, ce quelle avait produit et ce quelle était encore en train de produire. Cétait donc mêler dimension synchronique et dimension diachronique de lanalyse pour mettre à jour un fil discursif, un ordre du discours qui permettrait de mieux penser les difficultés inhérentes à la réception de lévénement. Linimaginable tout comme limpossibilité supposée de la représentation des camps nazis ne sont ainsi en rien une fatalité, mais les produits dune histoire de la réception des camps, une histoire qui ne cesse de construire un espace de dialogue entre paroles intérieures et paroles extérieures à lévénement, entre représentations directes et indirectes.

Cet espace de dialogue, cest celui de la culture qui recueille, interprète, transforme. Au cœur de ce champ infini, la Littérature comme histoire, comme institution, mais surtout comme pratique créative et créatrice joue un rôle prépondérant. Il existe en effet une littérature issue des camps, ou plutôt des littératures issues des camps avec, dun côté, des témoignages qui trouvent dans la pratique littéraire des moyens de transcender les limites inhérentes à lacte de communication et au témoignage brut et, de lautre, une littérature de fiction, la plupart du temps suspecte et suspectée, qui fait de la déportation un argument, une question ou un élément à représenter comme toute autre réalité. Il existe ensuite une littérature française daprès les camps, hantée par lévénement, par le poids de la faute et par ses significations passées et à venir, littérature daprès-coup donc, qui exige la prise en compte de 481contextes mémoriels, sociaux et institutionnels en perpétuelle évolution. Sur ce point, une histoire plus complète reste à écrire, la périodisation pouvant et devant encore saffiner.

Cest que lévénement, bien quachevé dans le temps, nen reste pas moins une réalité qui vit, qui demeure en perpétuel mouvement du fait de la diversité des réponses culturelles et artistiques quil peut susciter, et cest précisément cet ajustement perpétuel de son unicité historique avec sa représentation naturellement déceptive quil sagit dinterroger continuellement. Le génocide et lexpérience des camps comme héritages culturels et historiques, cela signifie très concrètement une nécessité dappropriation à travers des expressions artistiques et culturelles diverses ne se conformant pas systématiquement à lordre du discours en vigueur. Cette appropriation implique le dépassement de certains présupposés discursifs qui, sils peuvent être cohérents ou sembler valides aux plans théorique et philosophique, nécessitent néanmoins des résolutions et des rectifications, que le registre esthétique peut apporter. À lexploration du génocide et de lunivers concentrationnaire comme événement passé et achevé doit donc sajouter lexploration de son potentiel herméneutique. Lart comme mise en valeur de lévénement peut jouer un rôle de premier plan dans cette vocation, puisquil peut le maintenir vivant par le renouvellement constant des points de vue et des perspectives qui lui sont appliqués. Si la problématique inhérente à la théorie de lévénement est affaire de conjugaison, la question de ses déclinaisons nen demeure pas moins essentielle.