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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Les Cahiers du dictionnaire
    2021, n° 13
    . Dictionnaire et exemple Dictionnaire, économie, entreprise
  • Auteurs : Jacquet-Pfau (Christine), Dotoli (Giovanni), Boccuzzi (Celeste), Selvaggio (Mario)
  • Pages : 495 à 513
  • Revue : Les Cahiers du dictionnaire
  • Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
  • EAN : 9782406127093
  • ISBN : 978-2-406-12709-3
  • ISSN : 2262-0419
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12709-3.p.0495
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/02/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Jean Pruvost, LÉcole et ses mots. Cétait comment avant les déconfinements ? Assorti dun cortège de citations, Paris, Honoré Champion, « Champion les dictionnaires », 2021, 326 p.

La pandémie de Covid-19 a profondément bouleversé la société. Les mesures prises pour lutter contre le virus ont eu des répercussions sur les entreprises mais aussi certaines institutions, notamment lécole, qui a constitué un enjeu capital. Le moment était donc venu de se tourner, dun point de vue lexicographique, vers son histoire, à la fois passée et présente, en intégrant les nouveaux mots de lactualité, comme si les épisodes de confinement / déconfinement avaient donné à lécole un nouveau visage, ce qui rendrait encore plus précieux de remémorer le souvenir de lécole « davant ».

Le titre et le symbolisme des couleurs de la couverture attirent immédiatement lattention sur deux écoles : la partie haute, en noir et blanc, avec ses bureaux en bois devant lesquels sont assis les élèves, évoque lécole « davant », la partie basse, en couleurs, avec ses écrans dordinateur placés devant chaque élève, évoque lécole « daprès ». Mais ne nous y trompons pas : malgré le sous-titre, les univers évoqués nont pas réellement comme ligne de démarcation la Covid. Cette période, dont le terme nest pas encore dactualité et pour laquelle nous navons pas le recul nécessaire pour en évoquer toutes les conséquences et les mutations dont elle aura été à lorigine, se présente plus comme un prétexte pour établir un parallélisme entre deux univers façonnés par les technologies liées à linformatique (voir écran, cartable numérique – sous lentrée cartable –, tablette…). Les deux confinements successifs ainsi que les restrictions imposées aux élèves (différentes dailleurs selon les degrés denseignement) ont cependant été – et en cela ils sont de première importance – un révélateur et un accélérateur de nouvelles méthodes denseignement et dune nouvelle relation des élèves aux enseignant(e)s, aux structures, et, plus largement, à toutes les personnes participant à ces lieux de vie que sont les établissements denseignement.

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Le but de cet ouvrage nétait pas, de toute évidence, de décrire les mots de léducation comme lont fait les très scientifiques et détaillés ouvrages publiés sous la direction de deux spécialistes du domaine, Agnès van Zanten et Patrick Rayou (2008 et 2011), lune sociologue, lautre spécialiste des sciences de léducation. Jean Pruvost nous offre un parcours à travers les mots les plus usuels qui évoquent une époque, des souvenirs, racontent avec bonheur (celui de lauteur et celui du lecteur) lhistoire de ces mots familiers et en dévoilent des facettes souvent inconnues… à moins que létymologie nen garde encore le mystère, comme dans le cas du mot cartable. Lanalyse lexicologique évoque parfois, toujours sous forme plaisante, des évolutions sémantiques particulièrement riches, telles celles de colle.

Qui mieux que Jean Pruvost, dont le nom évoque immédiatement lunivers des dictionnaires et dont tout le parcours professionnel sest fait dans lenseignement – « pion » puis professeur de collège, de lycée, duniversité –, pouvait évoquer dune manière aussi passionnée ces mots qui décrivent le monde de lécole ? Cest dailleurs avec conviction quil mentionne la publication au Journal officiel de termes définis par le dispositif denrichissement de la langue française auquel il participe, visiblement heureux den noter le succès, comme tablette tactile qui fut préféré à tablette numérique (p. 64-65).

Mais de quelle école sagit-il ? Si lécole ne fait pas lobjet dune entrée, elle est évoquée plus précisément par la notice « écolière, écolier » (remarquons que, dans les entrées thématiques, la féminisation est toujours appliquée, sous ses formes graphiques développées ou, quand la notation reste simple, en écriture inclusive, comme principal(e), surveillant(e), proviseur(e)).

Comme lindiquent un sommaire et un « index des mots » de deux pages chacun ainsi que la table des matières, bien nécessaires dans ce cas, les entrées sont regroupées dans neuf sections thématiques dont les intitulés attendent toujours une suite : « Au féminin comme au masculin, je suis… » (jeune, élève ; écolière, écolier…), « Avec » (cartable, trousse / plumier, buvard, tablette…), « Je suis » (classe, primaire, secondaire… confinement), « Je me trouve » (préau, récréation, tableau…), Jai (devoir, note, colle), « Attention » (discipline, chahut), Je passe (examen, brevet, baccalauréat…), « Et jachève » (scolarité, rentrée), et, fin obligée, « Vive… les vacances » (avec une seule entrée : vacances).

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Chaque sous-section, de six pages, est composée de deux parties : un « réflexionnaire », mot valise formé par lauteur à partir de réflexion et de dictionnaire pour désigner une liste de citations, ici essentiellement extraites douvrages littéraires. Cette partie offre brièvement (une page et demi), en introduction de chaque entrée de cet ouvrage atypique, quelques phrases évocatrices et symboliques des domaines abordés.

Que le lecteur ne cherche pas à trouver dans ce volume les informations telles que les présenterait un dictionnaire. Lhistoire des mots y est privilégiée, létymologie et la première attestation constituant le point de départ dun développement particulièrement vivant sur le ou les sens du mot. Ainsi le lecteur apprendra-t-il que la première attestation de « pion » pour désigner un « surveillant » revient à Charles Baudelaire, dans une lettre de 1833, ou encore que cest en 1872 que le mot plumier fut employé quand la plume métallique supplanta la plume doie et nécessita des trousses de rangement rigides.

Complétant les approches historiques et sémantiques, sajoutent, quand le mot sy prête, quelques bonnes définitions offertes aux cruciverbistes : « Tête de lemploi » [directeur], « Son bâton fait peur aux ânes » [craie], « Buveuse toujours pressée » [éponge], « La fuite enchantée » [vacances], « Feuille académique » [Palmes académiques], etc.

Les dictionnaires sont toutefois bien présents, lauteur faisant référence, tout au long de louvrage, comme il aime à le faire, aux classiques du genre : tout dabord ceux de Larousse – notamment le Dictionnaire universel du xixe siècle, riche en anecdotes –, mais aussi ceux de Furetière, Richelet, Bouillet, Littré, celui de lAcadémie française…

Il sagit là dun ouvrage de vulgarisation très accessible et plaisant mais qui pourra sembler manquer pour certains dune structure plus consistante. Ce à quoi contribue labsence même dune présentation de ce recueil où lauteur aurait gagné à décrire ses objectifs. Ouvrage par ailleurs quelque peu personnel (par exemple, à propos de pion, Pruvost donne quelques très brèves informations sur le « méson pi » des physiciens, particule atomique fondamentale, concluant en ces termes : « Cest le descendant dun grand instituteur qui me la confié : Larousse, ici le “Petit Larousse”. » (p. 65)), il tente de rendre plaisantes et accessibles au grand public les connaissances lexicographiques. De ces choix résultera probablement chez certains lecteurs une frustration par rapport aux références linguistiques souvent imprécises.

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Cet ouvrage est celui dun passionné par léducation, son système et les mots dont lhistoire retrace lévolution. Publié dans la collection « Champion les dictionnaires » que lauteur dirige, il nest cependant pas un dictionnaire, mais une histoire des mots qui, à laide de grands dictionnaires de référence, nous fait parcourir ce monde entre musée et innovation, ce monde qui, à limage du cartable évoqué par Marguerite Duras dans Moderato Cantabile « nous fera encore longtemps rêver » (p. 96), tout au moins pour les aînés des lecteurs. Il devrait aussi permettre aux plus jeunes de connaître les « fondamentaux » (significativement ce mot nest pas dans lindex… il relève en effet plus de la terminologie que du vocabulaire dusage) dune institution qui ne cesse dévoluer, comme nous le prouve la pandémie de la Covid-19. Cest donc à un voyage lexical, du « monde davant » au « monde daprès », que nous convie Jean Pruvost en nous montrant la progression et les transitions qui semblent toujours lemporter sur les ruptures. Mais nest-ce pas là, aussi, le goût marqué de lauteur pour lenseignement et son histoire ?

Christine Jacquet-Pfau

Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires (LT2D)

CY Cergy Paris Université

Références

Zanten (van) Agnès et Rayou Patrick, Dictionnaire de léducation, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2008.

Zanten (van) Agnès et Rayou Patrick, Les 100 mots de léducation, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2011.

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R. P. Laurent Chiflet, Essay dune parfaite grammaire de la langue françoise (1659), édition de Cendrine Pagani-Nauder, Paris, Classiques Garnier, « Descriptions et théories de la langue française », 2021, 526 p.

Les Classiques Garnier ont un mérite immense. Ils publient au fur et à mesure des textes fondamentaux de lhistoire de la langue française, des grammaires, des traités, des remarques.

Leur directeur, le Prof. Claude Blum, est peut-être le premier génie informatique des sciences humaines. Dès lapparition des nouvelles technologies, il y a des décennies, il sest lancé dans le vaste programme de numériser les grands dictionnaires de la langue française, du xvie au xxe siècle. Un travail colossal qui continue à donner des fruits fondamentaux, pour la recherche linguistique.

Ce livre précieux rentre parfaitement dans cette politique. Ce nest pas par hasard quil fait partie de la collection « Descriptions et théories de la langue française », sous-section « Grammaires françaises des xviie et xviiie siècles », les deux dirigées par Bernard Colombat et Jean-Marie Fournier.

Léditrice de cette grammaire est agrégée de lettres modernes en langue et littérature françaises et enseigne le français dans le secondaire. Tous ses travaux portent sur lhistoire de la langue et de la grammaire. Elle est donc bien titrée pour cette édition, fort difficile et demandant de grandes qualités.

Le texte reproduit la première édition de lEssay dune parfaite grammaire de la langue françoise, paru en 1659 à Anvers, après la mort de lauteur, Laurent Chiflet, de la Compagnie de Jésus. Cendrine Pagani-Nauder respecte toutes les règles demandées pour ce genre de réédition.

Cette grammaire est née pour les étrangers, les Français et les curieux de la langue française. Elle va connaître une large diffusion jusquà sa dernière édition, en 1722.

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Il sagit dune œuvre plurielle : cest une grammaire, bien sûr, une série de Remarques à la mode de Vaugelas et puis de Dominique Bouhours, et une méthode de langue. Léditrice fait précéder le texte dune longue et bien orchestrée introduction de cent pages, où elle précise les circonstances politiques et linguistiques de naissance de louvrage et sa place importante dans lhistoire de la grammaire française.

À remarquer que Chiflet nest pas français, mais franc-comtois, donc à lépoque « espagnol ». Il vit entre lÉglise et la langue, Saint-Ignace et la réflexion profonde sur la langue française. Sa modestie est admirable : « Mon Lecteur, je ne me donne pas la vanité de vous promettre une Parfaite Grammaire : seulement je fay profession den donner un Essay » (p. 105).

Cest un texte fondamental, pour la recherche, la culture, lhistoire de la langue française, dans une édition dont jadmire la clarté et la précision.

Giovanni Dotoli

Université de Bari Aldo Moro

Cours de Civilisation française de la Sorbonne

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Charles Maupas, Grammaire et syntaxe françoise, édition de Nathalie Fournier, Paris, Classiques Garnier, « Descriptions et théories de la langue française », 2021, 638 p.

Un autre chef-dœuvre, dans la même perspective que le compte rendu précédent, et dans la même collection, selon la même vision générale de la langue française, dans sa diachronie, daprès des principes saussuriens.

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La Grammaire et syntaxe françoise de Charles Maupas a trois édition, en 1607, 1619 et 1625. Il faut la considérer comme « un jalon décisif dans la tradition grammaticale française » (p. 7).

Cest le moment où la grammaire française qui vient de naître depuis quelques décennies produit des ouvrages importants (Meigret, Ramus, Estienne, Cauchie) pour se stabiliser au fur et à mesure.

Léditrice de ce livre choisit justement lédition de 1618, qui modifie énormément leditio princpes, tandis que celle de 1625 na aucune variation importante.

Cette grammaire joue un rôle décisif. Charles Maupas « stabilise un cadre théorique », surtout pour les parties du discours, et pose des questions essentielles, pour larticle, la déclinaison, les temps des verbes.

La première fois, la langue française apparaît dans sa complexité structurelle. « Quand Maupas met son ouvrage en chantier, il peut sappuyer sur cette jeune tradition grammaticale et un des intérêts de son ouvrage est de voir comment il nourrit et fait évoluer cette tradition, au moment où, par ailleurs, la langue française connaît une évolution sensible, entre le français préclassique et classique » (p. 7).

Avant cette édition on ne possédait que la version reprint de Slatkine et celle numérisée du Grand Corpus Garnier. Cette édition nous permet de voir la « puissance théorique » (p. 7) de Charles Maupas, ses innovations, son originalité, la force de sa méthode.

Nathalie Fournier éclaire la grammaire de Maupas, la commente en détail, en fait lanalyse – une introduction qui est un livre, 176 pages –, la situe dans la tradition, la projette sur lavenir. Lhistoire de la langue française et de sa grammaire fait un autre pas en avant.

Giovanni Dotoli

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Barbara Cassin, sous la direction de, Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Robert – Éditions du Seuil, 2019, 1768 p.

Voici un vocabulaire qui est vraiment une grande nouveauté. Un sujet inédit et passionnant. Bien sûr on lavait souvent annoncé, par le passé. Mais personne navait osé le porter à bout, étant donné la difficulté évidente de ce type de projet.

Une Europe qui est une Europe des langues et des philosophies, de la pensée et des pensées. Rien à faire avec langlais globish, que tout le monde parle et essaie de comprendre. Mais ce nest pas langlais des Anglais, que personne ne parle et que personne ne comprend.

Ce vocabulaire est le texte des différences. Il se fonde sur la richesse multiple de lEurope. 150 personnes parmi les plus qualifiées en ce domaine participent à cette aventure dirigée par Barbara Cassin. La première édition date de 2004. Je considère celle de 2019, fort enrichie.

À remarquer le sous-titre : Dictionnaire des intraduisibles. Ce sont les mots-clefs des philosophies européennes qui sont intraduisibles, en exprimant une identité : lidentité est intraduisible.

Ainsi, on est face à une cartographie des « différences philosophiques européennes ». Fait de langue et fait de pensée sont sur la même ligne, en connexion, ce qui touche profondément la question signifiant-signifié.

La difficulté de passer dune langue à lautre est de toute évidence. Mind, Geist, Esprit, Mente,signifient-ils la même chose ? De même Pravda et justice ?

Ainsi chaque entrée souvre-t-elle sur la non traduisibilité du mot en question. Pour le traduire, il faut suivre des réseaux, de la terminologie, lhistoire, les développements de la société.

Cet instrument de travail est capital. Nouveau dans sa conception et réalisation, il est indispensable pour tout domaine des sciences humaines. Langue et philosophie : un binôme que rarement on avait couplé.

Nous sommes face à la proposition dun nouveau paradigme des sciences humaines, sur les traces du Vocabulaire des institutions indo-européennes 503dÉmile Benveniste. Une exploration qui efface les clichés, et qui analyse en profondeur, où est la vérité. Cest un outil indispensable à la communauté scientifique.

Giovanni Dotoli

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Nicholas Lo Vecchio, Dictionnaire historique du lexique de lhomosexualité, Strasbourg, Éditions de linguistique et de philologie, « Travaux de Linguistique Romane », 2020, 516 p.

Cest un dictionnaire unique dans son genre. On est habitués aux dictionnaires de lérotisme et de lamour, mais non pas à ce type de recherche.

On constate immédiatement que dans toute langue les innovations sont la norme. Par contre, le lexique de lhomosexualité est « fixe » dans les langues européennes.

Lauteur choisit deux axes pour le prouver. Dun côté trois langues romanes, litalien, le français, lespagnol, de lautre deux langues germaniques, lallemand et langlais.

On remarque une grande uniformité dans les langues européennes. Cest la confirmation que le phénomène de lhomosexualité est un concept international. Cest un contact culturel plus que géographique qui est prouvé.

La méthode juste suivie par lauteur est celle de la comparaison, que lon avait un peu mise de côté, et qui se révèle comme indispensable en linguistique, ainsi que laffirme déjà Saussure.

Les champs de lenquête sont les suivants : sodomie, bougre, bardache, tribade, pédéraste, saphiste, lesbienne, uraniste, invertie-e, homosexuel-le, gay et 504queer. Nicholas Lo Vecchio sappuie sur une approche philologique et descriptive, avec des facettes pragmatiques, sociales, cognitives ou idéologiques.

Cest un regard innovateur. Le lexique de lhomosexualité se révèle très dynamique, comme la société. Cest une photographie de la langue de la société occidentale en ce domaine, depuis au moins mille ans. Axes historiques, sociolinguistiques, philologiques et linguistiques vont de pair.

On se rend compte que ce sont les hommes qui bougent et non pas les mots. Le code oral retrouve son rôle central. La linguistique apparait comme « le domaine naturel pour étudier linteraction entre idéologie et langage » (p. 7).

Ce Dictionnaire historique du lexique de lhomosexualité est un ouvrage de référence.

Giovanni Dotoli

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Jean Pruvost et Micheline Guilpain-Giraud, sous la direction de, Pierre Larousse : deux siècles et plus…, Paris, Honoté Champion, « Lexica. Mots et Dictionnaires », 2020, 146 p.

Pierre Larousse naît en 1817 en Bourgogne, à Toucy, et meurt à Paris en 1875. Cest un géant de lhistoire de la langue française et de lédition.

La France devait lui rendre hommage. Pierre Larousse est lun des monuments de sa langue : Antoine Furetière, Denis Diderot, Émile Littré, Larousse, Quemada, Alain Rey, voilà la sublime filiation. Son Dictionnaire de la langue française, dont naîtra le Petit Larousse au début du siècle suivant, et son Grand dictionnaire universel du xixe siècle, une sorte de continuation de lEncyclopédie des Lumières, sont des phares qui illuminent la langue française et dautres langues, dans le monde entier.

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Il est rarissime de rencontrer des personnalités de ce genre : linguiste, lexicographe, lexicologue, penseur, homme politique. Ainsi la maison Larousse et la Nation honorent-elles cette étoile, à deux siècles de sa naissance, en commençant par le lieu symbolique de lAssemblée nationale : en 1871, Pierre Larousse se présente à la députation dans la canton de Toucy et est battu, mais comme le narre mon regretté ami Michel Legrain, ancien directeur des Dictionnaires Larousse, il sexclame, « Tant pis pour vous ! ».

Des linguistes célèbres et des chercheurs rendent ici hommage aux théories et méthodes de Pierre Larousse. Cet homme engagé est un modèle dans lhistoire de la langue française. JeanPruvost et Micheline Guilpain-Giraud nauraient pas pu mieux faire.

Le titre du chef dœuvre de Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle,est éclairant : universel et xixe siècle, deux clefs pour comprendre sa politique linguistique. Une ouverture sur la langue vivante, en synchronie, et à la science qui avance en vitesse en ce siècle de lindustrie.

Pierre Larousse sécrie : « Ma tête est devenue une bibliothèque dépareillée dont jai perdu la clef » (p. 15).

Giovanni Dotoli

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Richard Millet, Français langue morte suivi de LAnti-Millet, Paris, s. l., Les Provinciales, 2020, 176 p.

Un livre de de profundis de la langue française. Lauteur se voit désormais comme un étranger par rapport à son pays, la douce France. Partout il ne serait question que de décadence.

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La France sest constituée autour de sa langue, et la perte du français et par conséquent la fin annoncée du pays.

La pression migratoire, la dé-catholisation, le « remplacement du génie français par le multiculturalisme dÉtat et par les mots dordre de langlais international, koiné du marché planétaire et du pouvoir culturel, politique, en attendant un lendemain qui est déjà advenu et dont le trans-humain est le nouvel idéal » (p. 11).

Richard Millet prend « acte dune agonie » (ibid.). Il sinsurge alors contre les idéologies et la politique, « non pas contre les hommes quels quils soient » (ibid.). Cest lautre qui lui fait peur, cet autre sanctifié par « les mythologies post-modernes ». Il se déclare donc « contre le renoncement au souci de la langue comme indice de modernité ; contre le confort de l’‘antimoderne, enfin, autant que les appareils idéologues dÉtat qui me nient en tant quécrivain et en tant quhomme » (ibid.).

La langue française serait en train de se détruire, « par ses propres usagers » (p. 13). La mondialisation est le coupable numéro un. Et puis laméricanisme, le gender, le relativisme, la décolonisation, la négligence.

« La langue quon appelle encore le français meurt » (ibid.). On a abdiqué aux selfies et aux stories. Les livres que lon publie en français sont prétendument littéraires.

Pas de complot précis, mais un programme global, la faillite de lécole républicaine, la dégradation de lacte langagier. Et alors : la « langue [est] dématérialisée, comme le corps, comme la nation, comme lhumain » (p. 29). Désormais, « le sentiment de la langue se réduit aujourdhui à un quizz du Figaro ».

Il est inutile de souligner que je ne partage absolument pas ce point de vue de lauteur. Je considère le français comme une grande langue en mouvement, qui au fur et à mesure sadapte là la société, sur la lignée dAlain Rey, comme il la toujours fait, durant son histoire millénaire.

Giovanni Dotoli

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Alain Rey et Fabienne Verdier, Sur le motif, s. l., Galerie Lelong & Co, 2021, 2019, 48 p.

Quelle émotion de lire ce petit texte, en format poche, en police réduite, mais qui souvre sur la lumière, le temps, le lieu, la musique, la peinture.

Cest presque un testament de mon frère jumeau Alain Rey, avec la magnifique complicité de Fabienne Verdier, cette peintre quil adore à tel point quelle va illustrer lédition du cinquantenaire du Petit Robert, paru avec trois couvertures aux différentes couleurs.

Le sujet est passionnant, immense, comme tous les sujets choisis par Alain Rey, ce visionnaire de la langue française, que jai comparé à Léonard de Vinci et à Michel-Ange, à Denis Diderot, à Émile Littré et à Pierre Larousse.

Louverture par un exergue dÉlysée Reclus, le géographe bordelais inventeur du mot francophonie, est un faisceau de lumière : « LHomme est la Nature prenant conscience delle-même ». Et Fabienne Verdier de se montrer en tablier rouge, en pleine nature, en bas de blancs rochers millénaires, avec ses couleurs et ses visions, et ses traces de dessins, écritures sans temps, dans le temps de lart.

Le livre se divise en deux parties, une première qui est un essai sur le motif, à la manière-Rey, et une deuxième qui est un dialogue très profond entre deux géants, Alain Rey et Fabienne Verdier, sur le chemin mystérieux et fascinant du motif.

Alain Rey part des expressions, « aller sur le motif », et puis de « sur le motif » et « au motif », toutes datant de la fin du xixe siècle, 1870, 1880, 1890 et 1900.

Le nom central du motif est le peintre Paul Cézanne.

Alain Rey part du latin. Le mot motif vient de movere et de motum, mouvoir et mouvement. Ce mot ouvre des mondes, par son sens démotion via le regard, vers la psychologie et laction. Cicéron écrit cette phrase sublime : « La beauté fait mouvoir le regard », lune des définitions de la peinture.

Le motif initial est au centre de laction, via le regard. Il va devenir la piste-élan de tant dartistes, surtout Richard Wagner, par son leitmotif. 508« Aller sur le motif » cest donc chercher à trouver la clef, « sortir de latelier » vers la « pleine nature ».

Latelier du peintre devient une fenêtre par où sortir regarder. La peinture se fait ordre en mouvement. Jy lis toute la théorie de limpressionnisme.

Cézanne et Courbet sont les démiurges de cette action picturale. Sur la lignée dAlain Rey, Fabienne Verdier elle aussi. Alain Rey la voit en lien avec la calligraphie chinoise, cette belle écriture se faisant peinture du regard et du mouvement.

Cet univers correspond à la poésie. Poésie et peinture sur le même axe, comme la précisé Léonard de Vinci.

Qui est le poète ? Celui qui déconstruit la langue pour la reconstruire. Qui est le peintre ? Celui qui déconstruit la nature pour la reconstruire.

Daprès Alain Rey, le modèle de lécrivain dé-constructeur constructeur est Rabelais. Et celui du peintre dé-constructeur constructeur, après Cézanne et Courbet, et même Van Gogh et Gauguin, cest Fabienne Verdier. Poète et peintre modifient langue et nature, de lintérieur.

Cest le sens du mythos, en poésie et en peinture, « pour exprimer ce qui nest pas dans la réalité, dans la rationalité » (p. 18).

Et la musique dapparaître avec la force de sa suggestion, en poésie et en peinture. Fabienne Verdier est la peintre musicale et poétique de la Nature. Alain Rey est le linguiste-poète de la parole. Ils se croisent sur le motif, en allant au motif.

La réalité figure les formes, qui sont des traces à reconstruire. Cest un « dynamisme à lœuvre » (p. 26). Alain Rey ne peut qualler au-delà. Le mot abstraction, pour dire cela, nest pas utile. Le poète, le linguiste et le peintre abstraits ne sortent pas en dehors de la réalité ! Ils sont dans la réalité.

Toutes les formes sont dans la forme de la Nature, qui na pas de forme. Pas de carnet, ni pour le poète-linguiste ni pour la peintre-poète.

Éloge de l ombre, comme lindique le titre dun livre sur la peinture. Mais plus que dombre il sagit de lumière, de « projet humain » (p. 33).

Alors à Fabienne Verdier de savouer : « Je me sens trop proche du musicien, mais aussi de la modulation poétique, rythmique du langage » (p. 37).

Et Alain Rey de confirmer, via la musique : « Ce quil y a de plus intéressant dans la musique, Stravinsky la très bien écrit, cest ce qui nest pas traduisible sous forme de bruits naturels, ce qui échappe à 509toute possibilité naturelle. Dès quon retrouve les sons de la nature, on obtient une espèce dentre-deux ».

« Cest la pensée analogique » (p. 38), observe Fabienne Verdier, en invitant à noces

Alain Rey, prince danalogie dans ses dictionnaires.

Il sagit alors de Correspondances, dont le maître absolu est Charles Baudelaire. Baudelaire-Rey-Verdier, descendance en trio unique, pour intégrer musique, rythme, couleurs, mélodies et mots.

Paul Claudel a raison : « Lœil écoute » (p. 41). Celui dAlain Rey et de Fabienne Verdier voit écoute, simultanément, en lançant des rayons de lumière sur la vie, la langue et la Nature. Cest-à-dire sur nous, qui sommes le motif central de tout.

Giovanni Dotoli

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Académie française, Dire, ne pas dire. Du bon usage de la langue française. Lintégrale, préface dHélène Carrère dEncausse, Paris, Éditions Philippe Rey, 2020, 582 p.

Depuis une bonne dizaine dannées, lAcadémie française a entamé un dialogue passionnant avec les usagers et les amateurs de la langue française. Cest le programme, Dire, ne pas dire, inventé par le regretté académicien Yves Pouliquen.

Ce débat a pris la forme dun livre, à partir de 2014 – celui-ci est le sixième tome ou plutôt le septième si lon y compte aussi celui de 2018 sur les bonheurs et les surprises de la langue – en constituant une preuve tangible du rôle vivant et fondamental de lAcadémie française, pour la défense, illustration et promotion de la langue française, toujours au pas avec les changements de la société qui avance.

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Et cela encore plus durant la période terrible de la pandémie qui nous opprime, et qui daprès Hélène Carrère dEncausse « a entraîné une grande créativité lexicale » (préface, p. 7).

Entre le Dire, ne pas dire et le Dictionnaire de lAcadémie française, dont la neuvième édition est en train dêtre bouclée, une édition fondamentale, celle de lère de lInternet – il sest créé un lien profond. Au centre lusage de la langue, ce quon appelle le bon usage, qui ne signifie pas norme close et imposée, mais dialogue, lutte contre les « sens abusifs, les contresens, les déformations des mots, tous accidents de la langue dont nous sommes souvent informés grâce aux contributions des internautes » (ibid., p. 8).

Ainsi ce livre capital na-t-il jamais lair du censeur. Il illustre et défend la belle langue française, que jai eu lhonneur de choisir comme ma deuxième langue, si ce nest souvent la première.

Un seul exemple important, celui de du coup, qui a envahi toute diction orale, et parfois même écrite : « On ne peut donc pas employer systématiquement du coup, ainsi quon lentend souvent, en lieu et place de donc, de ce fait, ou par conséquent » (p. 174).

Celeste Boccuzzi

Université de Bari Aldo Moro

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Vincent Balnat etChristophe Gérard, sous la direction de, Les études de néologie au xxie siècle. Un état de la recherche, « Neologica », 2021, n. 15, Paris, Classiques Garnier, 272 p.

Ce numéro souvre par un hommage au fondateur de la revue « Neologica », Jean-François Sablayrolles, que jai eu loccasion de connaître et de fort apprécier. Un hommage qui est à lui seul une réponse à lintitulé du numéro : un état de la recherche néologique au 511xxie siècle, Tâche difficile à laquelle les éditeurs de ce numéro répondent de façon magistrale.

Après avoir lu et pesé ce recueil darticles, on va au-delà de ce que lon connaît dans le domaine néologique. Une cohérence générale se révèle. Lun des aspects les plus évidents de la langue de nos jours se clarifie, y compris loutillage informatique.

On comprend aussi le rôle fondamental de Bernard Quemada, et de son élève mon ami Jean Pruvost. Lexplosion du corpus est sous notre regard, avec linternationalisation des projets et le rôle de plus en plus important des chercheurs en néologie dans les universités et dans la société.

Nous assistons à un « essor considérable » (p. 17) en néologie. Publications, travaux universitaires, naissance de REALITER, ouvrages de référence, création dobservatoires, invention doutils semi-automatisés.

Lobjet détude autrefois flou se fait précis. Les approches deviennent multiples. La fonctionnalité de la néologie simpose. Partout innovation et tradition, par exemple en Italie, comme le prouve fort bien Maria Teresa Zanola (p. 171-188).

Ce numéro fait le point précis des acquis et des difficultés de la recherche et analyse la diversité des approches scientifiques, pour lancer les spécialistes sur de nouveaux chemins lumineux.

Celeste Boccuzzi

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Renaud Nattiez, Dictionnaire Georges Brassens. De Abélard à Zanzibar, Paris, Honoré Champion, « Champion les dictionnaires », 2020, 462 p.

Georges Brassens ! Qui ne connaît pas ce nom ? Dans le monde entier. Un chanteur dorigine italienne lointaine – du Sud, de la Basilicate –, né à Sète, une ville fondée au xviie siècle par des Italiens venant surtout 512dAmalfi, sur la côte amalfitaine, au sud de Naples, résume toute la fantaisie et la force de la langue des Méditerranéens.

Ce dictionnaire est un monument à lœuvre intégrale de Georges Brassens, le musicien, le poète et le chanteur. DAbélard à Zanzibar, 500 entrées qui nous emportent comme ses mots et sa musque.

Brassens nest pas un simple chanteur et auteur de textes. Cest un grand poète, qui construit un univers à travers des histoires. Cest un affabulateur chanteur du Bassin. Dans ses chansons, il met en scène des personnages comme au théâtre. Il a « ses intrigues, son bestiaire, ses décors, ses lieux, ses images, ses valeurs, ses concepts, sa langue » (quatrième de couverture).

Ainsi, daprès lauteur de ce dictionnaire – je suis en total accord avec lui –, Brassens crée un roman. Ses œuvres sont le roman de la vie, de nos rêves, les plus beaux et les pires. On rencontre dans ce dictionnaire Gorille et Valéry – né lui aussi à Sète –, Cupidon et Villon, Brel et Tino, Cythère et Don Juan.

La magie dun univers apparaît dans toute sa splendeur, dans une aura réaliste et même surréaliste, avec une forte ironie. Les couplets de Brassens sont dune grande actualité et ils le seront à jamais.

Brassenssologues et brassenssophiles trouvent dans ce dictionnaire les secrets et les chemins de laventure humaine et musicale de Georges Brassens. Ils en peuvent même lire une page par jour. Ils découvrent un roman pittoresque qui est un roman vrai, un univers de la Comédie humaine.

On se sent tous Copains dabord. Aucun chercheur de lœuvre de Georges Brassens ne pourra ne pas en tenir compte.

Mario Selvaggio

Université de Cagliari

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Rosa Agost Canós et David Ar Rouz, sous la direction de, Traductologie, terminologie et traduction, Paris, Classiques Garnier, « Translatio », 2021, 280 p.

Depuis les recherches dAlain Rey et puis de Loïc Depecker, la terminologie simpose de plus en plus comme lun des domaines les plus importants de la linguistique.

Les directeurs de ce livre le confirment à tout moment, par le choix des sujets et des auteurs des textes. Ce sont des contributions de différentes langues, du catalan au chinois, du français à langlais, de lespagnol au turc, du roumain à dautres mondes.

Rosa Agost Canós est maître de conférences en traduction à luniversité Jaime I en Espagne et est lauteur de livres fondamentaux sur la traduction.

David Ar Rouz exerce la traduction depuis une vingtaine dannées et est maître de conférences à luniversité Rennes 2. Ses recherches portent sur les enjeux de la traduction.

Deux spécialistes donc qui affrontent un sujet important de notre temps : les liens évidents et profonds entre la terminologie, la traduction et la science du traduire. On apprend les politiques linguistiques, le rôle des centres de formation, le sens des métiers de la traduction, la naissance dune nouvelle discipline, la traductologie. Cest donc un livre utile aux enseignants, aux chercheurs et aux professionnels. On repère les orientations de la recherche, les développements en cours ou récents, les outils à venir.

Le mot terminologie se révèle dans sa polysémie, en plein discours, ce qui lui donne une polyvalence de sens. Le terme nest ni fixe ni seul. Il est en discours. Et terminologie et traduction apparaissent de plus en plus dans leur solide unité. La gestion terminographique nest plus bloquée.

Toutes les questions de la traduction assistée par lordinateur se montrent, même sur le plan neuronal. Cette vaste palette est une mine et un point de départ pour de nouvelles aventures.

Mario Selvaggio